Le pari risqué des Chinois installés au Soudan du Sud

Le pari risqué des Chinois installés au Soudan du Sud

Plus des deux tiers des expatriés sont aujourd’hui repartis, après avoir fait faillite ou pris peur face aux violences qui ont touché la capitale.

Assis sur sa terrasse bétonnée surplombant le Nil, une théière en porcelaine aux motifs floraux à portée de main, M. Sheng, 65 ans, prend son mal en patience. « Nous sommes en stand-by, il n’y a pas d’opportunités en ce moment », dit-il. Arrivé en 2006 à Juba, la capitale du Soudan du Sud, ce natif de la province chinoise de Jiangsu fait partie des pionniers partis chercher fortune dans un pays où tout était à construire. « Il n’y avait rien ni personne ici à l’époque ! J’ai choisi un terrain pour ma ferme et je l’ai loué pour une durée de trente ans », confie-t-il.

Depuis, des hangars, des usines, des fermes, un abattoir ont poussé au milieu de cette zone périurbaine de la capitale sud-soudanaise. M. Sheng compte désormais dix-neuf installations industrielles, chinoises pour la plupart, le long de cette route qui longe le Nil. « C’est devenu China Street ! », plaisante-t-il. Installé avec son épouse et leur fils dans cette propriété à la fois grandiose et inaboutie, il n’a cependant pas encore réalisé les profits escomptés.

Son exploitation agricole de plus de 54 000 mètres carrés produit exclusivement des légumes chinois, que la demande ne suffit pas à écouler. Mais M. Sheng ne se décourage pas. « Il me reste encore quinze ans pour rattraper le coup ! », dit-il, convaincu que « le Soudan du Sud sera numéro un en Afrique d’ici quelques années si la paix prévaut, car tout est là : l’espace, le sol fertile, l’eau, et une population peu nombreuse ».

Des affrontements et des pillages

Dès 2005, à la fin de la seconde guerre civile soudanaise, et plus encore après l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, Pékin s’est impliqué dans la construction de bâtiments publics, et d’autoroutes, ou dans l’attribution de bourses aux étudiants, alors même que la Chine avait soutenu le régime de Khartoum contre les rebelles sud-soudanais. Une petite communauté chinoise s’était rapidement constituée dans ce pays neuf, avec plus de 3 500 ressortissants au plus fort de sa présence. Mais plus des deux tiers sont aujourd’hui repartis, après avoir fait faillite ou pris peur face aux violences qui ont touché la capitale. En 2013 d’abord, quand a démarré une nouvelle guerre civile, puis en 2016, lorsqu’un premier accord de paix a échoué, donnant lieu à des affrontements et des pillages qui n’ont pas épargné les Chinois.

Malgré ces soubresauts, Pékin a œuvré à renforcer sa présence. L’enseigne rouge vif « China Aid » surplombant l’entrée des nouveaux bâtiments de l’Hôpital universitaire de Juba avertit le visiteur : ces édifices de trois étages, étalés sur une surface de 13 450 m2 sont un cadeau de la Chine. Ils ont été inaugurés en 2019, « en conclusion de la phase 1 du projet de modernisation et d’expansion » de l’hôpital, explique le Dr Ding Zhen, chef de la 9e mission médicale chinoise au Soudan du Sud. Un partenariat avec l’université provinciale d’Anhui, en Chine, établi en 2012 qui a permis de doter l’établissement d’un tout nouveau département d’imagerie médicale.

Mais derrière la façade lisse d’une relation fondée sur le « respect » et les « bénéfices mutuels », la réalité est plus nuancée. La crise sud-soudanaise a fait des victimes chinoises : deux casques bleus tués en 2016, et un ingénieur abattu en mai sur le chantier de l’autoroute Juba-Rumbek. En outre, l’accord de paix « revitalisé » de 2018 n’a toujours pas donné naissance à une armée unifiée, projet soutenu par la Chine, principale donatrice de tentes, d’uniformes et de nourriture pour les camps d’entraînement. Enfin, des velléités de plus grande régulation du secteur pétrolier, et en particulier la mise en place de grilles de salaires plus avantageuses pour les employés sud-soudanais, ne plaisent pas à Pékin.

Colère des Sud-Soudanais

« Le pétrole d’abord, le bois tropical ensuite, la position stratégique enfin, entre le Sahel et la Corne de l’Afrique, tels sont les intérêts actuels de la Chine au Soudan du Sud, résume Jean-Pierre Cabestan, directeur de recherches au CNRS. Seulement, les puits exploités par la compagnie nationale chinoise s’épuisent et nécessitent d’importants investissements si elle veut continuer, ce qui n’est pas sûr. »

Pour ceux qui ont tout misé sur le Soudan du Sud, il paraît toutefois difficile de faire arrière. Derrière son vaste bureau au troisième étage d’un immeuble « construit en six mois » et inauguré en 2010, Wu Yanhua dit avoir investi 8 millions de dollars (7 millions d’euros) à Juba. « Tout l’argent de ma famille, je l’ai amené ici, et pour l’instant, je n’ai rien récupéré », lâche celle qui possède deux hôtels, un grand supermarché, une ferme et un hôpital dans la capitale sud-soudanaise, en lieu et place des usines de textile qu’elle détenait à Pékin. Comme elle, de nombreux entrepreneurs chinois emploient des personnels locaux. Une aubaine dans un pays en situation de naufrage économique et de crise humanitaire, mais qui va de pair avec des salaires bas et des conditions de travail parfois difficiles.

Si Joseph Salah, vendeur dans un magasin de cosmétiques, se satisfait des 50 000 livres (environ 100 euros) qu’il perçoit chaque mois, nombre de Sud-Soudanais travaillant pour des grossistes chinois au marché de Konyo-Konyo ne cachent pas leur colère : « Les Chinois ne respectent pas les droits humains ! Ils vous font travailler du lundi au lundi, pour un salaire ridicule ! », lance l’un d’eux, qui préfère ne pas être nommé.

Li Guangdong, 24 ans, en est convaincu : « On ne peut pas traiter les Sud-Soudanais comme de la simple main-d’œuvre. Sans former les personnels locaux, nous ne pourrons jamais survivre ici. » Lui occupe un poste de commercial pour l’entreprise Shandong Dejian, spécialisée dans la construction. A Juba depuis trois ans, le jeune homme vif et avenant savoure sa vie d’expatrié en Afrique, qu’il imagine longue.