Centrafrique : éviter une nouvelle désintégration de l’armée

Centrafrique : éviter une nouvelle désintégration de l’armée

Dissoute en 2013, l’armée centrafricaine est aujourd’hui présente dans tout le pays. Des problèmes structurels risquent cependant de la fragiliser à nouveau. Pour éviter les dérives, Bangui et ses partenaires internationaux devraient appliquer les principes du Plan National de Défense de 2017.

Neuf ans après leur dissolution à la suite d’un coup d’État qui a plongé le pays dans le chaos, les Forces armées centrafricaines (FACA) ont regagné une présence dans toutes les villes principales de la Centrafrique. Pourtant, les bénéfices de ce redéploiement risquent d’être compromis par l’opacité des recrutements, la multiplicité des lignes hiérarchiques, le manque de formation et la mauvaise gestion des budgets au sein de l’armée centrafricaine. Le pays se trouve aujourd’hui à un tournant décisif pour sa stabilisation suite à la crise électorale de décembre 2020. Si ces problèmes ne trouvent pas de réponse rapide, ils pourraient compromettre la loyauté des soldats envers l’État et les amener à se soulever ou à rejoindre une nouvelle rébellion. Pour éviter cela, le gouvernement centrafricain, avec l’appui de ses partenaires internationaux, y compris russes, devrait faire en sorte que sa réponse aux nouveaux défis sécuritaires repose sur une armée représentative de ses populations et financièrement viable.

Une histoire de réformes manquées

L’ethnicisation des effectifs et le népotisme des chefs d’État à Bangui ont longtemps entravé la création d’une armée capable de sécuriser le pays. Les gouvernements successifs ont toutefois entrepris de nombreux projets de réforme depuis les mutineries des années 1990. Le président Ange-Félix Patassé (1993-2003) avait fait passer le nombre de FACA de 4 000 à 3 000 et réduit à 40 pour cent la présence dans leurs rangs des Yakoma, le groupe ethnique de son prédécesseur André Kolingba (1986-1993). Sous le président François Bozizé (2003-2013), les effectifs étaient montés à 7 000 et les soldats Gbaya (communauté d’origine de Bozizé, qui représente un tiers de la population) étaient dominants. En mars 2013, la prise de pouvoir de la Séléka, une coalition rebelle du nord-est à majorité musulmane, a plongé le pays dans la plus grave crise sécuritaire de son histoire récente. Les FACA se sont dissoutes et de nombreux soldats ont rejoint les milices d’autodéfense anti-balaka, majoritairement chrétiennes. En même temps, les Nations unies ont mis la Centrafrique sous embargo, empêchant la fourniture, la vente ou le transfert d’armements et d’équipement militaire au pays.

En 2017, après une transition turbulente et le retour à l’ordre constitutionnel, la Centrafrique a adopté un Plan National de Défense (PND) avec le soutien de la MINUSCA, la mission onusienne de maintien de la paix dans le pays. Les FACA devaient être restructurées en armée de garnison et les soldats assignés à des bases permanentes avec leurs familles. Le plan prévoyait aussi une augmentation des effectifs à 9 800 éléments, afin d’atteindre les priorités stratégiques de défense de l’intégrité du territoire national et de protection de la population. Les nouveaux recrutements devaient être accompagnés d’un processus de vérification des antécédents (vetting, dans le jargon onusien) et d’un programme de formation soutenu par la mission de formation de l’Union européenne (EUTM).

En 2018, à la suite d’une demande d’exception à l’embargo soumise par le gouvernement centrafricain, le Comité de sanctions de l’ONU a autorisé non seulement la livraison d’armements en provenance de Moscou, mais également le déploiement d’instructeurs russes pour former les FACA et les accompagner dans l’arrière-pays. La présence des FACA dans l’arrière-pays est toutefois restée fragile jusqu’en 2020, malgré un allègement de l’embargo sur les armes et des redéploiements progressifs dans plusieurs villes.

La situation a radicalement changé en décembre 2020, quand la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) a menacé de prendre la capitale Bangui. Nouveau mouvement rebelle dirigé par François Bozizé et constitué à la fois d’ex-Séléka et d’anti-balaka, la CPC jugeait illégitimes les élections présidentielles et législatives en cours à l’époque. Les FACA, ainsi que des forces alliées russes et rwandaises envoyées à la demande du président Faustin Archange Touadéra, ont alors lancé une contre-offensive. Entre janvier et mars 2021, leurs opérations militaires ont réduit considérablement le contrôle des groupes armés sur l’arrière-pays. Certains combattants rebelles ont alors choisi l’exil au Tchad, où se trouve Bozizé, ou au Soudan voisins. D’autres se sont reconvertis dans le grand banditisme. Si ces opérations ont permis de redéployer rapidement l’armée dans les principaux centres urbains du pays, elles ont eu un prix élevé en vies humaines, sans que les autorités centrafricaines ne prennent de mesures adéquates pour sanctionner les responsables de violations graves des droits humains. Ces opérations ont aussi conduit le gouvernement à s’éloigner des objectifs initiaux du PND.

Recrutements parallèles et formations accélérées

Cinq années après le lancement du PND, les anciennes tendances de politisation de l’armée semblent aujourd’hui réapparaitre. En effet, l’effectif prévu par le PND est largement dépassé et le processus de vérification des antécédents des nouvelles recrues n’est plus mis en œuvre. En 2020, le Groupe des experts des Nations unies documentait l’intégration irrégulière à la Garde présidentielle de plusieurs centaines d’éléments issues de l’ethnie Mbaka-Mandja, la communauté du président Touadéra. Ce mécanisme de recrutement parallèle est depuis devenu la norme. Entre octobre et décembre 2021, environ 3 500 nouveaux éléments ont rejoint les rangs des FACA sans intégrer le processus légal de recrutement. En mars 2022, le gouvernement a encore annoncé le recrutement de 1 311 soldats supplémentaires en dehors du processus régulier. Environ 130 soldats d’origine Gbaya, dont huit officiers supérieurs, ont quant à eux été radiés de l’armée en 2021 sans raisons claires.

” L’effectif et la composition des FACA n’est pas précisément connu. “

L’effectif et la composition des FACA n’est pas précisément connu. Des sources nationales indépendantes et internationales estiment cependant qu’elles comptent entre 14 000 et 15 000 éléments répartis en quatorze bataillons d’infanterie territoriale, au lieu des neuf prévus dans le PND. Les chiffres précis concernant la représentation exacte des femmes et des différents groupes ethniques au sein des FACA ne sont pas accessibles. En outre, selon plusieurs sources, chaque bataillon répondrait à une ligne hiérarchique différente, remontant à l’état-major des armées, au ministère de la Défense ou encore à la présidence. C’est notamment le cas du Regroupement spécial de la protection républicaine, un service de protection personnelle du chef de l’État non prévu dans le PND mais établi comme partie intégrante de l’armée par un décret de mars 2022.

Le gouvernement présente ces recrutements comme une réponse nécessaire à la rébellion de décembre 2020, qui lui aurait imposé d’augmenter l’effectif des FACA. Si le changement de contexte sécuritaire peut certes justifier cette augmentation, la manière dont elle a été effectuée soulève plusieurs questions au regard de la représentation des groupes ethniques et selon le genre au sein des forces armées. L’opacité des procédures pourrait compromettre l’inclusion de certains groupes minoritaires et la confiance de la population envers l’armée. En novembre 2021, le ministère de la Défense a autorisé l’incorporation dans l’armée de 80 jeunes en provenance de Birao, dans le nord-est du pays. Seuls vingt d’entre eux provenaient des listes nationales et avaient réussi le processus de sélection et de vérification visant à éliminer les candidats suspectés d’avoir commis des crimes. En outre, Crisis Group a recueilli des témoignages qui décrivent un réseau de recrutement irrégulier dans la capitale : afin d’améliorer leur statut social, certains jeunes seraient prêts à payer entre 50 000 et 100 000 francs CFA (entre 77 et 154 euros) à des officiers pour être sur les listes de recrutement.

Plus préoccupant encore, certaines nouvelles recrues ne sont soumises à aucun vetting. Dans plusieurs cas, selon des sources proches des groupes armés interrogées par Crisis Group, les anciens rebelles qui adhèrent au programme de Démobilisation, Désarmement et Réintégration issu de l’accord de paix de février 2019 et facilité par la MINUSCA sont intégrés directement dans les FACA. Ce phénomène est particulièrement évident dans le centre du pays, où les divisions au sein d’un des principaux groupes rebelles, l’Union des patriotes pour le changement, ont amené à la défection d’environ 400 combattants. Ceux-ci ont été formés sur place et ont changé d’uniforme pour intégrer l’armée.

La qualité de la formation des nouvelles recrues est également source d’inquiétude. Selon les informations obtenues par Crisis Group, les recrues reçoivent entre trois et cinq semaines de formation militaire assurée par les forces russes au Camp Kasaï à Bangui ou à Bouar, dans le nord-ouest. A l’origine, la formation avait été confiée à l’EUTM, qui prévoyait six mois d’entraînement et des cours sur le respect des droits humains et du droit international humanitaire. La mission a cependant été suspendue par l’Union européenne en décembre 2021 à cause des interférences du groupe de sécurité privé russe Wagner dans le commandement des FACA. Les formations prodiguées par les instructeurs russes depuis 2018 s’étendaient initialement sur une période de trois mois, mais elles ont été réduites en 2021 à quelques semaines pour accélérer les déploiements.

Conséquences inquiétantes sur le terrain

Ce manque de préparation militaire se reflète sur le champ de bataille face aux groupes armés. Bien que le gouvernement centrafricain n’ait jamais communiqué de chiffres officiels concernant les militaires tués sur le terrain, l’Armed Conflict Location & Event Data Project estime qu’au moins 90 FACA ont perdu la vie au cours de 47 attaques menées entre décembre 2020 et avril 2022. Dans le même temps, le nombre des corps ramenés dans la capitale et les incertitudes sur le sort des soldats déployés dans l’arrière-pays inquiètent les familles des FACA à Bangui, selon les témoignages récoltés par Crisis Group. Les mêmes questions se posent en relation aux désertions. Plusieurs sources confirment en effet que de nombreux soldats ont abandonné leurs postes en province pour ne pas devoir affronter les rebelles.

L’augmentation incontrôlée des effectifs des FACA pose aussi des problèmes de suivi des armes et munitions. Les armes sont souvent laissées aux soldats qui ne sont pas en service à cause de l’insuffisance de sites de stockage. Cette absence de suivi a deux conséquences importantes. D’une part, les militaires gardent leur équipement létal après la fin de la période de travail et rentrent chez eux avec leurs armes, autant dans la capitale que dans les villes et bourgs de l’arrière-pays. De l’autre, il devient difficile de savoir combien de munitions ont été employées dans des opérations militaires autorisées et, par conséquent, de s’assurer qu’elles ne sont pas utilisées contre des civils. Cette situation est aggravée par l’absence d’officiers supérieurs dans les zones rurales, qui ont pour responsabilité de vérifier le bon respect des procédures et d’initier des sanctions disciplinaires le cas échéant. En effet, la majorité des hauts gradés ne quitte pas Bangui ou, dans le meilleur des cas, les capitales préfectorales.

Manque de ressources financières

L’État centrafricain ne dispose pas des ressources financières nécessaires pour maintenir de tels effectifs. La Loi de Finances 2022 a en effet réduit de 21 pour cent le budget de la défense, pour un total d’un peu plus de 24 milliards de francs CFA (37 millions d’euros). De plus, ces chiffres ne reflètent pas clairement les dépenses réelles de l’État. Par exemple, le budget officiel n’indique pas comment l’État rétribue les paramilitaires russes du groupe Wagner déployés dans le pays.
” Pour compenser ce manque de moyens, les soldats se servent sur la population locale. “

Ce manque de moyens financiers attribués à la défense est visible à deux niveaux. Premièrement, le gouvernement ne peut plus allouer de primes de déploiement pour encourager les nouvelles recrues à rester dans l’arrière-pays. En outre, les soldats déployés en province dont le salaire est bancarisé dans la capitale perçoivent officiellement une prime d’environ 45 000 francs CFA (49 euros) par mois, en espèces, qui doit les aider à régler leurs dépenses sur le terrain. En pratique, cependant, des officiers captent souvent une partie de ces primes avant qu’elles n’arrivent à leurs destinataires de grade inférieur. Pour compenser ce manque de moyens, les soldats se servent sur la population locale. Taxation illégale aux barrières d’entrée et sortie des villes, rackets et braquages orchestrés par l’armée ont ainsi rapidement remplacé ceux des groupes armés dans les zones contrôlées par l’État.

Ensuite, le manque de ressources entraîne une militarisation de la capitale du pays. En raison des problèmes de paiement des salaires, de nombreux membres des FACA choisissent en effet de rester à Bangui. Un tiers des FACA résiderait ainsi dans la capitale, certains d’entre eux s’étant reconvertis dans la protection rapprochée de personnalités institutionnelles qui contribuent à leur salaire. Cette militarisation de la capitale génère des risques importants dans un pays où les tensions autour de la succession du président Touadéra montent, surtout au sein du parti au pouvoir, et certains acteurs pourraient facilement mobiliser des effectifs mal payés et mécontents.

En parallèle, depuis le second semestre 2021, les FACA recrutent fréquemment des milices locales, pour la plupart des anciens membres de groupes anti-balaka, pour les aider, contre rémunération, à pister et attaquer les éléments rebelles cachés en brousse. Ce système engendre un poids financier supplémentaire, alors que les ressources sont déjà insuffisantes pour les soldats de l’armée régulière. Ces miliciens, surnommés les « Russes noirs », ont récemment manifesté à Bambari, dans le centre du pays, pour réclamer le paiement de leurs émoluments. En sus, ces milices sont à l’origine de plusieurs massacres de civils, spécialement parmi les communautés peul dans le centre et l’est du pays.

Pour finir, les FACA déployées dans l’arrière-pays font face à une détérioration de leurs relations avec les « forces bilatérales russes », comme les appellent les autorités centrafricaines. Une telle qualification alimente la confusion sur le nombre réel de paramilitaires du groupe Wagner parmi ces troupes, qui ont remplacé la MINUSCA et soutiennent l’armée centrafricaine dans la majorité du pays. Les forces rwandaises restent quant à elles concentrées loin des zones de combat.

Déployées en décembre 2020 pour accompagner la contre-offensive de l’armée face à la rébellion, les forces russes ont de facto assumé le commandement des FACA sur le champ de bataille. Plusieurs observateurs ont décrit à Crisis Group le mécontentement croissant au sein de l’armée nationale face aux pratiques humiliantes et aux agressions physiques graves commises par les mercenaires de Wagner sur les gradés et soldats centrafricains. Certains officiers ont été rappelés à Bangui suite à des désaccords avec des paramilitaires russes. En outre, pour limiter les cas de violence sexuelle et basée sur le genre, la plupart des femmes membres des FACA ont reçu l’ordre de rentrer dans la capitale fin 2021. En l’absence d’une réponse ferme de l’état-major, les inquiétudes croissantes parmi les officiers pourraient amener les soldats à se soulever ou à se joindre à la rébellion comme par le passé.

Respecter les engagements du Plan National de Défense

Cette dérive dans la reconstruction de l’armée présente des risques qui sont loin d’être compensés par les bénéfices issus du redéploiement des FACA. Alors que l’opacité des recrutements et l’absence de vérification des antécédents fragilisent la composition du corps sécuritaire et la construction d’une éthique militaire respectueuse des droits humains, la multiplication des chaines de commandement, le manque de formation militaire adéquate, la pénurie de ressources financières et le mécontentement croissant pourraient compromettre la loyauté des officiers subalternes et des troupes. Dans une République centrafricaine encore fortement instable, ces éléments pourraient enflammer un contexte sécuritaire déjà tendu.

Pour éviter ce risque, le président Touadéra et le gouvernement centrafricain devraient prendre des mesures urgentes pour garantir que la restructuration, et l’éventuelle expansion, des forces de sécurité se fasse exclusivement selon les principes établis dans le Plan National de Défense et corresponde aux disponibilités financières réelles de l’État. Ces initiatives pourraient permettre aux autorités centrafricaines de normaliser leur relation avec le nouveau leadership de la MINUSCA après deux ans de fortes tensions, et d’encourager les partenaires occidentaux à reprendre leurs programmes d’aide à la défense récemment suspendus.

Ces mesures impliquent, en premier lieu, que les effectifs récemment intégrés dans les FACA soient soumis au processus de recrutement et de vérification des antécédents qui existait avant la crise électorale de décembre 2020, quitte à radier certains soldats de l’armée le cas échéant. Il est aussi primordial que la formation impartie par les instructeurs russes reste dans le cadre strict de l’autorisation que leur a donnée le Comité de sanctions des Nations unies en 2018. Ces formations prodiguées aux nouvelles recrues doivent intégrer les principes fondamentaux de protection des civils que le PND considère comme « prioritaires ».

En parallèle, l’adoption de certaines mesures au sommet de l’État pourrait prévenir un nouveau morcellement de l’armée. D’une part, la création d’un Conseil de Défense, avec l’appui technique de partenaires comme l’EUTM, pourrait prévenir les négociations bilatérales et les lignes de commandement rivales au sein des forces de défense, en permettant que les décisions plus importantes pour le futur de l’armée et la stabilité du pays soient prises collectivement. De l’autre, des visites fréquentes de l’état-major des armées et d’autres officiers supérieurs basés dans la capitale aux troupes sur le terrain contribueraient à assurer un suivi adéquat des armes et munitions et à prévenir la montée du mécontentement envers les forces russes.

Pour leur part, les partenaires du gouvernement centrafricain, notamment la MINUSCA, devraient mettre en place au plus vite un programme de réduction des violences communautaires pour dissoudre les milices recrutées dans l’arrière-pays et éviter la montée des tensions intercommunautaires. Ces programmes se sont souvent avérés efficaces pour injecter de l’argent dans l’économie locale et stabiliser au moins momentanément des zones qui avaient été le théâtre d’affrontements violents.