Au Cameroun anglophone où la guerre civile fait rage, « cette CAN nous trouve en deuil »

Au Cameroun anglophone où la guerre civile fait rage, « cette CAN nous trouve en deuil »

Depuis 2017, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest sont plongés dans un conflit qui a déjà fait plus de 6 000 morts. Certains habitants disent vouloir « boycotter » la Coupe d’Afrique des nations, d’autres redoutent d’assister aux matchs…

Football Ruth Acha et trois de ses voisines, assises en tailleur à même le sol sur une petite véranda carrelée, ont pris « ensemble une décision pour une durée d’un mois » : il n’y aura « pas de football à la maison ». « Mes quatre garçons, qui aiment ce sport, savent qu’ils peuvent tout voir à la télévision sauf les matches de la CAN [Coupe d’Afrique des nations], explique cette veuve de 58 ans. Je suis une mère. Je vois depuis plus de cinq ans les anglophones se faire tuer ou souffrir dans cette guerre. »

« Si Paul Biya et le gouvernement avaient mis la même énergie à résoudre le conflit que celle mise dans l’organisation de cette CAN, je suis sûre que la guerre serait finie, l’interrompt Solange (les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes interviewées). C’est mon mari qui a pris la décision. J’en ai parlé à mes amies et elles étaient d’accord. »

Boycotter la CAN

Limbé est une ville balnéaire du Sud-Ouest, l’une des deux régions anglophones du Cameroun (avec le Nord-Ouest) plongées depuis 2017 dans une guerre civile entre l’armée camerounaise et les séparatistes. Comme Ruth et ses voisines, certains habitants interviewés disent vouloir « boycotter » la CAN afin de montrer leur colère face à un conflit qui a déjà fait, d’après l’organisation non gouvernementale International Crisis Group (ICG), plus de 6 000 morts et contraint plus de 500 000 personnes à quitter leur domicile.

La ville doit accueillir, à compter de mercredi 12 janvier, les équipes du groupe F, constitué du Mali, de la Mauritanie, de la Tunisie et de la Gambie, qui disputeront leurs matchs au stade omnisports.

« Je ne suis pas contre les Lions. Je les aime beaucoup. Mais cette CAN nous trouve en deuil. Dans les deux régions, il n’y a pas une seule famille qui ne souffre pas de cette guerre. J’ai perdu des personnes de ma famille. Je ne verrai aucun match », assure Carl Mukete, les mains chargées de parpaings dans une maison en construction.

Près de lui, Gilbert fait le décompte : un grand-oncle kidnappé, un ami tué, une vingtaine de frères, cousins, tantes… « obligés de fuir », des enfants qui « ne vont plus à l’école »… « Si je vois les matchs ou me rends au stade à Limbé, c’est comme si j’étais content pour tout ça, dit-il. Je me demande pourquoi on n’a pas résolu cette crise avant d’organiser la CAN. Il y a trop d’atrocités en zone anglophone. »

Exactions

Les organisations de défense des droits de l’homme dénoncent régulièrement les exactions commises par les groupes séparatistes et l’armée camerounaise. Dans une déclaration parue le 7 janvier, l’ONG ICG appelait les deux parties à profiter de l’« opportunité » de la CAN pour appeler à un cessez-le-feu.

Les groupes séparatistes ont menacé de mener des actions pour perturber la compétition. Le gouvernement assure avoir pris des mesures de protection et de surveillance pour la bonne tenue de l’événement tout comme lors du Championnat d’Afrique des nations de football (CHAN) qui s’est tenu en janvier 2021 au Cameroun (Limbé accueillait certains matchs). « Il n’y a aucun souci. Aucune crainte à avoir », confiait au Monde, le 27 décembre, Emmanuel Ledoux Engamba, le préfet du département du Fako (Sud-Ouest).

L’armée a renforcé ses effectifs. Dans la ville de Limbé, les pick-up des forces de défense patrouillent. Les visites d’officiels ou d’équipes dans cette partie du pays sont sous escorte militaire. Mi-décembre, la « tournée » dans le Nord-Ouest de Mola, la mascotte de la CAN 2022, équipée d’un gilet pare-balles et entourée de soldats lourdement armés, a fait le tour des réseaux sociaux. Tout comme la photo des joueurs de l’équipe nationale mauritanienne défilant dans les rues de Limbé entourés de militaires. « Les deux parties s’obstinent à poursuivre une stratégie qui ne peut que mutuellement leur nuire », déplore l’International Crisis Group.

Risque d’escalade

Selon l’ONG, les mesures prises par le gouvernement pourraient provoquer une réaction populaire et une escalade du conflit, tandis que les attaques des séparatistes « risquent d’entamer le capital de sympathie dont jouissent les Camerounais anglophones en Afrique et ailleurs ».

« Depuis janvier, au moins une bombe a explosé et au moins deux autres ont été découvertes à temps à Limbé et aux alentours par les équipes de déminage de l’armée », selon des sources sécuritaires. Ces derniers mois, des bombes ont explosé à Buéa, la capitale régionale du Sud-Ouest, faisant de nombreux blessés.

Certains fans du ballon rond craignent d’ailleurs les explosions. C’est le cas d’Elvis Kubi, qui aimerait bien se rendre au stade à Limbé. « Mais j’ai peur des bombes », avoue ce jeune homme employé dans une boutique en face de l’université de Buéa. Le 11 novembre, une explosion a fait 11 blessés au sein du campus. Ce qui a « terriblement traumatisé » Collins, étudiant en journalisme et communication. « Une partie de mon cœur me dit d’aller au stade à Limbé, l’autre m’en décourage », soupire-t-il.

« Attaqués pour notre amour du football »

Sur un marché de Buéa, Salomon, commerçant, pense que « normalement, aller voir le match à Limbé ne signifie pas qu’on soutient le gouvernement ou les “Ambaboys” [le surnom des sécessionnistes]. On ne devrait pas être attaqués pour notre amour du football. Les Lions indomptables, par exemple, représentent le Cameroun. Pas le gouvernement ».

A quelques pas de lui, Joseph Nguefack, qui tient un stand de fripes, a fini par trancher : « malgré les risques », ce commerçant ira au stade de Limbé. Sa voisine, vendeuse de tubercules, s’écrie : « Fais attention. Ils vont dire que tu fais partie des “black legs” [complices du gouvernement]. »

Cette crainte pousse John, dont la boutique fait face au comptoir de Joseph, à cacher les maillots des Lions indomptables au fond de son échoppe. « Tu ne sais pas qui est séparatiste et qui ne l’est pas. Ils ont lancé une bombe ici le mois dernier. Personne n’est mort mais, c’était un avertissement », croit ce quadra.

A Limbé, Nicholas a exposé des maillots mais pas les drapeaux vert-rouge-jaune, les couleurs du Cameroun. Vendeur de gadgets de l’équipe nationale depuis plus de vingt ans, il trouve que « c’est dangereux : les vêtements passent encore. Les séparatistes ont aussi leurs drapeaux. Ils peuvent vouloir ma peau rien que pour ça », explique-t-il. Comme son voisin, il ne sort les drapeaux qu’à la demande des clients, qui se font rares. « Avant la crise anglophone, je vendais plus de 100 maillots par jour quand les Lions jouaient. Depuis, il n’y a presque personne », se désole-t-il.