La Centrafrique, nouveau symbole du retour de la Russie en Afrique

Depuis le début de sa coopération militaire avec le gouvernement centrafricain de Faustin-Archange Touadéra il y a trois ans, la Russie est de plus en plus présente dans le pays, de l’instruction militaire à la protection des mines et de la présidence. La République centrafricaine est devenue en quelques mois un symbole fort de la présence russe sur le continent.

C’est une des manifestations les plus spectaculaires de la présence russe en République centrafricaine. Nous sommes ce 15 octobre 2020 sur l’une des artères les plus fréquentées de Bangui. Des centaines de taxi-motos et une foule curieuse accompagnent au son des klaxons l’arrivée de six blindés sur lesquels flottent drapeau russe et centrafricain. Ces vénérables BRDM-2, véhicules de transports de troupes conçus sous l’ère soviétique dans les années 60, doivent désormais équiper une armée centrafricaine toujours soumise à un embargo sur les armes depuis 2014 et dépourvue d’équipement lourd. Dix autres blindés supplémentaires sont attendus.

Cette livraison est intervenue à quelques mois de l’élection présidentielle du 27 décembre, alors que les trois quarts du territoire centrafricain sont occupés par des groupes armés qui terrorisent la population civile. Le président Faustin-Archange Touadéra, élu en 2016, brigue un second mandat.

Cette livraison russe d’armes, présentée comme un don, n’est pas une première. Les premières armes en provenance directe de Moscou ont atterri sur le tarmac de l’aéroport de Bangui en janvier 2018 après des discussions entamées en novembre 2017. La vente d’armes a donc constitué une porte d’entrée pour le Kremlin en République centrafricaine selon Roland Marchal, spécialiste de la Centrafrique au CERI de Sciences-Po Paris et chargé de recherche au CNRS.

« Les conditions de l’arrivée des Russes en Centrafrique sont connues. Elles sont liées aux sanctions onusiennes sur la Centrafrique qui interdit l’achat d’armement. La réalité, c’est que les groupes armés étaient capables de s’approvisionner en armes via le marché d’armes du Darfour. On a eu également des armes et des munitions qui provenaient du Tchad. Et seul le gouvernement face aux groupes armés n’avait pas la possibilité de s’armer. On a voulu réformer l’armée et l’appareil sécuritaire sans donner la possibilité à cette armée nationale de réellement s’équiper. Cela a tourné au ridicule», explique le chercheur. Pour se procurer des armes, le gouvernement centrafricain devait obtenir l’accord du Conseil de sécurité de l’ONU. Une traçabilité des armes était exigée.

Selon Roland Marchal, les Français se sont rendus compte de ce dysfonctionnement mais de manière insuffisante et tardive. «Emmanuel Macron a proposé de donner les armes saisies à la piraterie en mer par la Marine française aux forces armées de Bangui », estime le chargé de recherche au CNRS.

«Les Russes sont présents depuis plusieurs années au Soudan et donc ils ont proposé leurs services à l’époque par l’intermédiaire de Omar El Béchir alors président. C’est Omar El Béchir qui les a aiguillés vers la Centrafrique », estime pour sa part Thierry Vircoulon, chercheur à l’Institut français des relations internationales (l’IFRI), auteur d’une note sur les groupes armés en RCA.

L’accord de Khartoum de février 2019

La Centrafrique a été ravagée par les combats après qu’une coalition de groupes armés à dominante musulmane, la Séléka, ait renversé François Bozizé en 2013. Les affrontements entre Séléka et milices anti-balaka, majoritairement chrétiennes et animistes, ont fait ensuite des milliers de morts.

Les violences ont considérablement baissé notamment après un accord de paix en février 2019 à Khartoum au Soudan entre 14 groupes armés et le gouvernement du président Touadéra. Cet accord entérine de fait la division du pays entre les territoires tenus par les groupes armés et le gouvernement. Mais les milices, ex-Séléka, ex-anti-balaka ou autres, continuent sporadiquement de s’en prendre aux civils. Les groupes armés se disputent le contrôle des ressources du pays, bétail et minerais (diamants et or) .

Dans cette affaire, le pouvoir centrafricain a été réellement demandeur d’un rapprochement avec les Russes selon Roland Marchal. « Le pouvoir centrafricain a cherché à obtenir de l’armement pour une question de souveraineté nationale face aux groupes armés et aussi face aux Français. Bangui est à l’origine de cette présence russe. La présidence centrafricaine a été un acteur actif qui a permis l’arrivée des Russes », estime Roland Marchal. L’aide militaire russe ne se résume pas seulement à une simple vente d’armes. En quelques mois, les Russes ont débarqué en force au sein du pouvoir de Bangui en proposant une sorte de « package sécuritaire au pouvoir centrafricain », selon le chercheur Roland Marchal.

En effet, depuis 2018, des instructeurs militaires russes entrainent les forces armées centrafricaines et assurent la garde rapprochée du président. Ils accompagnent les FACA sur le terrain. Des hommes russes assurent également la protection de mines. Un millier de Russes sont déployés selon des sources officielles centrafricaines. Ces hommes sont en très grande majorité des membres de la société militaire privée Wagner qui appartient à un proche de Vladimir Poutine, Evgueni Prigojine. « Les Russes ont une réelle capacité à projeter des forces et des sociétés de sécurité privées. Les Américains le font. Les Français ont été un peu plus réticents dans un premier temps », explique Roland Marchal, chercheur à Sciences Po Paris. Mais selon Thierry Vircoulon, il ne faut pas se tromper. « Wagner, c’est la Russie ! » Trois journalistes russes qui enquêtaient sur les activités de Wagner ont été assassinés en Centrafrique. Les coupables n’ont pas été retrouvés. L’enquête est au point mort.
Une campagne de communication anti-française

Cette présence russe, dans ce qui fut le pré carré français, a en tous cas désorienté Paris, constate Roland Marchal. « L’arrivée des Russes s’est en effet accompagnée d’une campagne anti-française orchestrée assez violente où l’on ne dénonçait pas seulement la politique de Paris mais où on appelait à s’en prendre aux Français sur place. Le président actuel Faustin-Archange Touadéra, de manière assez habile, se présente comme quelqu’un qui appelle à la modération devant Paris tout en rappelant qu’il y a de la place pour tout le monde dans le pays, Français, Russes », confie Roland Marchal. Ce double jeu du pouvoir associé à une forte campagne anti française illustre de fait la fin de la relation exclusive de la Centrafrique avec la France. C’est ce que note Thierry Vircoulon.

« Dans les années 1970, Bokassa avait essayé de sortir de cette dépendance exclusive avec la France en se tournant vers la Libye et les pays du bloc de l’Est. C’est qui avait motivé l’intervention de la France contre son régime en 1979. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte international où il y a des rivalités internationales de plus en plus aiguisées entre les Chinois, Américains, Russes ou Turcs. Les Africains disent qu’il y a de la place pour tout le monde. L’intérêt des Africains est surtout de multiplier le clientélisme international et de diversifier la dépendance. La nouvelle revendication de souveraineté des régimes africains consiste à démultiplier les liens de dépendance au lieu de créer les conditions économiques de la souveraineté. Le pouvoir de Bangui s’inscrit dans cette logique », rappelle pour sa part le chercheur Thierry Vircoulon.

Cette présence russe en Centrafrique s’inscrit également dans une volonté plus générale de Moscou d’avancer ses pions et faire valoir ses intérêts sur le continent.
« Cette offensive s’est accentuée depuis la crise ukrainienne. Les Russes ont pour projet d’installer des bases militaires dans cinq pays africains », ajoute Thierry Vircoulon. Moscou va construire une base militaire sur la mer Rouge, à Port-Soudan. Il s’agit d’une première en Afrique depuis l’effondrement de l’Union soviétique.

« Les Russes savent faire trois choses qui sont capables d’intéresser les Africains et le continent. Ils savent exploiter des mines et gérer les ressources énergétiques. Ils peuvent vendre du nucléaire civil et ils vendent des armes et possèdent une expertise sécuritaire », note ainsi Roland Marchal. Selon les données du Stockholm International Peace Research Institute, les Russes vendent près de la moitié (49%) des équipements militaires sur le continent. Sur la période de 2014 à 2019, la Russie a vendu pour plus de 8 milliards de dollars d’armes.

La Russie est le premier vendeur d’armes sur le continent. En échange de leur soutien militaire et sécuritaire, le pouvoir central de Bangui a ainsi accordé des permis d’exploitation minière. L’exploitation des mines centrafricaines situées dans les zones contrôlées par les groupes armés est officiellement soumise à un embargo international. La Russie réclame auprès de l’ONU la levée de cet embargo.

« La présence russe en Centrafrique s’inscrit de fait dans de la grande géopolitique. Il y a aussi une volonté de contrer les Français dans la région. Mais cette stratégie n’empêche pas de faire des affaires. On ne peut pas opposer les deux », estime Thierry Vircoulon, chercheur à l’IFRI. Les relations sont au beau fixe entre le pouvoir de Bangui et le Kremlin. Et Poutine soutient la candidature de Faustin-Archange Touadéra.
Un soutien politique à Faustin-Archange Touadéra

« Moscou soutient la candidature de Faustin-Archange Touadéra. Le défilé des blindés russes dans les rues de la capitale (NDLR : don de Moscou) en octobre dernier était un message destiné à l’opposition. Les Russes ont également transféré leurs techniques de propagande et de communication au pouvoir en place », constate Thierry Vircoulon. Cette présence reste loin d’être exclusive contrairement à ce que fut celle de la France durant des dizaines d’années. « Le pouvoir à Bangui a deux protecteurs, les Russes mais aussi également la force onusienne, la Minusca. La Chine reste le premier partenaire économique du pays. Et en règle générale, les Centrafricains restent ouverts à tout investissement étranger, sans aucune préférence exclusive. Les Russes ont acquis des permis d’exploitation des mines (NDLR : or et diamants) mais ils n’ont pas encore réellement fait les investissements nécessaires dans ce sens », note le chercheur.
Une générosité russe qui a ses limites
« La générosité russe a des limites. Les Russes ont exigé en effet que le carburant des avions destinés à la livraison des blindés soit en effet remboursé par le gouvernement centrafricain. Les blindés russes qui ont paradé dans les rues de Bangui sont tombés en panne. Ils ont donné du matériel très vieux », note pour sa part Roland Marchal. « L’aide russe n’a rien à avoir avec les montants de l’AFD, l’aide française au développement ou l’aide européenne pour le pays », constate Roland Marchal. L’Agence française du développement a dépensé 30 millions d’euros en différents projets en Centrafrique. L’AFD a également accordé une aide directe budgétaire de 10 millions d’euros à la République centrafricaine. La présence militaire et sécuritaire privée aura-t-elle eu le mérite de faire progresser l’autorité du gouvernement centrafricain dans les zones contrôlées par les groupes armés ? « Les blindés livrés par l’armée ne permettront pas de rétablir l’autorité de l’Etat contre des groupes armés », avance Roland Marchal.

« La Russie avait promis également une mission militaire mais pour l’instant rien est à l’ordre du jour. Le fait que le Kremlin confie l’essentiel de tâches à une société privée et non pas à des troupes directement sous ses ordres est assez signifiant des limites de l’engagement russe dans le pays. La Centrafrique ne représente pas encore grand-chose pour les Russes sur le continent. La vente d’armes vers des pays comme l’Egypte ou l’Algérie constituent des enjeux bien plus important sur le continent pour Moscou. Pour l’instant, l’influence russe en Centrafrique ne peut pas être comparable à ce que fut celle de la France dans ce même pays», tempère ainsi Roland Marchal.

Thierry Vircoulon partage ce constat. « Dans un premier temps les Russes ont donc cherché à renforcer la présence de l’Etat dans les zones contrôlés par les groupes armés. Avec la présence de 15 à 20 groupes armés et la présence de milices venus du Soudan et du Tchad, les Russes ont compris que les choses seraient très compliquées. Ils privilégient donc le statu quo pour l’instant », confie le chercheur de l’IFRI.

Et si la force de cette présence russe relevait surtout de la symbolique ? Celle d’une nouvelle puissance qui déloge l’ancienne puissance coloniale, la France ? C’est ce qu’affirme Roland Marchal. « Les Russes sont très forts dans cette communication. Ils jouent sur des symboles comme ‘la souveraineté nationale’ que les Français voudraient limiter. Ils forment l’armée centrafricaine, les FACA, en omettant de rappeler que d’autres le font également, la France, l’Union européenne, l’Angola… tout en sachant que cette armée n’ira pas affronter les groupes armés parce que les accords de Khartoum sont là et que sans logistique cet affrontement serait perdu. »

Un homme semble être le grand gagnant de cette arrivée russe dans le paysage politique centrafricain, le président sortant Faustin-Archange Touadéra. « Les Français qui ont peur de cette présence russe soutiennent Faustin-Archange Touadéra en espérant que celui-ci se tourne à nouveau vers eux. »