Périr ou laisser périr : l’impossible dilemme des humanitaires au Sahel

Sahel, terre d’humanitaires (1). La mort en août de sept employés d’Acted au Niger rappelle les risques que prennent les ONG dans une région où elles sont omniprésentes.

A quelques semaines d’intervalle, deux organisations humanitaires internationales ont été durement frappées au Sahel. Le 9 août, sept employés, dont six jeunes Françaises et Français de l’ONG Acted et leur accompagnateur nigérien, sont tués lors d’une attaque armée à 60 km au sud-est de Niamey, la capitale du Niger.

A peine un mois auparavant, le 22 juillet, ce sont quatre autres humanitaires de la branche française d’Action contre la faim (ACF) et d’International Rescue Commitee (IRC), une ONG américaine spécialisée dans le soutien aux personnes déplacées, qui avaient été assassinés par des djihadistes au nord-est du Nigeria. Dans cette zone située autour du lac Tchad, une employée d’ACF avait été enlevée en juillet 2019 par le groupe Etat islamique en Afrique de l’Ouest (Iswap), une scission de Boko Haram. Elle est toujours retenue en otage.

Ces attaques répétées mettent en lumière la dégradation des conditions de travail des ONG au Sahel, une région vaste comme six fois la France métropolitaine qui s’étire de la côte Atlantique à la Corne de l’Afrique.

Cette zone est considérée comme l’une des plus vulnérables au monde par le Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA) des Nations unies : plus de 24 millions de personnes, dont la moitié sont des enfants, ont besoin d’une assistance humanitaire, et 13 millions sont en insécurité alimentaire. La pauvreté y touche la moitié des habitants et un enfant sur cinq chez les moins de 5 ans souffre de malnutrition.
« Un océan de violence »

Les besoins humanitaires n’ont cessé de s’accroître depuis une dizaine d’années avec l’insurrection de groupes djihadistes et la prolifération des bandes armées liées à des trafics en tout genre. Des urgences auxquelles les ONG sont en quelque sorte sommées de répondre.

Celles-ci se retrouvent face à un véritable dilemme : suspendre ou mettre définitivement un terme à leurs activités dans la zone au risque d’abandonner des milliers de personnes déjà très vulnérables. Ou alors se maintenir sur le terrain et mettre en péril la vie de leurs personnels. « Les espaces auxquels les humanitaires peuvent accéder sont de plus en plus réduits. Au quotidien, nous travaillons dans un océan de violence. Avec, hélas, le risque de nous y habituer. Une bonne partie de notre temps étant consacrée à éviter des braquages, des prises d’otages ou des meurtres », confie Issiaka Abdou, chargé des programmes pour l’Afrique de l’Ouest de Médecins sans frontières (MSF).

Alors, partir ou rester ? Certaines ont fini par trancher ce nœud gordien. Comme Acted, qui a interrompu ses activités au Niger alors qu’elle intervenait depuis dix ans dans le pays, apportant une aide d’urgence aux personnes déplacées et en facilitant l’accès à l’eau et aux installations sanitaires des populations. Cette décision, prise après l’assassinat de ses employés début août, rejoint celle d’autres organisations humanitaires internationales, également parties en raison de la multiplication des incidents sécuritaires dans toute la bande sahélienne.

Les violences se concentrent dans deux zones : au nord-est du Nigeria et dans la zone du lac Tchad où sévit l’Iswap. Et aussi dans celle dite des « trois frontières » (Mali, Burkina Faso et Niger), fief du groupe Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), autre scission de Boko Haram.

Passerelles avec des organisations locales

En dépit d’un contexte sécuritaire très précaire, les ONG restent pourtant massivement présentes sur place. Dans les pays de la zone des « trois frontières », OCHA en dénombre 2 150 au Mali, environ 3 000 au Burkina et plus de 500 au Niger. Des chiffres qui incluent aussi bien de grosses structures internationales dédiées à l’aide humanitaire d’urgence ou spécialisées dans l’aide au développement que de plus petites associations locales.

Pour parvenir à poursuivre leurs actions, la plupart des ONG internationales multiplient les passerelles avec des organisations locales. D’autres préfèrent embaucher davantage de personnel local. « Ce n’est qu’en constituant des équipes majoritairement composées de nationaux ou d’Africains d’autres pays que nous pourrons poursuivre nos missions. Avec l’idée que celles-ci sont a priori moins visibles quand il s’agit d’accéder à des zones aujourd’hui quasi inaccessibles par des expatriés occidentaux », admet Pierre Mendiharat, directeur adjoint des opérations de MSF.

La première ONG française, présente depuis dix ans dans les pays du Sahel, a fait ce choix. Ainsi, sur les 1 600 humanitaires travaillant pour l’organisation au Niger, 1 500 sont des nationaux. Ce qui n’amoindrit en rien les dangers, puisque les Nations unies précisent que 90 % des humanitaires attaqués au Sahel sont des personnels locaux.

Avant d’être une stratégie d’adaptation au contexte sécuritaire, « il s’agit davantage du fruit d’une réflexion sur l’efficacité de l’aide et des actions d’urgence. Car ce sont les nationaux qui ont réellement la compétence des projets et la connaissance suffisante des lieux et des populations auxquels ils sont destinés », nuance Augustin Augier, cofondateur d’Alima, une ONG qui revendique de figurer parmi les grandes organisations humanitaires médicales qui ne soient pas occidentales.
« Notion géopolitique »

La présence massive des humanitaires au Sahel est loin d’être un phénomène nouveau. Celle-ci s’est constituée en deux vagues.

La première remonte aux grandes sécheresses qui ont sévi dans la région entre 1969 et 1974, et qui ont perduré jusqu’au début des années 1980, faisant plus de 100 000 morts et provoquant malnutrition, famine et déplacements des populations. Des campagnes humanitaires sont lancées, des institutions de développement comme l’Agence française de développement (AFD), la coopération allemande (GIZ) ou l’Agence de Etats-Unis pour le développement international (USAID) commencent à faire de la sécheresse et de l’alimentation une priorité des projets qu’elles soutiennent en Afrique sahélienne. Dans le même temps, les dirigeants du Sénégal, du Niger, de Mauritanie, du Burkina Faso, du Tchad et du Mali lancent un appel pour que le Sahel soit déclaré « sinistré » par la communauté internationale.

« C’est à ce moment-là que le Sahel, qui n’était encore qu’un terme bioclimatique, est devenu une notion éminemment géopolitique désignant un ensemble de pays dont les dénominateurs communs sont la faim et la sécheresse, auxquelles s’ajoute désormais une crise sécuritaire », rappelle Vincent Bonnecase, chercheur en science politique au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et qui travaille depuis plusieurs années sur l’histoire de la mesure de la pauvreté en Afrique. Il est l’auteur, entre autres, de La Pauvreté au Sahel : du savoir colonial à la mesure internationale (Karthala, 2011).

La deuxième vague des humanitaires au Sahel arrive dans les années 1990, lorsque les politiques néolibérales d’ajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds provoquent l’éclatement des rares structures d’Etat encore solides dans ces pays. Ces réformes entraînent un désastre : la pauvreté s’enracine et des pans entiers de la population sont privés de services sociaux de base. Par la force des choses, les ONG reprennent alors les fonctions de l’Etat partout où celui-ci n’est plus présent. Leurs domaines d’intervention s’étendent de la santé au renforcement des capacités des organisations paysannes, en passant par la sécurité alimentaire ou l’accès à l’eau.

« S’attaquer aux causes structurelles »

Depuis, la situation ne s’est pas améliorée, laissant apparaître toute une mosaïque d’organisations humanitaires qui doivent aussi répondre aux défis de la croissance démographique au Sahel, qui figure parmi les plus fortes du monde.

« Loin de répondre de manière durable aux besoins des populations, l’aide humanitaire d’urgence a fait éclipser la nécessité de s’attaquer aux causes structurelles des problèmes, estime le juriste camerounais Kolwe Wangso, spécialiste du droit international humanitaire. Or il est tout aussi urgent d’améliorer la gouvernance et de renforcer la lutte contre les conséquences du changement climatique. » Une manière d’ouvrir le débat sur le rôle des humanitaires : doivent-ils aussi être des agents de développement, comme les Etats les y encouragent de plus en plus ?

« Cette confusion est dangereuse, parce qu’elle met à mal les principes fondamentaux d’impartialité, de neutralité et d’indépendance des organisations humanitaires. Ce n’est pas à nous d’organiser la vie dans les pays dans lesquels nous intervenons », met en garde Augustin Augier, d’Alima. Même son de cloche pour Daouda Insa, coordonnateur de l’Adesen, une ONG active dans le domaine de l’éducation au Niger : « Notre mission est de colmater les brèches. L’Etat et ses partenaires institutionnels doivent prendre leurs responsabilités. »

Il demeure cependant que ces organisations sont rarement financièrement indépendantes des Etats ou des bailleurs institutionnels internationaux. « Là est toute la difficulté qu’ont la plupart d’entre elles à ne pas apparaître comme des instruments, même indirects, des pays occidentaux », estime le sociologue malien Aly Tounkara, directeur du Centre des études sécuritaires et stratégiques au Sahel. Selon le chercheur, « leur présence pléthorique aggrave un problème qu’elles prétendent pallier en fragilisant encore plus l’autorité des Etats là où elle existe encore, et en conduisant les pays du Sahel à hypothéquer leur souveraineté ».
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C’est une terre sous perfusion, des millions de kilomètres carrés quadrillés par les humanitaires. Le 9 août, la mort de sept employés d’Acted au Niger, dont six jeunes Français, a braqué les projecteurs sur les ONG en mission dans les pays du Sahel. Plus de 2 000 au Mali, 3 000 au Burkina, quelque 500 au Niger… Ces organisations maillent un territoire synonyme de sécheresse, de faim et d’insécurité, dans le but d’apporter aide et soutien aux populations les plus fragiles. Une façon de pallier l’absence d’Etat, au risque, justement, d’empêcher ces Etats faibles d’asseoir leur présence. Pour mieux comprendre leurs missions et leurs modes d’intervention, Le Monde Afrique vous propose une série d’analyses et de reportages.