« Les Chabab sont désormais une organisation qui finance des groupes terroristes à l’extérieur de la Somalie »

« Les Chabab sont désormais une organisation qui finance des groupes terroristes à l’extérieur de la Somalie »

Pour Samira Gaid, du Hiraal Institute, « ils se définissent comme un groupement transnational qui veut prendre la région et installer un califat islamique ».

Deux ans après la décision de Donald Trump de retirer les quelque sept cents soldats américains présents en Somalie, son successeur, le président Joe Biden, a autorisé le redéploiement d’un petit contingent militaire dans le pays, ont indiqué des officiels américains, lundi 16 mai. Comptant moins de cinq cents hommes, les troupes ne mèneront pas d’opérations de combat mais seront appelées à entraîner, conseiller et équiper les forces somaliennes dans leur lutte contre le groupe islamiste Al-Chabab, qui s’est renforcé depuis le départ américain en profitant des divisions politiques somaliennes. Depuis le retrait des troupes décidé par Donald Trump, les militaires américains basés dans la région effectuaient des allers-retours en Somalie.

En février, le chef du commandement militaire américain en Afrique (Africom), le général Stephen Townsend, estimait que « les Chabab [restaient] le groupe affilié à Al-Qaida le plus large, le plus riche et le plus meurtrier ». Les Etats-Unis s’inquiètent notamment de la volonté affichée de l’organisation de mener des attaques à l’extérieur de la Somalie. En janvier 2020, trois Américains sont morts au cours d’une attaque des Chabab contre une base militaire kényane sur laquelle étaient stationnées des forces américaines. L’annonce du redéploiement intervient alors que la Somalie vient d’élire un nouveau président après des mois de crise politique.

Samira Gaid est la directrice du Hiraal Institute, un institut de recherche indépendant spécialisé sur les questions de sécurité dans la Corne de l’Afrique. Conseillère spéciale de l’ancien premier ministre somalien, Hassan Ali Khaire, de mai 2017 à juillet 2020, elle a supervisé les efforts visant à réformer le secteur de la sécurité dans le pays. Elle a également travaillé pour la mission de l’Union africaine en Somalie. Samira Gaid détaille les mutations de l’organisation qui menace de frapper les Etats-Unis jusque sur leur sol.

L’administration Biden a annoncé, lundi 16 mai, le redéploiement de soldats américains en Somalie. Est-ce le signe d’une inquiétude grandissante face au retour en force des Chabab, affiliés à Al-Qaida ?

Absolument. Le commandement militaire américain a toujours été clair sur les conséquences du retrait américain. Il a alerté le Sénat et la Chambre des représentants sur la montée en puissance des Chabab. L’état de l’armée somalienne n’est un secret pour personne, elle a besoin d’une force et d’équipements supérieurs aux siens. Les Etats-Unis fournissent ce soutien, et ce partenariat était important, pas seulement pour garder les Chabab sous contrôle en Somalie, mais dans la région. L’absence de leurs hommes sur le terrain s’est fait sentir.

Onze ans après avoir été chassés de Mogadiscio, la capitale, les militants islamistes multiplient les attaques. Sommes-nous de retour à la case départ ?

Je ne crois pas que nous reviendrons à une situation dans laquelle les Chabab veulent prendre la capitale pour gouverner le pays. Le groupe a évolué. On les a vus se transformer en mafia qui se finance en collectant des taxes. Pour cette raison, ils ont tout intérêt à ce que le pays reste stable. C’est désormais une organisation qui finance des groupes terroristes à l’extérieur de la Somalie, au Yémen ou au Sahel par exemple. La menace est différente : elle concerne la région et la lutte globale contre le terrorisme, plus que la Somalie.

En 2020, les Chabab ont attaqué une base militaire kényane où étaient stationnées des forces américaines, tuant trois Américains. Est-ce nouveau ?

Oui, je pense qu’ils se concentrent sur les Etats-Unis et le Kenya parce qu’ils veulent montrer qu’ils sont tournés vers l’extérieur. Les Chabab se définissent comme une organisation transnationale. Ils ne veulent pas être vus comme une rébellion locale qui se bat uniquement en Somalie, mais comme un groupe qui veut prendre la région et installer un califat islamique. Pour eux, ce type d’opération est important parce qu’il leur donne de la visibilité. C’est une opération de communication visant à attirer des djihadistes internationaux.

Les Chabab ont menacé d’attaquer les Etats-Unis, y compris sur leur sol. Est-ce une menace sérieuse ?

Je ne crois pas qu’ils en aient la capacité pour le moment. Mais répéter cette menace tout en attaquant des cibles américaines en Afrique de l’Est est déjà très préoccupant.

L’ancien président Mohamed Abdullahi Mohamed, surnommé « Farmaajo », vient de perdre les élections après avoir plongé le pays dans une crise politique en tentant de prolonger son mandat de deux ans. Est-il responsable de l’expansion des Chabab ?

L’élite politique, et tout particulièrement la dernière administration, ne s’est pas concentrée sur les Chabab. Elle a beaucoup investi dans la sécurité : les forces armées se sont professionnalisées, mais celles-ci ont été utilisées à des fins politiques au lieu de lutter contre les Chabab. Donc oui, Farmaajo porte une responsabilité. L’ancien président a cherché à assurer sa domination sur les régions en tentant d’installer des responsables fidèles. Cela a marché dans trois Etats fédéraux mais échoué dans deux autres, ce qui a profondément divisé le pays. Les deux Etats qui s’opposaient à lui se sont unis contre l’extension illégale de son mandat, à laquelle l’armée s’est également opposée. L’organisation des élections les mois suivant l’abandon de cette extension [en mai 2021] ont achevé de diviser les clans et les partis à l’extrême.

En avril 2021, des affrontements dans la capitale faisaient craindre que le pays ne retombe dans le chaos. Le 15 mai, la population a élu un nouveau président dans le calme. Est-ce avant tout, et contre toute attente, une victoire de la Somalie ?

Absolument. Aux yeux de la communauté internationale, cela montre que les Somaliens ont passé le stade de régler leurs problèmes avec les armes. Ils ont résolu le conflit par le dialogue et le vote. Je ne connais pas beaucoup de pays où on a vu l’armée demander au président de revenir sur sa décision d’étendre illégalement son mandat et d’organiser des élections.

Le président élu, Hassan Cheikh Mohamoud, a déjà gouverné le pays de 2012 à 2017. Quel souvenir a-t-il laissé ?

D’un côté, on lui reconnaît d’avoir lutté contre les Chabab. C’est également lui qui a initié le programme d’allégement de la dette avec le Fonds monétaire international. De l’autre, il y a eu des accusations de corruption contre des personnalités-clés de son équipe. C’est pour ça qu’il n’a pas été réélu en 2017, mais il est revenu avec une nouvelle équipe et un nouveau programme. Les Somaliens se sont « brûlés » avec le président sortant, qui était un visage neuf. Cette fois, ils ont décidé de faire appel à quelqu’un qui connaît le paysage, qui sait ce qui doit être fait et qui va se mettre rapidement au travail.

Quels sont ses principaux défis, y compris sur la scène régionale ?

Le premier chantier est celui de la réconciliation entre le gouvernement central et les Etats fédéraux. Le reste, à commencer par la sécurité et l’économie, ne pourra pas se faire sans unité. Sur la scène régionale, Hassan Cheikh a fait des faux pas pendant son mandat, mais après cinq années de présidence de Farmaajo, les relations se sont vraiment détériorées avec le Kenya et Djibouti. Il va lui falloir reconstruire ces liens. Il doit aussi rassurer l’Ethiopie, qui était une alliée de Farmaajo. Sans déborder d’optimisme, je le vois comme un homme d’expérience et peut-être un conciliateur, pas seulement en Somalie, mais également dans la région.

Comment sont perçus les Chabab par les Somaliens ?

En Somalie, ils ne jouent pas la carte transnationale, parce que ça ne parle pas à la population. Ils jouent sur les clans, l’identité musulmane et la défense des Somaliens face aux « envahisseurs », les Etats-Unis et les troupes de l’Union africaine. Ils s’efforcent de construire une image de gouvernance en rendant la justice, en réglant les disputes autour des terres ou des commerces. Parfois, ils fournissent des services médicaux ou éducatifs, distribuent de l’aide humanitaire. Mais je ne crois pas par exemple qu’ils soient capables d’assurer des services médicaux sur le long terme, c’est davantage une opération de communication.