Le cri d’alerte des populations de la Tapoa, minées par le terrorisme

Le cri d’alerte des populations de la Tapoa, minées par le terrorisme

REPORTAGE. Des jeunes de cette province de l’est du pays ont organisé une conférence de presse pour pointer leur délaissement, et appeler les forces vives au combat.

La rencontre a lieu au crépuscule, dans un coin de verdure de la capitale. Les traits creusés et le regard fatigué de Van Marcel Ouoba nous apparaissent dans la lumière de son écran d’ordinateur. Il termine un entretien en ligne. « Ne donnez le lieu de rendez-vous qu’au dernier moment », intime-t-il à son interlocuteur. Trois jours plus tôt, ce visage illustrait dans les médias burkinabè un appel à la mobilisation contre les groupes armés terroristes dans la Tapoa, une des 45 provinces du Burkina Faso nichée entre le Bénin et le Niger. « La Tapoa ne sera pas Kidal ni la Libye », y assénait Marcel Ouoba. Des propos tirés d’une conférence de presse expéditive à Ouagadougou, au cours de laquelle il se présentait comme porte-parole de la jeunesse de la Tapoa, et appelait « toute la population, les jeunes comme les femmes et les vieux », les Forces de défenses et de sécurité (FDS) et l’État, « au combat ».

« L’État ne contrôle plus rien, précisait-il enfin. Depuis le lundi 18 octobre 2021, toutes les écoles de la province de la Tapoa sont fermées. L’administration qui était quasi inexistante dans plusieurs communes est en train de vouloir rejoindre Fada (Fada Gourma, capitale de la région de l’Est, NDLR), mais (c’est) impossible, car les terroristes sont devenus maîtres des lieux et contrôlent toutes les entrées et les sorties, à la recherche des forces de défense et de sécurité, de fonctionnaires, d’élèves et de plusieurs leaders de communautés (la profession des Burkinabè figure sur leur carte d’identité, NDLR) ». À ce sombre tableau est venue s’ajouter le 21 octobre la suspension des liaisons par bus de la TSR, dernière compagnie de transport à desservir encore la province.

« On se bat comme on peut »

Ingénieur en informatique longtemps cantonné à « développer des logiciels et les vendre », devenu un journaliste soucieux de vérifier l’info pour ne pas « accentuer la propagande de la terreur des djihadistes » sur le site gulmu.info, Van Marcel Ouoba n’est pas à ranger dans la catégorie des activistes de salon. La « guerre ouverte » des civils contre ces groupes armés terroristes – environ cinq groupes identifiés appartenant surtout au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM ou JNIM en anglais), mais aussi à l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) – a en réalité débuté il y a deux ans dans la Tapoa. « On est plus de 1 000 sur le terrain, explique-t-il, en sirotant lentement un thé. On se bat comme on peut en utilisant tout ce qui est endogène, puisqu’on n’a pas les moyens de se procurer des armes. » À leur actif, la connaissance du terrain, notamment des forêts et parcs autrefois prisés des touristes, où s’implantent désormais ces djihadistes. Et aussi, des stratégies qui ont fait leurs preuves. « Je ne peux pas trop les citer. Mais il y a par exemple des tunnels pour dissimuler la population lors des attaques ou des manières de rendre un village inaccessible aux deux-roues (les motos étant le moyen de déplacement des groupes armés terroristes, NDLR) », énumère Marcel Ouaba. Quant au nombre de combattants neutralisés à ce jour, il y en aurait « beaucoup, même si ça nous fait mal. Personne ne souhaite enlever une vie ».

Récusant l’appellation de « milice d’autodéfense », par crainte, peut-être, d’être assimilés aux koglweogos, à qui on a pu reprocher certaines dérives, peu enclins à s’enrôler comme Volontaires de la patrie, ces supplétifs de l’armée à qui « on ne donne que deux cartouches et qui sont impuissants quand une colonne de 50 djihadistes débarque à moto dans un village », Marcel Ouoba présente l’organisation comme un think tank « de jeunes, d’aînés, de notables et même d’élus locaux ». Ils se baptisent aussi « les nouveaux soldats engagés pour la Tapoa ». Des soldats sans armes, qui ont donc cherché à élargir la mobilisation en convoquant les médias. « Nous avons aujourd’hui besoin d’appuis intellectuels, financiers, même si c’est pour envoyer 1 000 FCFA (1,50 euro) pour le carburant, car on passe beaucoup de temps à moto », dit-il. D’où la conférence express à Ouagadougou. Un peu « comme Charles de Gaulle qui a lancé son appel à l’étranger ». De toute façon, il aurait été impossible de diffuser un tel message sur une radio de la région de l’Est : « Elle aurait été détruite dans les minutes qui suivent. » « Nous ne pouvons pas attendre en vain une aide qui ne vient pas. Les populations souffrent. Les écoles, les mairies, les préfectures, les marchés, la gendarmerie, tout est fermé. Tout ce qu’il reste, ce sont des centres de santé, parce que ces terroristes en ont besoin. Comme ils vivent dans la brousse, ils sont plus vulnérables et tombent souvent malades », relate-t-il.

L’autre but de cette conférence de presse à Ouagadougou était « d’interpeller l’État pour qu’il soit un peu plus dynamique. On aurait bien aimé que ce ne soit pas toujours les terroristes qui aillent à l’offensive. On aurait bien aimé voir nos soldats dans la forêt parce que nous, nous y sommes matin, midi et soir ».

Opérations armées dans l’Est

Quatre jours après ce communiqué de presse, le 22 octobre, l’état-major général des armées a annoncé des opérations de ratissage dans la région de l’Est. « Des unités de l’armée de terre et de la gendarmerie, appuyées par l’armée de l’air, sont engagées depuis quelques jours dans ces opérations qui consistent en des actions de dépollution d’axes (déminage des routes, NDLR), des bouclages et des fouilles. À ce stade des opérations, plusieurs individus suspects ont été appréhendés et transférés pour des investigations », mentionne le communiqué. Des opérations toujours en cours. Du 7 mars au 12 avril 2019, l’armée avait lancé l’opération Otapuanu, qui signifie « pluie de feu » en langue gourmantché, dans les régions du Centre Est et de l’Est. Elle s’était traduite par la neutralisation de « nombreux » djihadistes. « Je ne pense pas que c’est nécessaire de donner des chiffres surtout quand nous savons que nous combattons contre nos frères. Ce sont des Burkinabè », avait alors commenté le général Moïse Minongou.

Ces opérations armées sont, certes, saluées par les « fils de la Tapoa ». Discours républicain, opposition franche à toute intervention militaire étrangère, ils plaident cependant pour une mobilisation plus vaste et surtout des opérations coordonnées des forces armées à travers le territoire. Déplorant n’avoir vu aucun détachement militaire dans la Tapoa jusqu’en 2018, alors que l’incursion de groupes armés terroristes avait débuté deux ans plus tôt, ils ne pouvaient compter – en dehors de leurs propres forces –, que « sur des agents des Eaux et Forêts, et quelques brigades de gendarmes ». « Mais avec des effectifs très réduits. Dans chacune des huit communes de la province, les gendarmes étaient entre sept-huit et une quinzaine au mieux. Après les attaques qui se sont aggravées en 2018, les détachements militaires ont essayé de faire ce qu’ils pouvaient, mais agissaient surtout dans les centres urbains. Or, les djihadistes n’y sont pas », résume Marcel Ouoba. Sollicitée, la gendarmerie n’a pas souhaité confirmer les effectifs indiqués.

Repliés dans les forêts et les parcs, les groupes armés terroristes contrôlent notamment les routes. Et celle qui relie Ouagadougou à Niamey est en soi un obstacle pour atteindre leurs bastions. Datant de la révolution sankariste, elle est très dégradée, en particulier dans la partie est du pays. Elle est surtout minée. « Les djihadistes ont pris leur temps de piéger toutes les voies. Mais nos forces armées devraient être capables de contourner, de se disperser dans la forêt pour arriver à destination », se dit Marcel Ouoba, mi-amer, mi-dubitatif.

Les parcs, zones de repli…

Outre leur fonction de refuge, les parcs nationaux et réserves naturelles permettent aussi le contrôle des ressources naturelles. En particulier de l’or. La Compagnie canadienne Semafo – rachetée en avril 2020 par Endeavour Mining –, qui a commencé à prospecter au début des années 2010, a obtenu en janvier 2017 quatre permis miniers d’exploitation contigus dont celui de Boungou, dans la Tapoa. Ces opérations minières ont souvent pour corollaire le développement de l’orpaillage à proximité des sites industriels. Or, cette activité est réprimée par les agents des Eaux et Forêts, chargés de la conservation des parcs et aires protégées qui recouvrent une partie de la province.

Car jusqu’en 2015, la Tapoa était un spot touristique. La réserve naturelle d’Arly constituait avec ses prolongements transfrontaliers (parc du W au Niger et réserve de la Pendjari au Bénin) un des plus grands parcs naturels africains. Sanctuarisée par décret en 1954, Arly abrite de nombreux mammifères (éléphants, buffles, lions, antilopes, etc.), et des dizaines d’espèces d’oiseaux. Las, les devises générées par les visites de ce site naturel classé au patrimoine mondial de l’Unesco n’ont guère favorisé le développement de la région. Peu associés à cette activité économique, les villageois ont aussi été confrontés à l’enclavement persistant de leurs communes, peu reliées aux centres urbains. Et de surcroît, les mesures de conservations édictées ont souvent heurté leurs pratiques, comme le note le chercheur spécialisé dans l’extrémisme violent Mahamoudou Savadogo dans The Conversation : « Les droits d’accès et d’usage pour l’agriculture (incluant la pêche), le pastoralisme et la chasse constituent les principaux objets de plaintes des communautés riveraines. » Et d’inciter à changer de méthode pour lutter contre la destruction des écosystèmes. « Jusqu’à présent, c’était la méthode forte : un paysan qui abattait un arbre était taxé par les agents des Eaux et Forêts. Mais ça ne passe pas auprès des populations qui n’ont pas grand-chose pour subvenir à leurs besoins », explique-t-il au Point Afrique.

… et de contrôle des ressources

Les djihadistes, tout en capitalisant sur ces frustrations et sur le sentiment de délaissement de la population, ont pu développer une économie politique dans ces espaces avec les populations, analyse le chercheur : « Dans la zone de l’est qui a complètement basculé, on dénombre plus d’une dizaine de parcs, tous fermés, et contrôlés par des groupes armés terroristes. Ces derniers redistribuent les ressources aux locaux, qui vivent comme une injustice le fait d’en avoir été privés par l’État. Ils disent donc aux populations : « nous allons vous donner ce que l’État vous refuse, vous pouvez exploiter l’or, chasser, etc. » C’est la raison pour laquelle les orpailleurs sont parmi les plus grands alliés de ces groupes terroristes. Il faut que l’État prenne le contrôle de l’exploitation de ces ressources naturelles, c’est un enjeu majeur pour empêcher certaines zones de basculer ».

« La première chose que les djihadistes ont cherché à contrôler en 2016, ce sont les sites d’orpaillage. Ce qu’ils cherchent en priorité, c’est le cash. La religion n’est qu’un moyen de contrôler les esprits. Donc ils ont des objectifs, comme faire déguerpir un village pour libérer un corridor pour leur trafic, mais peu importe la façon dont leurs recrues agissent. Ils peuvent égorger, abattre, ou non. Ça dépend des groupes. En tout cas, leurs instructeurs leur laissent champ libre. Ce qui compte, c’est le résultat », complète Marcel Ouoba. Ce dernier a voulu tracer le trafic de ces groupes, et les a suivis jusque dans des ports « non répertoriés » de la côte togolaise. « Ils font convoyer par des jeunes burkinabè tout un tas de marchandises non déclarées. C’est comme ça qu’ils arrivent à faire entrer des armes sur le territoire, mais leur business concerne tellement de produits que chacun de nous finance le terrorisme. Il y a par exemple des pâtes alimentaires, des vêtements arabes, de la drogue, des boissons énergisantes. Ce sont de gros consommateurs de boissons énergisantes. Ils se nourrissent de ça et de riz blanc en brousse », dit-il. « Dans l’Est, un couloir pour des trafics divers (or, armement, cigarettes, drogue) a été créé en 2018. Le circuit part des ports du Bénin, du Togo, du Ghana, suit un axe jusqu’à Markoye (région du Sahel, au nord du Burkina Faso), et ça remonte ensuite vers le désert », ajoute Mahamadou Savadogo.

À l’issue de la conférence de presse, Van Marcel Ouoba affirme avoir reçu de nombreux appels. Des personnes qui souhaitent rejoindre leur mouvement de « forces vives de la nation », des « frères » devenus alliés des djihadistes qui le menacent, ou d’autres qui demandent à être exfiltrés de zones sous emprise. L’ancien ingénieur en informatique, lui, rêve que « les Burkinabè s’assument, qu’ils aillent tous au combat, en même temps, sans peur. ». Et aussi, enfin qu’un débat sur l’islam du Burkina soit mis sur la table. Un peu comme en France, où il reconnaît au moins à Macron « d’avoir été intelligent en cherchant à créer l’islam de France ». En attendant, d’autres citoyens de l’Est emboîtent le pas aux fils de la Tapoa, comme l’illustre cet appel à une journée ville morte, le 10 novembre à Fada Ngourma, pour « engager la réflexion sur la façon dont on va devoir se protéger nous-mêmes ».