En Tunisie, entre soutien au pouvoir et opposition, l’UGTT reste “incontournable”

En Tunisie, entre soutien au pouvoir et opposition, l’UGTT reste “incontournable”

Près d’un an après le coup de force du président tunisien Kaïs Saïed, le puissant syndicat UGTT tente de mobiliser. Le 16 juin dernier, ils étaient des milliers à manifester contre l’austérité que le Fonds monétaire international (FMI) souhaite imposer à la Tunisie par le biais d’un président désormais seul aux commandes. Quel rôle peut jouer l’Union générale tunisienne du travail dans un pays politiquement et économiquement fragilisé ?

Houcine Abassi est ému. Ce 9 octobre 2015, son syndicat, l’UGTT, vient de recevoir le prix Nobel de la Paix. Deux ans plus tôt, avec trois autres organisations professionnelles, il avait initié ce qui allait devenir le “Quartet du dialogue national”, destiné à accompagner le passage d’une Tunisie révolutionnaire à une Tunisie démocratique pérenne.

Le quartet nobélisé, l’Union générale tunisienne du travail venait, une nouvelle fois, d’être au rendez-vous de l’histoire.

“Puissant”

“En Tunisie, le puissant syndicat UGTT opposé aux réformes douloureuses voulues par le FMI”, “En Tunisie, le puissant syndicat UGTT cherche son nouveau souffle”, “En Tunisie, le puissant syndicat UGTT réfléchit à son rôle pour les élections”… Dans ces titres de presse, un terme revient systématiquement pour qualifier l’Union générale tunisienne du travail : l’adjectif “puissant”.

Un qualificatif qui n’a rien d’exagéré, estime le chercheur Vincent Geisser de l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM – CNRS) : “L’UGTT dispose d’une très, très forte légitimité historique. Le syndicat est auréolé de sa participation au mouvement de libération nationale, à l’indépendance. Il est alors en appui du père de l’indépendance, Habib Bourguiba, contre la colonisation du Nord”.

L’UGTT naît en 1946, soit dix ans avant l’indépendance.

A l’origine, il y a notamment un homme : Farhat Hached, “figure de référence de la Tunisie contemporaine, peut-être autant que Bourguiba, voire plus”, estime Vincent Geisser.

Hached, qui mourra assassiné en 1952 par la Main Rouge, une organisation pro-Tunisie française comparable à l’OAS pour l’Algérie, ira jusqu’à rompre avec la CGT française, peu à l’écoute des revendications indépendandistes de l’après-guerre.

Un épisode que rappelle la chercheuse Najet Mizouni dans un passionnant article publié au lendemain de la révolution de 2011, dont l’UGTT fût -une fois encore- une actrice incontournable.

Le 14 janvier 2011, c’est en effet au soir d’un gigantesque rassemblement organisé par l’union syndicale que le président Ben Ali quitte le pays et le pouvoir. Mais considérer que la chute du dictateur est le fait de l’UGTT serait une erreur, rappelle Vincent Geisser : “A l’échelle des régions, certaines sections locales de l’UGTT se sont très vite inscrites dans le mouvement de protestation, notamment dans l’Ouest, Sidi Bouzid ou Kasserine, où a éclaté la révolution. Les sections locales ont alors souvent servi de lieu de protection, d’infirmerie, de lieux de réunion pour les manifestants mais à l’échelle nationale, la direction de l’UGTT est restée très prudente jusqu’au dernier jour”.

En clair, résume le chercheur, l’UGTT n’est pas un “monolithe” mais un “paquebot à plusieurs capitaines”, rappelant au passage certaines dissensions au sein de l’organisation lors de la révolution dite de Jasmin.
Un positionnement ambigu

Faut-il comprendre que l’UGTT ait pu être traversée par des désaccords sur la ligne à tenir vis à vis du pouvoir ? La réalité est plus nuancée. S’il existe une “vision romantique” attribuant à l’union un rôle de contre-pouvoir, il existe également une critique, notamment chez les islamistes, lui reprochant d’être un bras armé syndical du pouvoir.

Qu’en est-il ? “Ce n’est ni l’un ni l’autre, explique Vincent Geisser. L’UGTT est une organisation puissante qui a effectivement permis au pouvoir sous Bourguiba, sous Ben Ali et peut-être encore récemment, de contenir parfois des mouvements sociaux qui s’annonçaient trop radicaux, de réguler, d’encadrer. On peut alors parler en effet d’un compromis avec le pouvoir. Mais, de par son maillage et son ancrage territorial, elle dispose aussi d’une incroyable force de mobilisation qui fait d’elle un contre-pouvoir”.

L’épisode de janvier 1978 est là pour le rappeler. Une grève générale tourne au bain de sang le 26 janvier, le “jeudi noir”. La rupture entre l’UGTT et le PSD (Parti socialiste destourien) de Bourguiba est complète. Des dizaines, voire des centaines de responsables syndicaux seront tués ou arrêtés.

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L’actualité en Tunisie
En Tunisie, entre soutien au pouvoir et opposition, l’UGTT reste “incontournable”
Le 16 juin 2022, à Tunis, l’UGTT avait appelé à manifester contre le président Saïed.
Le 16 juin 2022, à Tunis, l’UGTT avait appelé à manifester contre le président Saïed.
© AP Photo/Hassene Dridi
28 juin 2022
Mise à jour 28.06.2022 à 12:45
par
Matthieu Vendrely
Près d’un an après le coup de force du président tunisien Kaïs Saïed, le puissant syndicat UGTT tente de mobiliser. Le 16 juin dernier, ils étaient des milliers à manifester contre l’austérité que le Fonds monétaire international (FMI) souhaite imposer à la Tunisie par le biais d’un président désormais seul aux commandes. Quel rôle peut jouer l’Union générale tunisienne du travail dans un pays politiquement et économiquement fragilisé ?

Houcine Abassi est ému. Ce 9 octobre 2015, son syndicat, l’UGTT, vient de recevoir le prix Nobel de la Paix. Deux ans plus tôt, avec trois autres organisations professionnelles, il avait initié ce qui allait devenir le “Quartet du dialogue national”, destiné à accompagner le passage d’une Tunisie révolutionnaire à une Tunisie démocratique pérenne.
Le quartet nobélisé, l’Union générale tunisienne du travail venait, une nouvelle fois, d’être au rendez-vous de l’histoire.

(Re)lire - En Tunisie, le "Quartet" sous le choc du prix Nobel de la Paix (2013)

“Puissant”

“En Tunisie, le puissant syndicat UGTT opposé aux réformes douloureuses voulues par le FMI”, “En Tunisie, le puissant syndicat UGTT cherche son nouveau souffle”, “En Tunisie, le puissant syndicat UGTT réfléchit à son rôle pour les élections”… Dans ces titres de presse, un terme revient systématiquement pour qualifier l’Union générale tunisienne du travail : l’adjectif “puissant”.

Un qualificatif qui n’a rien d’exagéré, estime le chercheur Vincent Geisser de l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM – CNRS) : “L’UGTT dispose d’une très, très forte légitimité historique. Le syndicat est auréolé de sa participation au mouvement de libération nationale, à l’indépendance. Il est alors en appui du père de l’indépendance, Habib Bourguiba, contre la colonisation du Nord”.

L’UGTT naît en 1946, soit dix ans avant l’indépendance.
A l’origine, il y a notamment un homme : Farhat Hached, “figure de référence de la Tunisie contemporaine, peut-être autant que Bourguiba, voire plus”, estime Vincent Geisser.
Le 22 novembre 2018 à Tunis, lors d’une manifestation, des centaines de fonctionnaires brandissent le portrait de Farhat Hached, fondateur et premier Secrétaire national de l’UGTT.
Le 22 novembre 2018 à Tunis, lors d’une manifestation, des centaines de fonctionnaires brandissent le portrait de Farhat Hached, fondateur et premier Secrétaire national de l’UGTT.
© AP Photo/Hassene Dridi

Hached, qui mourra assassiné en 1952 par la Main Rouge, une organisation pro-Tunisie française comparable à l’OAS pour l’Algérie, ira jusqu’à rompre avec la CGT française, peu à l’écoute des revendications indépendandistes de l’après-guerre.
Un épisode que rappelle la chercheuse Najet Mizouni dans un passionnant article publié au lendemain de la révolution de 2011, dont l’UGTT fût -une fois encore- une actrice incontournable.

Le 14 janvier 2011, c’est en effet au soir d’un gigantesque rassemblement organisé par l’union syndicale que le président Ben Ali quitte le pays et le pouvoir. Mais considérer que la chute du dictateur est le fait de l’UGTT serait une erreur, rappelle Vincent Geisser : “A l’échelle des régions, certaines sections locales de l’UGTT se sont très vite inscrites dans le mouvement de protestation, notamment dans l’Ouest, Sidi Bouzid ou Kasserine, où a éclaté la révolution. Les sections locales ont alors souvent servi de lieu de protection, d’infirmerie, de lieux de réunion pour les manifestants mais à l’échelle nationale, la direction de l’UGTT est restée très prudente jusqu’au dernier jour”.
En clair, résume le chercheur, l’UGTT n’est pas un “monolithe” mais un “paquebot à plusieurs capitaines”, rappelant au passage certaines dissensions au sein de l’organisation lors de la révolution dite de Jasmin.
Un positionnement ambigu

Faut-il comprendre que l’UGTT ait pu être traversée par des désaccords sur la ligne à tenir vis à vis du pouvoir ? La réalité est plus nuancée. S’il existe une “vision romantique” attribuant à l’union un rôle de contre-pouvoir, il existe également une critique, notamment chez les islamistes, lui reprochant d’être un bras armé syndical du pouvoir.
Qu’en est-il ? “Ce n’est ni l’un ni l’autre, explique Vincent Geisser. L’UGTT est une organisation puissante qui a effectivement permis au pouvoir sous Bourguiba, sous Ben Ali et peut-être encore récemment, de contenir parfois des mouvements sociaux qui s’annonçaient trop radicaux, de réguler, d’encadrer. On peut alors parler en effet d’un compromis avec le pouvoir. Mais, de par son maillage et son ancrage territorial, elle dispose aussi d’une incroyable force de mobilisation qui fait d’elle un contre-pouvoir”.
L’épisode de janvier 1978 est là pour le rappeler. Une grève générale tourne au bain de sang le 26 janvier, le “jeudi noir”. La rupture entre l’UGTT et le PSD (Parti socialiste destourien) de Bourguiba est complète. Des dizaines, voire des centaines de responsables syndicaux seront tués ou arrêtés.

Changement d’ambiance en 2008. Une grève éclate dans le bassin minier de Gafsa, en plein centre du pays. Les troubles sociaux les plus importants de l’ère Ben Ali, qui est alors au pouvoir depuis deux décennies. L’UGTT refuse de relayer la colère des mineurs. Najet Mizoumi raconte : “Ce grand mouvement ouvrier et populaire (…) gêne une direction nationale anesthésiée par un régime auquel elle s’est soumise. Mais la démocratie de base ouvre une brèche et apporte une bouffée d’oxygène aux syndicalistes de la région qui souffrent dans l’indifférence totale. Deux ans plus tard, c’est la révolution qui s’annonce.”

Aujourd’hui, c’est contre les organisations financières internationales, et en particulier le Fonds monétaire international (FMI) que l’UGTT concentre ses attaques. Le 16 juin dernier, à l’appel de la centrale, des milliers de salariés du secteur public ont manifesté contre les mesures d’austérité que le FMI souhaite imposer à une Tunisie économiquement fragilisée en échange d’aide financière.

​Derrière les critiques à l’encontre du FMI, l’UGTT cible également le président Kaïs Saied. Pourtant, rappelle Vincent Geisser, lorsque le chef de l’Etat s’est arrogé les pleins pouvoirs il y a un an, “le syndicat a fait preuve de silence et d’immobilisme, voire même de quelques déclarations de soutien”, voyant en Saïed celui qui allait restaurer l’autorité de l’Etat dans un pays économiquement à terre.

Le positionnement de l’UGTT, entre soutien et opposition, reste donc inchangé. Pourtant, le syndicat est aujourd’hui confronté à une mutation importante de la société tunisienne. Comme nous le rappelions le 16 juin dernier, “en 2013, la centrale syndicale revendiquait 750 000 adhérents. Les chiffres les plus récents dans les médias tunisiens font état d’environ 500 000 membres”, soit un tiers d’adhérents perdus en dix ans.

Un affaiblissement quantitatif, certes, mais pour Vincent Geisser “de Bizerte à Tataouine, de l’extrême nord à l’extrême sud de la Tunisie, l’UGTT rassemble toujours aussi bien le chauffeur que le cadre supérieur. Elle reste aujourd’hui en Tunisie la seule organisation de recours pour ceux qui veulent protester contre le président”.