Reportage. Dans le delta du Niger, les géants pétroliers laissent “un champ de ruines” derrière eux

Reportage. Dans le delta du Niger, les géants pétroliers laissent “un champ de ruines” derrière eux

L’heure du départ a sonné pour plusieurs compagnies pétrolières dans le delta du Niger. Et tant pis si certaines de leurs installations continuent de rejeter du brut dans l’eau et privent ainsi des pêcheuses de tout revenu. Le New York Times est allé à la rencontre de certaines d’entre elles, qui essaient tant bien que mal de se faire entendre.

Un jour, la marée haute a déposé des traînées de pétrole brut sous la maison bringuebalante d’Onitsha Joseph, montée sur pilotis. Puis la pêcheuse installée sur les méandres du delta du Niger, dans le sud du Nigeria, a vu des poissons morts flottant dans des nappes de pétrole de plusieurs centimètres d’épaisseur, et la pêche – son gagne-pain – est devenue impossible. Les émanations étaient si denses qu’Onitsha s’est évanouie. Elle a été emmenée à l’hôpital en bateau à moteur.

Elle n’avait aucune idée de l’origine de cette pollution. Jusqu’à un jour de février où, accompagnée d’autres pêcheuses, elle repéra un jaillissement de bulles à la surface de l’eau. Elle approcha son canot, noirci par les hydrocarbures. Juste au-dessous d’elle se trouvait un tuyau installé là par le géant américain Chevron, il y a quarante-six ans, ainsi que le rapportent de nombreux habitants, témoins de la scène à l’époque. Et ce tuyau fuyait.

Ainsi commença la bataille entre Chevron et plusieurs centaines de pêcheuses du delta du Niger. L’industriel a d’abord nié toute fuite de ses installations. Pour les pêcheuses, ce n’était qu’une énième tentative d’échapper à ses responsabilités de la part d’une compagnie pétrolière. Elles décidèrent donc de mener le combat sur le terrain du pétrolier. “Vous voulez nous tuer avec votre pétrole, lance Onitsha, la voix vibrante. On va venir jusqu’à vous pour que vous puissiez nous tuer de vos propres mains, en personne.”

Les entreprises comme Chevron, Shell et Eni ont engrangé des milliards de dollars de profits dans la région du delta du Niger ces dernières décennies. Aujourd’hui, plusieurs de ces sociétés se retirent – et laissent derrière elles une région en ruine, affirment les observateurs nationaux, ainsi que les organisations de défense de l’environnement et des droits humains. Le fragile écosystème du delta du Niger, qui regorgeait autrefois de faune et de flore, est désormais l’une des régions les plus polluées de la planète.

Et ce sont les femmes – majoritaires à pratiquer la pêche dans cette zone de criques et de marais – qui se battent aujourd’hui pour que les sociétés pétrolières rendent des comptes. Après avoir découvert le mystérieux bouillonnement, les pêcheuses ont alerté des notables locaux, qui ont informé la filiale nigériane de Chevron. L’américain les a d’abord ignorées, et le pétrole a continué à se déverser dans le delta. Les hydrocarbures ont alors atteint les racines des mangroves, ces nurseries pour poissons et crustacés constituées d’arbres poussant dans l’eau salée.

Pour les pêcheuses, il était temps d’aller occuper les sites de Chevron. Le 26 mars, plusieurs centaines de femmes issues de 18 communautés, dont Onitsha Joseph, sont arrivées sur trois sites de la compagnie. Parmi elles, des jeunes mères avec leur nouveau-né aussi bien que des grands-mères octogénaires. Dans ce milieu fluvial, certaines étaient venues en bateau à moteur tandis que d’autres avaient pagayé sur des canots construits à la main jusqu’aux stations de pompage du pétrolier, semblables à des forteresses.

Elles ont monté les échelles, escaladé les clôtures et atterri de l’autre côté. Elles ont agité des branches de palmier, tapé sur des bouteilles en plastique et scandé en chœur leurs doléances. Puis elles ont attendu. Elles ont juré d’occuper les lieux jusqu’à ce que Chevron ouvre une enquête en bonne et due forme sur l’origine de ces rejets d’hydrocarbures.