Centrafrique: «Touriste», une fiction au service de la propagande russe

Centrafrique: «Touriste», une fiction au service de la propagande russe

Diffusé mi-mai à Bangui, le film Touriste est désormais disponible sur les plateformes de diffusion russes. Son objectif : faire l’apologie de l’intervention russe en RCA et des « instructeurs » envoyés par Moscou pour soutenir le président Faustin-Archange Touadéra face aux rebelles de la CPC (Coalition des patriotes pour le changement). Un film à mi-chemin entre fiction, réalité et propagande, qui serait directement financé par le groupe Wagner selon la presse russe, et qui fait l’impasse sur les exactions dont ces mercenaires sont accusés.

Affrontements sanglants, fusils d’assaut, héros libérateurs, et hordes de rebelles sanguinaires : Touriste, tourné à la manière d’un blockbuster américain, respecte tous les codes du film de guerre. L’action se situe en Centrafrique et emprunte à l’histoire récente, alors que la rébellion menaçait de s’emparer de Bangui, juste avant la présidentielle de décembre dernier. Sur leur route, ces rebelles vont se heurter à la présence de forces russes venues en renfort. « Les Russes, mais ils ne font qu’instruire l’armée locale ! Et ils ne sont que 200 », minimise dans le film l’un des sbires de la rébellion. « Les Russes savent combattre, et ils le font bien ! », rétorque un mystérieux « consultant » visiblement français, dépeint comme étant de mèche avec les rebelles et très préoccupé par la présence de ces « instructeurs » russes aux côtés de l’armée régulière.

« Merci à la Russie ! »

Le film lui donnera raison puisqu’une poignée de ces « instructeurs » parvient à elle seule à mettre en déroute plusieurs dizaines de rebelles et de mercenaires tchadiens –ne déplorant dans ses rangs qu’un seul blessé : le fameux « touriste », nom de code du héros qui donne son titre au film. L’expression « touriste » étant utilisée en russe pour désigner un « novice » au combat. « Les Américains se battent pour la démocratie, nous pour la justice », commente, à son chevet, l’un de ses camarades.

L’épilogue se déroule à Moscou où notre « touriste » revenu en Russie regarde, à la télévision, un reportage consacré à la situation en RCA. « Aujourd’hui a eu lieu l’inauguration (sic) du président Faustin-Archange Touadéra, explique le reporter dont la voix est noyée sous les slogans pro-russes des habitants de Bangui. « Dans la capitale désormais règne la paix, merci à la Russie ! », conclut le journaliste enthousiaste.

En ouverture du film, une voix off donnait déjà le ton : « Depuis l’indépendance de la Centrafrique en 1960, les guerres et les conflits sanglants, alimentés par divers groupes armés, n’ont pratiquement pas cessé. Pour la première fois en 2021, on a réussi à y mettre fin. Dédié aux héros libérateurs de l’Afrique Centrale, défenseurs centrafricains et soldats russes. »

Si l’intrigue colle avec l’actualité, « la présentation des événements est très sélective et partiale, dans le but d’héroïser la figure du mercenaire russe », souligne le chercheur Maxime Audinet, auteur d’une thèse sur l’influence russe.

Communication verrouillée

Car si le film Touriste ne fait aucune mention du rôle joué par le groupe Wagner dans la reconquête du territoire centrafricain, tous les connaisseurs du terrain y auront reconnu sans mal ces combattants blancs, sans insignes et le visage masqué, présentés par Moscou comme des « instructeurs », mais qualifiés de mercenaires par un groupe de travail des Nations unies. D’après la presse russe, c’est même l’oligarque Evgueni Prigojine, patron présumé de Wagner, qui a tout financé. Impossible à confirmer officiellement, car toute la communication autour du film est soigneusement verrouillée –RFI a fait plusieurs demandes d’interview auprès du producteur sans aboutir.

Les indices cependant ne manquent pas. Les quelques interviews accordées à la presse l’ont toutes été à des médias dépendant de l’agence de presse Ria Fan, liée elle aussi à l’oligarque russe. L’un des acteurs du film n’est autre que Seth Wiredu, alias Mr Amara « connu, rappelle Maxime Audinet, pour avoir dirigé EBLA, une usine à troll située au Ghana, active en amont de la présidentielle américaine », et liée selon CNN et l’agence Graphika, à l’Internet Research Agency (IRA), fondée par le même Evgeni Prigojine. Plusieurs employés de l’IRA ont d’ailleurs été placés sous sanction par le Trésor américain.

Le site de presse indépendant russe Meduza a également interrogé plusieurs anciens membres de Wagner qui confirment, eux, le rôle joué par la firme paramilitaire dans le film. Selon ces sources, plusieurs acteurs apparaissant à l’écran sont eux-mêmes de véritables mercenaires, et une partie du matériel utilisé dans le film appartient à la société paramilitaire. Le film a même été tourné dans le pays en pleine crise, en partie dans de véritables camps militaires ou au plus proche des combats.

Plaidoyer contre l’embargo

Fiction ou réalité : dans Touriste, l’ambiguïté entre les deux est poussée à son comble. Ce brouillage des lignes permet aux réalisateurs de légitimer à l’écran y compris ce que le discours russe officiel continue de nier : l’intervention de ces « instructeurs russes », directement au combat.

« Votre tâche est ici exclusivement de former les soldats de l’armée locale, les Faca (…) Vous avez tous reçu une arme, mais vous ne pouvez l’utiliser qu’en cas de menace de mort », insiste un formateur en s’adressant aux nouvelles recrues au début du film. « Ces monstres bousillent les civils et on a les mains liées », s’agace quelques minutes plus tard un autre instructeur, alors que les rebelles menacent de prendre Bangui.

Dans la scène suivante, le chef de l’État centrafricain Faustin-Archange Touadéra s’emporte à l’écran contre la Minusca : « Il y a sept ans, lorsque les rebelles ont pris la capitale, les pacificateurs n’ont pas aidé. C’est à peine s’ils nous aident maintenant. » Avant de trancher : « Je vais m’adresser à mes amis pour solliciter leur aide. » Quelques instants plus tard, les Russes se retrouvent cette fois pleinement engagés au combat. Et voici, en quelques dialogues -sous couvert de fiction- justifiée à l’écran l’intervention directe des mercenaires, souvent en première ligne.

« Les instructeurs russes respectent strictement les dispositions de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Dans ce film toutes les incohérences avec la résolution concernant la RCA sont une fiction artistique », ont d’ailleurs pris soin d’indiquer à l’écran les réalisateurs en préambule du film. Et ce, quand bien même au moment de la projection à Bangui, l’ambassade de Russie dans le pays a présenté sur les réseaux sociaux le film comme un « documentaire ».

« Légitimer l’engagement russe en Afrique »

Pour Maxime Audinet, ces contradictions apparentes dans le discours « témoignent du fait qu’il ne faut pas percevoir l’influence russe comme une activité verticale et monolithique ». Il n’y a pas que sur le terrain que la frontière est floue entre acteurs conventionnels et non conventionnels. « Mais à l’arrivée tous ces acteurs, chacun à leur place, tentent de légitimer l’action de Moscou, poursuit le chercheur. Ils servent un discours supérieur qui est celui du réengagement de la Russie en Afrique. C’est ce même discours qui a avait été déployé lors du premier sommet Russie-Afrique de Sotchi de 2019 et qui permet à la Russie de se présenter comme un partenaire fiable, inconditionnel, qui agit de manière pragmatique pour protéger les régimes en place, sans exigence de démocratisation. Bref, une image qui concurrence celle des puissances occidentales, en particulier des anciennes puissances coloniales. »

Attentisme de la Minusca, sauvagerie des rebelles, collusion de la France et faiblesse de l’armée nationale dont les troupes désertent le combat à l’écran : tous les éléments-clés du narratif russe sur son intervention en Centrafrique sont ainsi développés au cours de l’heure et demie que dure le film. « Ça craint qu’il y ait un embargo sur les armes », lance ainsi un des protagonistes, en écho au plaidoyer de la diplomatie russe pour obtenir la levée totale de cet embargo.

Sans surprise, Touriste fait également l’impasse sur les exactions attribuées à ces mercenaires, ou alors en filigrane, pour les contrecarrer : « Pas de rapport sexuel avec tout ce qui est local, même la faune et la flore », lance au début du film l’un des responsables aux nouvelles recrues, alors même que des accusations de violences sexuelles pèsent contre eux.

Difficultés de recrutement

Interrogé sur les motivations du groupe de sécurité pour tourner ce film, l’un des interlocuteurs du site russe Meduza avance une hypothèse : Wagner aurait décidé de financer Touriste pour redorer son blason, terni par les exactions qui lui sont imputées sur plusieurs théâtres d’opération (en RCA, mais aussi en Syrie où des mercenaires russes sont accusés d’avoir torturé à mort un déserteur).

Mais le chercheur Mark Galeotti, dans les colonnes du Moscow Times, se demande s’il ne s’agit pas plutôt d’une sorte de campagne de recrutement déguisée, à destination du public russe… Le groupe Wagner ayant de plus en plus de mal, selon l’expert britannique, à trouver des recrues de qualité pour les envoyer sur le terrain. De fait, le film se termine par une image, celle du héros principal qui décide de se réengager et de retourner jouer les « instructeurs » en RCA. « L’Afrique centrale est un pays plein d’opportunité », avait lancé, prémonitoire, et en guise de bienvenue, leur responsable aux recrues fraîchement débarquées à Bangui.