Tunisie – Affaire des magistrats : « La ministre de la Justice devrait être limogée »

Tunisie – Affaire des magistrats : « La ministre de la Justice devrait être limogée »

Limogés par décret présidentiel le 1er juin, 49 magistrats ont vu cette décision suspendue le 10 août par le tribunal administratif. Mais la garde des Sceaux ne veut rien entendre. Explications de Kamel Ben Messaoud, membre du comité de défense des magistrats révoqués.

Crise ouverte entre les magistrats et Leïla Jaffel, ministre tunisienne de la Justice, depuis que le tribunal administratif de Tunis a suspendu, le 10 août, le limogeage de 49 des 57 magistrats, prononcé par décret présidentiel le 1er juin. Une affaire qui fait grand bruit ces magistrats, accusés de corruption financière et morale, s’étant insurgés, avant d’entamer, pour certains, une grève de la faim.

La décision du tribunal administratif n’admet aucun recours, mais la ministre persiste à refuser tout dialogue avec les magistrats, ainsi que leur réintégration. Elle a même fait apposer, sous prétexte d’inventaire déjà effectué en juin, des scellés sur les bureaux des magistrats. Un geste vexatoire alors que sa démarche s’appuie sur des dossiers parfois anciens, le plus souvent vides ou mal ficelés, et sur lesquels le président s’est appuyé pour prendre sa décision.

Sous pression, Leïla Jaffel réaffirme dans un communiqué, le 14 août, que les magistrats font malgré tout l’objet de poursuites pénales. La ministre semble s’être lancée dans une fuite en avant tant sa gestion maladroite d’un dossier important pour Carthage pourrait lui valoir la disgrâce.

Une fébrilité qui suscite le doute : la présidence chercherait-elle à en finir avec une magistrature qui n’est pas toujours aux ordres ? Kamel Ben Messaoud, avocat et membre du comité de défense des magistrats révoqués, fait le point sur une affaire qui affecte profondément les rapports de la justice avec son ministère de tutelle.

Jeune Afrique : Vous soutenez que la décision du tribunal administratif ne peut faire l’objet de recours ou d’appel. Or la nouvelle Constitution, définitivement adoptée ce 16 août, réduit le pouvoir judiciaire à une fonction. Cela peut-il changer le cours de cette affaire ?

Kamel Ben Messaoud : Cela n’a aucun impact dans la mesure où la Constitution elle-même dispose dans l’article 118 que les jugements sont rendus au nom du peuple et qu’ils seront exécutés par le président de la République. De ce fait, les jugements prononcés au profit des magistrats limogés sont exécutoires et sont déjà revêtus de la forme exécutoire, c’est-à-dire un cachet apposé sur la dernière page de chaque jugement qui stipule que le chef de l’État ordonne et somme tous les huissiers notaires ainsi que toutes les autorités publiques d’exécuter ce jugement.

La ministre de la Justice semble vouloir passer outre…

Les 49 jugements concernés sont revêtus de cette forme exécutoire et la ministre de la Justice n’a aucune latitude pour empêcher cette exécution. En la refusant, elle se rendrait coupable d’un délit puni par le Code pénal et rentrerait aussi dans l’une des formes de la corruption telle que définie par la loi tunisienne et à laquelle un refus d’exécution d’un jugement est assimilé.

Sans compter qu’en matière de justice on ne revient pas sur la chose jugée. Le communiqué du ministère de la Justice est un prélude à un refus d’exécution. Elle a d’ailleurs donné ses instructions pour empêcher les juges, notamment ceux qui ont bénéficié d’un jugement en leur faveur, d’accéder à leurs bureaux en les faisant sceller.

Que signifie ce geste selon vous ?

C’est grave. La ministre n’a pas admis que l’exécution du décret présidentiel, auquel elle a contribué en montant le dossier, soit suspendu. Sa contrariété est telle qu’elle oublie qu’elle est une magistrate avec au moins trente-trois ans de carrière. Elle fait tout pour empêcher l’exécution du jugement.

Comment expliquer une telle sortie de route ?

Je ne crois pas que ces instructions proviennent de la cheffe du gouvernement ou du président de la République. Il s’agit d’une affaire personnelle, elle a voulu régler ses propres comptes avec des magistrats avec lesquels elle avait eu des problèmes ou impliquer, pour plaire au chef de l’État, d’autres juges qui avaient refusé d’arrêter les députés qui, pendant la suspension de l’Assemblée, avaient participé à une plénière à distance.

Elle cherche à se venger et ce n’est pas bon pour l’État. Normalement, elle devrait être limogée et je ne pense pas que le chef de l’État la maintienne à son poste puisqu’elle nuit à l’État et à sa réputation personnelle, lui qui se veut le porte étendard de la lutte contre la corruption et du respect de la loi.

Comment en finir avec cette situation inextricable ?

Il faudrait rappeler à l’ordre la ministre ou l’écarter, tout simplement.

Le président a souvent dénoncé les magistrats qu’il estime corrompus et pas suffisamment au service des citoyens, et a également dissout, en février 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour en composer un autre selon son choix. Y a-t-il une cabale contre la magistrature ?

Il y a certes un combat du président pour réduire le pouvoir des juges à une simple fonction, mais il n’a pas choisi la personne idoine au poste de ministre. Elle l’a induit en erreur alors qu’elle aurait pu préparer de véritables dossiers, qui existent par ailleurs. En tout cas, ce n’est pas de cette manière que l’on peut purger la magistrature des éléments qui lui nuisent.

D’autant que l’expérience montre que les premiers à corrompre la justice sont les politiques, le plus souvent en place, qui opèrent par instructions générales. Elle est bien plus grave que la corruption financière, qui porte sur des cas particuliers.

Cette dégradation démontre que la magistrature, dont l’apport à la Tunisie depuis l’époque réformiste est fondamental, dérange. La ministre a un rôle technique et diligente, sans interférer, l’inspection pour évaluer des dépassements ou des abus.

Normalement, cela devrait se dérouler de cette manière, mais l’affaire a été tellement politisée qu’on en arrive à une situation grave. J’attends dans les jours à venir les décisions et actions du chef de l’État, faute de quoi cela risque de dégénérer. Les magistrats ne vont pas se taire, l’équipe de défense ne va pas baisser les bras et la société civile apportera son soutien pour préserver la magistrature et son indépendance.