Tunisie : dans les villes touristiques, la révolte de la jeunesse gronde aussi

Sousse et Monastir, des cités pourtant prospères, n’ont pas été épargnées par les heurts qui ont secoué le pays en janvier, révélant le ras-le-bol des plus défavorisés.

Calme absolu, mer cristalline, badauds déambulant sur la corniche… Il ne faut pas se fier à la quiétude qui règne à Monastir en ce début de mois de février. La ville côtière, réputée pour son opulence et son dynamisme du temps du président Habib Bourguiba qui en était originaire, a connu à la mi-janvier une violente poussée de fièvre. Alors que la Tunisie célébrait dans un confinement strict le dixième anniversaire de sa révolution, des jeunes des quartiers populaires sont sortis à la nuit tombée pour en découdre avec les forces de l’ordre.

Ces heurts ont touché toute la Tunisie, de la capitale aux régions défavorisées de l’intérieur, révélant le ras-le-bol des plus défavorisés face à la crise économique et politique que traverse le pays. Monastir mais aussi Sousse, sa voisine, pourtant considérées comme deux villes prospères, n’ont pas échappé au mouvement de colère. Si les taux de chômage et de pauvreté restent ici inférieurs ou proches de la moyenne nationale, les inégalités sont de plus en plus marquées, encore aggravées par les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19.

Au café Souani 1988 de Monastir, près du rond-point où les affrontements nocturnes avec la police ont eu lieu à la mi-janvier, le désenchantement se lit sur les visages. « Je travaillais comme agent d’escale à l’aéroport pour la compagnie Nouvelair, mon contrat de six mois s’est terminé avec le Covid. C’était mal payé, mais au moins j’avais un travail », confie Haythem, 26 ans, qui exprime son désespoir dans des chansons de rap.

Chez lui, à Hay Rmel, entre les oliviers et les constructions anarchiques, les graffitis, souvent l’œuvre des supporteurs de football, racontent le sentiment de déréliction de la jeunesse. « Les jeunes sont partis à l’étranger, il ne reste que des clochards », peut-on lire sur un mur.

Dans les rues, des vendeurs de légumes écoulent leurs stocks depuis le coffre de leur voiture, un métier de fortune ou une reconversion pour ceux qui ont perdu leur emploi. « Il y a encore quelques années, beaucoup n’avaient pas besoin de faire ça », remarque Zoubeir Yahia, 25 ans, ingénieur en énergies renouvelables et originaire du quartier de Hay Souani, à Monastir.

Avant la crise du Covid, le tourisme représentait à Monastir près de 10 000 emplois pour 118 000 habitants. « Ici, tous les jeunes travaillent dans ce secteur, que ce soit pour un job d’été ou pour un travail plus durable. L’année dernière, avec le coronavirus, ça a été l’hécatombe », poursuit-il.
Curieux contraste

En réalité, la pandémie n’a fait qu’exacerber un mal-être plus ancien et profond. Beaucoup l’ont oublié, mais quelques mois avant la mort de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de Sidi Bouzid (centre) dont l’immolation déclencha la révolution, un autre drame avait eu lieu à Monastir : Abdesslam Trimmech s’était immolé le 3 mars 2010 après un différend avec des agents municipaux. Preuve que la corruption et les abus de pouvoir n’étaient pas cantonnés aux régions marginalisées de l’intérieur du pays.

A quelques kilomètres de Monastir, Sousse offre elle aussi un curieux contraste. Malgré la présence d’une classe sociale aisée et le développement de l’investissement privé, « il y a un déséquilibre entre le nord et le sud de la ville, selon Karim El Ouerdani, consultant en développement local. La Medina et le centre ont été délaissés par les familles de notables. Les riches vivent désormais dans les zones nouvelles comme Sahloul ». Une division qu’a renforcée ces dernières années l’afflux des travailleurs pauvres venus des régions de l’intérieur, poussés par l’exode rural vers la « perle du Sahel ».

Ici, « le premier pourvoyeur d’emplois est le secteur industriel, avant même le secteur touristique », rappelle Slim Abdeljelil, consultant. A elles seules, 486 entreprises font travailler près de 55 000 résidents. L’entreprise allemande Dräxlmaier, un sous-traitant de l’automobile, doit y inaugurer en 2022 un centre consacré à l’innovation et recruter près de 1 000 ingénieurs. La ville compte aussi une technopole destinée à l’innovation et aux start-up. Mais le tissu économique ne suffit plus à satisfaire la demande. « Les usines ont été affectées par la crise qui a suivi la révolution, et touchées à nouveau par le Covid-19, avec plusieurs fermetures », déplore Slim Abdeljelil.

Aux abords de la zone touristique, l’année 2021 ne s’annonce pas non plus très réjouissante. « Je me maintiens avec les bars ouverts dans l’après-midi, mais je n’ai aucune visibilité à cause de la crise sanitaire », constate Slaheddine Ben Ahmed, propriétaire de l’hôtel Kaiser en centre-ville. Alors à Sousse, comme ailleurs, les jeunes vivotent.
« Marre de la pauvreté »

Dans le quartier populaire de Errabah, en banlieue proche, Yassin (le prénom a été modifié), 17 ans, qui souhaite garder l’anonymat de peur de se faire arrêter, tue le temps en jouant à la console dans une salle de jeux ou en traînant dans la vieille ville. Il a fait partie des jeunes qui ont manifesté à la mi-janvier.

« C’était la première fois, explique-t-il, et je l’ai fait parce que j’en ai marre de la pauvreté. Mon père est transporteur, son travail rapporte au maximum 25 dinars [7 euros] par jour. Parfois il ne travaille pas, donc on peut passer une semaine sans argent et on doit demander un crédit à l’épicier. » Dans un paquet de cigarettes, il cache une peu de cannabis. « La zatla, c’est ce qui rend tous [les jeunes] un peu calmes », ajoute le jeune homme.

Pour Youssef Chedly Attia, 30 ans, doctorant en philosophie, issu du même quartier, voir la jeunesse dans un tel désœuvrement est un aveu d’échec. « Contrairement à notre génération qui a fait la révolution et qui avait des demandes, j’ai l’impression que beaucoup de ces jeunes ont juste abandonné. La plupart ne pensent qu’à quitter le pays, clandestinement », déplore-t-il.

Ce sentiment d’injustice est aussi perceptible dans les relations entre la police et les citoyens qui peinent à changer malgré la fin de l’Etat policier de Ben Ali et les tentatives de réformes. Dans la cité populaire d’El Aouina, Amin (le prénom a été modifié), qui travaillait comme animateur touristique depuis 2008, a dû se reconvertir en 2020 sous l’effet de la pandémie. Aujourd’hui, il tient une petite épicerie à côté de chez lui.

Mi-janvier, alors qu’il tentait d’aider une femme suffocant à cause des gaz lacrymogènes, il a été arrêté et condamné à six mois de prison avec sursis pour trouble à l’ordre public. « Je n’ai rien fait, j’essaie juste de subvenir aux besoins de ma famille. Je ne comprends pas pourquoi la police arrête tout le monde dans les quartiers populaires, sans faire la différence. Cela détruit des vies. » D’après des associations de défense des droits de l’homme, près de 250 jeunes ont été arrêtés en marge des manifestations à Sousse et à Monastir, un millier à l’échelle du pays.