En Afrique du Sud, guerre des chefs au sein de l’ANC, le parti de Mandela

Deux camps sont à couteaux tirés dans la formation qui domine la vie politique depuis la fin de l’apartheid : celui du président Cyril Ramaphosa et celui du secrétaire général du parti Ace Magashule.

Sur le ring, deux poids lourds. D’un côté, le président Cyril Ramaphosa, hissé à la tête de l’Afrique du Sud par le Congrès national africain (ANC) en 2018 sur la promesse d’une « nouvelle ère » après la démission de Jacob Zuma, poussé vers la sortie sur fond de scandales de corruption à grande échelle.

De l’autre, Ace Magashule, secrétaire général du parti et allié du même Jacob Zuma. En jeu : le contrôle de l’ANC et, par extension, la gouvernance de la nation « arc-en-ciel » pour les années à venir, alors que le parti de Nelson Mandela domine la vie politique sud-africaine depuis la fin de l’apartheid.

Le combat vient-il d’entrer dans ses derniers rounds ? Comme Jacob Zuma, le principal opposant à Cyril Ramaphosa au sein d’un parti miné par les divisions est cerné par les affaires depuis des années sans que celles-ci ne semblent en mesure de le rattraper. La donne vient de changer. Le 10 novembre, un mandat d’arrêt a été émis contre Ace Magashule, un séisme dans le paysage politique sud-africain.

Pas moins de vingt et un chefs d’inculpation ont été retenus contre le secrétaire général de l’ANC, soupçonné de fraude, de corruption et de blanchiment d’argent dans une affaire liée à un contrat de désamiantage. Plus haute figure de l’ANC mise en examen depuis Jacob Zuma, l’ancien gouverneur de la province de l’Etat libre sera jugé en février 2021. En attendant, il a été libéré contre une caution de près de 11 000 euros.
« Captation de l’Etat »

Soutenu par une foule de supporteurs acheminés en bus pour venir l’acclamer à sa sortie du tribunal de Bloemfontein, Ace Magashule s’est empressé de dénoncer une cabale médiatico-politique orchestrée par ses opposants. « L’ANC a été infiltrée ! », a-t-il hurlé depuis la scène improvisée. Une partition qui n’est sans en rappeler une autre.

« Il parle le même langage que Zuma, observe l’analyste politique Ralph Mathekga. Ace a conscience que beaucoup de gens [au sein du parti] pourraient être accusés, comme lui, de malversations. Il a tout intérêt à clamer que le groupe est visé pour sa vision [politique] de l’Afrique du Sud, plutôt que de laisser dire qu’ils sont unis par des ennuis avec la justice. »

C’est en défendant cette ligne, au milieu des années 2000, que Jacob Zuma, déjà menacé par la justice, était parvenu à renverser la vapeur au point de ravir la place de président à Thabo Mbeki. Mais quinze ans plus tard et après une décennie placée sous le signe de la « captation de l’Etat », cette confiscation de l’appareil gouvernemental au profit d’intérêts privés sur fond de corruption à grande échelle qui a mis les finances du pays à genoux, la stratégie « Zuma 2.0 » d’Ace Magashule semblait mal emmanchée.

Ulcérés par les scandales à répétition, les Sud-Africains sont désireux de tourner la page, comme le suggèrent les résultats décevants de l’ANC aux dernières élections et les manifestations qui secouent régulièrement les townships.
Un consensus qui s’effondre

Mais quelques jours après la mise en examen du secrétaire général, un caillou est venu enrayer la machine qui semblait sur le point de l’avaler. Sur fond de scandales relatifs à l’attribution de contrats publics dans le cadre de la lutte contre la pandémie, Cyril Ramaphosa était parvenu à arracher, fin août, une résolution au cours d’un meeting tendu entre les plus hauts dirigeants de l’ANC. Selon celle-ci, tous les responsables du parti poursuivis pour corruption devaient se retirer de leurs fonctions au sein du parti.

Avec cette nouvelle résolution, le président semblait en mesure de sceller l’avenir politique des figures de l’ANC inquiétées par la justice en les dépossédant de leur pouvoir au sein du parti. Mais le secrétaire général de l’ANC, qui joue sa survie politique et peut-être aussi sa liberté, fait de la résistance. Refusant de démissionner, il a juré, devant le tribunal de Bloemfontein, que personne, en dehors des branches locales sur lesquelles l’ANC est bâtie, ne le ferait démissionner.

Après consultation juridique et alors que plusieurs responsables de l’ANC mis en cause dans des affaires de corruption ont refusé de laisser leur place, à l’image d’« Ace », le parti est contraint d’admettre qu’il ne peut pas forcer quelqu’un à la démission sur la base de la résolution adoptée fin août. Le consensus arraché pendant l’été s’effondre.

Et voilà que s’ouvre une semaine déterminante pour Cyril Ramaphosa. Jeudi 3 décembre, le président doit affronter une motion de confiance au Parlement. Si, de l’avis de tous les observateurs, elle n’a aucune chance d’aboutir à un renversement du président, l’épisode pourrait donner le ton des jours et des semaines à venir. « L’important, ce sera de voir comment l’ANC discute cette motion. Le parti fera-t-il bloc avec enthousiasme derrière le président ? », interroge Ralph Mathekga.
Entamer une procédure disciplinaire

Dans la foulée, une réunion des plus hauts cadres du parti doit se tenir le week-end prochain. Au cœur de celle-ci : l’avenir d’Ace Magashule au sein de l’ANC. En tentant de remettre la décision aux mains des branches locales du parti, le camarade secrétaire général joue son va-tout. Parti organique, l’ANC tire sa gouvernance de sa base par une succession d’élections de délégués chargés de voter pour la direction du parti, qui désigne à son tour le chef de l’Etat.

« En tant que secrétaire général, il a beaucoup de pouvoir sur l’appareil politique. Au cours des vingt dernières années, l’ANC a connu un glissement interne significatif du fait de la capacité de certains comme Magashule et d’autres à manipuler le système de branches », analyse Richard Calland, spécialiste de l’ANC et des années Zuma.

En augmentant artificiellement le nombre de votants dans certaines sections ou en empêchant à des membres de voter au cours des élections, il est possible d’influencer les résultats des élections au sommet du parti et tout ce qui en découle. Ace Magashule le dément, mais lui et d’autres alliés de Jacob Zuma sont accusés depuis des années de recourir à ces méthodes pour garder le pouvoir au sein de parti. Plusieurs élections ont ainsi été annulées par le passé pour cause d’irrégularités.

Malgré la clarté de la résolution adoptée fin août, le parti pourrait donc n’avoir d’autre choix que d’entamer une procédure disciplinaire à l’encontre de son secrétaire général pour la faire respecter, un chemin tortueux. A défaut, la stratégie d’Ace Magashule visant à amener la lutte sur le terrain des sections locales pourrait constituer une menace sérieuse pour le président Cyril Ramaphosa. « Cyril a de gros ennuis et il en est conscient », confiait ainsi une source proche du clan Ramaphosa au quotidien sud-africain Mail & Guardian il y a dix jours.