Les Soudanais restent déterminés à évincer les militaires du pouvoir

Les Soudanais restent déterminés à évincer les militaires du pouvoir

REPORTAGE. Près de deux mois après le coup d’État, les forces révolutionnaires continuent à mobiliser la rue et tentent de s’accorder sur une feuille de route commune.

Cet après-midi du 13 décembre a un air de déjà-vu. Depuis le coup d’État militaire du 25 octobre, c’est la huitième « marche du million » organisée par les Comités de résistance, antennes révolutionnaires locales réparties dans tout le Soudan, et l’Association des professionnels soudanais, fer de lance de la révolution. Les cortèges de Bahri et Omdurman, les deux grandes villes situées respectivement au nord et à l’ouest de la capitale, ont convergé dans l’avenue al-Azhari à Omdurman, au bout de laquelle trône la résidence d’Ismaïl al-Azhari, président de la République entre 1965 et 1969.

D’immenses étendards, aux couleurs panarabes, ou du bleu, jaune et vert qui représentaient le pays jusqu’en 1970, enjambent l’artère, bondée par des dizaines de milliers de manifestants. Ces derniers brandissent les visages des 44 victimes de la sanglante répression perpétrée depuis le 25 octobre, imprimés ou minutieusement peints au pochoir – une 45e victime a succombé à ses blessures ce même jour. Le général putschiste a, lui aussi, droit à son portrait, barré par une croix rouge.

La mobilisation ne faiblit pas

Barricades en briques encombrant les ruelles menant au point de rendez-vous, pneus brûlés en continu, kandakat (surnom donné aux femmes révolutionnaires) haranguant la foule, vrombissements de motos, distributions de tracts, lancer de ballons portant le nom des « martyrs » tombés depuis décembre 2018… Autant d’indicateurs de la poursuite du soulèvement populaire, incarné par une masse hétérogène où se croisent une jeune mère en jeans tenant son bambin par la main, une étudiante au visage dissimulé sous un niqab et le dos capé du drapeau national, un vieillard aux cheveux jaunis portant les mêmes couleurs sur son épaule et des dizaines de femmes en toub bariolé – tissu traditionnel dans lequel les Soudanaises s’enroulent le corps et les cheveux.

Les forces de l’ordre n’ont pas manqué de disperser, à la tombée de la nuit, ce rassemblement pacifique à coups de matraque et de gaz lacrymogène. Le Comité des médecins soudanais, un syndicat prodémocratie, recense une soixantaine de blessés entre Omdurman et Khartoum, où un autre cortège a pris la direction du palais présidentiel. Des arrestations arbitraires ont eu lieu en marge de ce rassemblement. Cela ne saurait entamer la détermination des manifestants, qui se saluent désormais en pointant l’index, le majeur et l’annulaire pour dire « non aux négociations, non au partenariat, non à la légitimité ». Un slogan qui témoigne de leur opposition à l’accord passé le 21 novembre entre le Premier ministre, Abdallah Hamdok, et l’auteur du coup d’État, le général Abdel Fattah Al-Burhane.

Les Comités de résistance posent leurs conditions

« Il n’existe pas d’arme aussi puissante que les manifestations pacifiques du Soudan. Nous en avons organisé depuis décembre 2018. Nous continuerons jusqu’à obtenir nos droits civiques. Ici, les citoyens ne réclament aucun luxe, si ce n’est d’avoir accès à l’eau, à la santé et à l’éducation, résume Ayman Ibrahim, jeune diplômé en pharmacie sans emploi. Nous n’allons pas remporter cette bataille facilement car les militaires possèdent des armes et contrôlent les ressources, incluant l’eau et l’électricité. Mais, maintenant que le peuple s’est réveillé, il n’abandonnera pas », ajoute-t-il.

« Burhane a gagné une partie, mais il n’a pas gagné la guerre », enchérit Rue, membre d’un Comité de résistance de Bahri, qui s’exprime sous pseudonyme pour des raisons de sécurité. « Nous travaillons sur notre propre accord, qui est en train d’être relu et modifié par tous les Comités de résistance du Soudan », annonce-t-elle. Ce document devrait servir d’outil, à l’image de la déclaration des Forces pour la liberté et le changement, signée le 1er janvier 2019 par 22 organisations révolutionnaires. Rue énumère les grandes lignes : « Nous refusons d’être dirigés par les militaires et ils devront être punis pour les crimes qu’ils ont commis. Le Parlement devra être formé et devenir les yeux de la révolution. Les Comités de résistance devront y être représentés. Nous nous assurerons qu’il n’y a pas de triche au moment des élections. »

L’aide internationale demeure suspendue

Assise à côté d’elle, sur un tremplin central de l’avenue al-Azhari, son amie Yousra Abdallah affirme que « Burhane est en déni total ». « C’est incroyable ! Il veut gouverner seul, mais ne possède aucune légitimité. C’était pareil pour Omar el-Béchir, il a continué à nier la réalité jusqu’à la dernière minute. » C’est-à-dire jusqu’à sa révocation, le 11 avril 2019, au bout de près de quatre mois de contestation qui ont permis de tourner la page de trente années de dictature militaire. « Ces hommes et ces femmes qui descendent dans la rue n’ont pas peur. Quand la police pointait ses armes sur eux, le 17 novembre, journée la plus meurtrière depuis le coup d’État, les manifestants leur ont répondu : “Si vous voulez nous tuer tous et gouverner un pays vide, tuez-nous tous !“ Ils ont ensuite présenté leur poitrine, prêts à recevoir les balles », raconte une employée du ministère de la Santé. Walaa Mamoun, une future dentiste, venue elle aussi de Bahri, confirme : « Le gouvernement refuse d’ouvrir les yeux et d’entendre notre voix. Mais nous poursuivrons notre mouvement aussi longtemps que nécessaire, que ce soit pendant un mois, un an ou dix ans. »

Le même espoir transparaît dans le discours de Samahir Mubarak, une des porte-parole de l’Association des professionnels soudanais. « Nous avons fait reculer les militaires en avril 2019, lors de la chute d’Omar el-Béchir, puis quand nous avons refusé que son vice-président, Ahmed Awad Ibn Auf, lui succède. Nous les avons encore fait reculer après le massacre du 3 juin, malgré la coupure des télécommunications. Le rétablissement d’Internet [le 18 novembre, après 24 jours de blocage] et des lignes téléphoniques et même le simple fait que nous puissions avoir cette conversation, c’est grâce au pouvoir du peuple. Lorsque nous sortons pour réclamer la liberté, la paix et la justice, nous faisons en effet pression sur les militaires », détaille cette pharmacienne au sortir d’un rendez-vous avec des représentants de l’Unitams (Mission intégrée d’assistance à la transition au Soudan), au cours duquel elle a alerté sur le mauvais signal qu’enverrait une reprise du soutien financier de la communauté internationale sans attendre l’éviction des putschistes. Le Soudan s’est vu privé de 650 millions de dollars (577 millions d’euros) d’aide en novembre.

Vers un accord commun entre les différentes forces révolutionnaires

Ce dimanche 19 décembre marquera le troisième anniversaire du début de la révolution. Les manifestants de plusieurs villes du pays ont prévu de rejoindre les cortèges de la capitale pour continuer à s’opposer au coup d’État. Dans le même temps, les Comités de résistance, l’Association des professionnels soudanais et différents partis politiques s’activent pour s’accorder sur une feuille de route commune. Samahir Mubarak estime que cette déclaration devrait être publiée avant fin janvier. S’ensuivront « des négociations, des débats, des tables rondes », anticipe l’activiste. « En aucun cas ce processus ne doit être mené avec les armes sur la table ! Différentes opinions doivent être exprimées mais sans courir le risque d’être tué, arrêté, de disparaître ou de perdre son emploi. Malheureusement, cette menace perdure jusqu’à aujourd’hui. Cela nous complique grandement la tâche. »