Sahel : « L’urgence, c’est de revoir l’ordre des priorités »

Sahel : « L’urgence, c’est de revoir l’ordre des priorités »

ENTRETIEN. Faut-il changer la stratégie actuelle de lutte contre le terrorisme islamiste au Sahel ? Éléments de réponse avec la politologue Niagalé Bagayoko.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que huit ans après le lancement de l’opération Serval pour sortir le Mali des griffes de djihadistes ambitionnant d’installer un pouvoir islamique à Bamako, la crise sahélienne paraît bien loin de son épilogue. Malgré la poursuite de l’intervention française par l’opération Barkhane à partir de juillet 2014, la mise en œuvre de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, la mise en place du G5 Sahel pour coordonner la réplique des troupes du Burkina Faso, du Mali, de la Mauritanie, du Niger et du Tchad, l’appui du renseignement américain et la mobilisation de soldats européens pour constituer la force Takuba, ainsi que d’autres initiatives politiques entreprises sur le terrain, la situation est loin de s’améliorer. Bien au contraire, le risque d’enlisement devient de plus en plus réel avec son lot croissant de victimes notamment parmi les civils. C’est pour limiter les conséquences de cette dynamique que la Coalition citoyenne pour le Sahel s’est constituée autour d’organisations non gouvernementales, d’associations et de personnalités de la société civile pour réfléchir à des solutions viables dans la manière dont est menée la lutte contre le terrorisme islamiste. Politologue, présidente de l’African Security Sector Network, Niagalé Bakayoko a accepté de nous décrypter la situation dans le Sahel à 360 ° et de partager les enseignements à en tirer pour, à défaut de retrouver une certaine paix, en limiter les dégâts collatéraux injustifiés du fait des acteurs en confrontation sur tous les terrains de la crise.

Le Point Afrique : Quel regard posez-vous sur la situation qui prévaut aujourd’hui dans le Sahel ?

Politologue, PhD, spécialisée sur les questions de sécurité, Niagalé Bagayoko préside l’African Security Sector Network.© NB

Niagalé Bagayoko : D’année en année, les populations civiles du Sahel, en particulier du Mali, du Burkina Faso et du Niger, font face à des menaces croissantes. En nous référant aux données recueillies par l’ONG ACLED, nous avons établi que, depuis 2017, les attaques perpétrées contre des civils ont quintuplé dans les trois pays du Sahel central. Le nombre de civils tués a par ailleurs été multiplié par sept durant la même période. De manière plus criante encore, les attaques de groupes djihadistes sont loin d’avoir cessé : à l’inverse, elles ont presque doublé chaque année depuis 2016. Différentes catégories d’acteurs armés s’en prennent aux civils qui sont souvent pris en tenailles entre eux : les groupes djihadistes bien sûr, mais aussi des groupes criminels, des groupes d’autodéfense ou des milices communautarisées ainsi que des éléments des forces de défense et de sécurité. En réalité, davantage de civils ont été tués en 2020, par des soldats censés les protéger que par des groupes djihadistes. Ces chiffres accablants signent l’échec d’une stratégie exclusivement articulée autour de la lutte antiterroriste, telle qu’elle est menée au Sahel depuis 2013.

La Coalition citoyenne pour le Sahel, dont votre organisation est membre fondatrice, prône une nouvelle approche pour résoudre la crise qui sévit dans cette région. Pourquoi et quels moyens entend-elle mettre en œuvre pour changer la donne ?

Face à ce constat de l’incapacité de la réponse actuelle à protéger les civils, nous appelons à une nouvelle approche qui soit avant tout centrée sur les besoins des populations et qui n’ait pas pour principale mesure de succès le nombre de « terroristes neutralisés », recensés dans les communiquées des armées nationales ou internationales impliquées au Sahel. Cela suppose notamment d’évaluer l’efficacité des opérations en répondant aux questions suivantes : combien d’écoles et de centres de santé ont pu être rouverts grâce à l’intervention militaire ? Les populations peuvent-elles accéder désormais à leurs champs pour les cultiver ou aux pâturages pour élever leur bétail ? L’accès des populations aux marchés dans les villages voisins a-t-il été libéré par les opérations ? Celles-ci ont-elles permis les retours sûrs, volontaires et informés, de déplacés et réfugiés ?

Cette nouvelle approche que nous appelons de nos vœux repose sur une réorientation radicale des priorités. En réponse aux quatre piliers définis lors du Sommet de Pau de janvier 2020 et depuis consolidés dans le cadre de la Coalition internationale pour le Sahel (lutter contre les groupes armés terroristes ; renforcer les capacités des forces armées sahéliennes ; appuyer le retour de l’État et des administrations sur les territoires ; soutenir l’aide au développement), nous proposons de privilégier les 4 « piliers citoyens » suivants : placer la protection des civils au cœur de la réponse à la crise sahélienne ; appuyer des stratégies politiques pour résoudre la profonde crise de gouvernance à l’origine de celle-ci ; répondre à l’urgence humanitaire ; et enfin, mettre un terme à l’impunité, notamment pour les exactions commises par les forces de défense et de sécurité.

Dans le cadre de la nouvelle approche, la Coalition citoyenne pour le Sahel propose de privilégier 4 « piliers citoyens » : placer la protection des civils au cœur de la réponse à la crise sahélienne ; appuyer des stratégies politiques pour résoudre la profonde crise de gouvernance à l’origine de celle-ci ; répondre à l’urgence humanitaire ; et enfin, mettre fin à l’impunité, notamment pour les exactions commises par les forces de défense et de sécurité.© FRED MARIE / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Pour chacune de ces priorités, nous avons formulé des recommandations précises, qui n’ont pas pour ambition de répondre à tous les aspects de la crise sahélienne, mais qui se concentrent sur des domaines précis tels par exemple la mise en place au sein de toutes les armées sahéliennes de mécanismes inspirés du Misad (Mécanisme d’analyse, de suivi et d’identification des dommages causés aux civils), si opportunément adopté en février dernier par le G5/Sahel avec l’appui de l’Union européenne et du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Ce type de mécanisme, qui a été testé sur d’autres théâtres d’opérations antiterroristes, comme en Afghanistan, prévoit le versement de dédommagements, par exemple lorsque des civils ont été tués, du bétail dispersé, des champs endommagés, des habitations détruites dans le cadre d’une opération. Cela n’implique pas de responsabilité pénale, mais correspond à une réparation symbolique qui reconnaît les souffrances causées. Nous proposons aussi des échéances pour la mise en œuvre de nos recommandations ainsi que des indicateurs qualitatifs et quantitatifs pour mesurer les progrès qui seront ou non accomplis dans les six prochains mois.

Comment conjuguer la maîtrise (ou pas) des territoires par les États, les stratégies mises en œuvre par les militaires ainsi que le sentiment de sécurité (ou pas) des populations dans la concrétisation de la vision de la Coalition ?

Il n’est pas optionnel de conjuguer ces trois volets : bien au contraire, il s’agit d’un impératif. La priorité accordée ces dernières années aux opérations contre-terroristes a relégué au second plan la nécessité de s’attaquer aux causes profondes d’une crise multidimensionnelle qui a précédé l’émergence de groupes djihadistes. Une réponse uniquement militaire ne peut pas répondre à ces enjeux, notamment ceux de la gouvernance et de la légitimité de l’État. De plus en plus de gouvernements sahéliens, ainsi que leurs partenaires internationaux, en conviennent désormais et il faut s’en féliciter.

Comme l’explique Niagalé Bagayoko, « une réponse uniquement militaire ne peut pas répondre à ces enjeux, notamment ceux de la gouvernance et de la légitimé de l’État ».© FREDERIC PETRY / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Nous saluons ainsi le fameux « sursaut civil et politique » qui a été déclaré nécessaire par les chefs d’État sahéliens et leurs partenaires internationaux eux-mêmes, à l’issue du Sommet de Nouakchott des 15 et 16 février derniers. Cependant, ainsi que le président de la Commission de l’Union africaine l’a lui-même déclaré à l’issue de ce sommet, il n’est plus possible désormais de se contenter d’incantations et de déclarations d’intention.

Au cœur des fragilités du Sahel, il y a la faiblesse des États liée à une mauvaise inclusivité politique et économique des populations ainsi que le difficile voisinage au sein des instances d’autorité du temporel et de l’intemporel. Comment voyez-vous l’organisation d’une sécurité globale améliorée pour les populations dans un tel contexte ?

La priorité, selon nous, c’est d’écouter celles et ceux qui sont les plus durement touchés par cette crise sécuritaire. Quels sont leurs besoins, leurs aspirations, leur perception de l’État, de ses représentants ? Dans la zone des trois frontières, l’État est-il perçu comme protecteur ou prédateur ? C’est ce type de questionnements qui a présidé à la création de la Coalition citoyenne pour le Sahel. Il nous semble que, pendant trop longtemps, l’expertise, pourtant bien réelle, de la société civile sahélienne n’a pas été suffisamment prise en compte dans l’élaboration des réponses à la crise. Avec notre rapport, nous voulons dire aux gouvernements : écoutez-nous, nous représentons une cinquantaine d’organisations, allant de l’association locale au think tank régional jusqu’à l’ONG internationale, en contact direct avec les populations affectées : nous voulons vous aider à être plus efficaces dans votre réponse.

Dans le rapport que la Coalition citoyenne pour le Sahel vient de publier à propos de « ce qui doit changer » dans cette région, la question de la justice occupe une place de choix. Si cela envoie un signal fort contre une prime à l’impunité, il ne règle pas la question des moyens. Au vu des exactions de diverses sortes observées ici et là autant de la part des terroristes islamistes que des militaires ou des groupes d’autodéfense, peut-on aller jusqu’à envisager un tribunal pénal international pour le Sahel ? Si oui, pourquoi ? Sinon, pourquoi ?

La lutte contre l’impunité n’est pas seulement un impératif moral. C’est aussi une condition essentielle pour rétablir la confiance entre les populations et l’État, et ainsi mettre un terme au phénomène qui pousse certains à s’enrôler dans les rangs djihadistes par ressentiment ou par vengeance, lorsqu’ils ont vu des membres de leurs familles périr lors d’exécutions extrajudiciaires, être victimes de disparitions forcées ou subir des arrestations arbitraires. On ne peut pas renvoyer dos à dos les acteurs armés non étatiques, dont les djihadistes, et les forces de défense et de sécurité : celles-ci sont légalement mandatées pour défendre les institutions de l’État et assurer la protection de ses citoyens. Tout écart de leur part entache non seulement la réputation des appareils de défense et de sécurité, mais souille aussi la légitimité de l’État sous l’autorité duquel ils sont habilités à faire usage du monopole de la contrainte organisée. Les viols commis par certains soldats tchadiens du 8e bataillon de la Force conjointe du G5/Sahel dès leur déploiement sur le sol nigérien en mars dernier – y compris sur une petite fille de 11 ans et une femme enceinte – sont purement et simplement inadmissibles, comme l’ont d’ailleurs reconnu immédiatement les autorités du Tchad et le commandement de la force.

Pour le président Emmanuel Macron, il est important que Barkhane soit appuyée par d’autres forces comme celles de Takuba, du G5 et de la Minusma. © FRANCOIS MORI / POOL / AFP

Il faut donc que les États sahéliens soient en mesure d’enquêter et, le cas échéant, de sanctionner et de punir les membres des forces de défense et de sécurité soupçonnés d’avoir commis des abus contre des civils. Cela suppose le renforcement des moyens des unités prévôtales ainsi que des inspections générales des forces armées, la réforme des codes de justice militaire, mais aussi la mise à disposition de la justice de ressources spécifiques, par exemple de capacités médico-légales. Mais cela nécessite également une volonté politique au plus haut niveau. Au Niger, la Commission nationale des droits humains qui, rappelons-le, est elle-même une institution de l’État a fait un travail remarquable pour documenter les tueries de plusieurs dizaines de civils perpétrées par des soldats à Inatès en 2020. Pourtant, lorsqu’elle a rendu publiques ses conclusions, elle a été accusée d’atteindre au moral des troupes et, un an après les faits, aucune procédure judiciaire n’a encore été engagée. Ce n’est donc pas qu’une question de moyens.

Devant la faiblesse des moyens pour faire face aux exigences de sécurité, de justice, de développement économique et de responsabilité politique, quel regard posez-vous sur les initiatives prises par les populations pour s’auto-organiser, notamment au sein de groupes d’autodéfense autonomes ou avec les encouragements de gouvernements ?

La question des groupes d’autodéfense est très délicate. Ils ont émergé pour pallier les insuffisances des États et leurs interventions sont souvent plébiscitées par les populations. Mais certains ont tendance à agir en dehors de tout cadre légal, en dépit des tentatives de certains gouvernements pour encadrer leurs interventions, et certains se sont rendus coupables de très graves exactions. Ils devraient eux aussi être soumis aux exigences les plus strictes en matière pénale et de lutte contre l’impunité.

Malgré les moyens déployés sur le terrain à côté d’autres forces nationales et internationales, l’opération Barkhane montre ses limites, car la solution au Sahel ne peut pas être que militaire.© FREDERIC PETRY / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

C’est pour cela que nous recommandons le démantèlement effectif et le désarmement des milices et groupes d’autodéfense reconnus coupables de violations des droits de l’homme.

Est-il envisagé un cadre de concertation avec l’autre coalition, celle des États (la Coalition internationale pour le Sahel), pour organiser une certaine complémentarité stratégique ?

La Coalition citoyenne pour le Sahel n’a pas pour vocation de ne produire que des rapports. Notre objectif est d’obtenir une réponse plus efficace de la part des gouvernements, qui sont donc nos interlocuteurs naturels. Nous échangeons très régulièrement avec des membres de la Coalition internationale. Le Haut Représentant désigné de celle-ci, le Commissaire de l’Union africaine aux affaires politiques, à la paix et à la sécurité ainsi que les représentants spéciaux de la France et de l’Allemagne pour le Sahel ont participé au lancement public de notre rapport. Après le lancement de celui-ci, mes collègues et moi-même avons tenu une série d’entretiens de suivi avec des représentants des gouvernements du Sahel et de leurs partenaires internationaux, pour discuter de manière très concrète de la mise en œuvre de nos recommandations. Ce ne sont pas toujours des discussions faciles, nous ne sommes pas d’accord sur tout, tant s’en faut, mais nous sommes très encouragés par le fait que de nombreux gouvernements accueillent favorablement notre rapport et nous disent vouloir s’en inspirer pour mettre en œuvre le « sursaut civil » décidé à N’Djamena. Nous ne nous situons pas dans une démarche systématiquement critique, mais au contraire dans une approche fondamentalement constructive.

L’urgence est là avec un Sahel instable. Quelles décisions prendre au plus vite pour constituer un front États-populations contre le djihadisme, le terrorisme et ainsi changer la donne ?

L’urgence, pour nous, c’est de revoir l’ordre des priorités en complétant l’approche antiterroriste par une réponse qui privilégie la protection des civils, la lutte contre l’impunité et la crise de gouvernance.