Cheick Oumar Diarrah : » Il faut définir et codifier le rôle et la place des imams dans les mosquées car ceux-ci exercent un ministère public au service de la communauté nationale »

Voici l’interview exclusive de Cheick Oumar Diarrah, ancien ministre de la Réconciliation Nationale et du Développement des Régions du Nord du Mali et ancien ambassadeur.

Maliactu.net : Parlez-nous de la situation des religieux dans le Monde ?

En faisant un tour d’horizon rapide dans le Monde, il est aisé de remarquer que les organisations religieuses sont partie intégrante des débats publics et qu’elles exercent une influence certaine ou une certaine influence dans la vie des différents pays. Prenons trois exemples en Europe.

En Allemagne, l’Union Chrétienne-Démocrate (CDU) est actuellement le parti dominant sur la scène politique. Elle est alliée à l’Union des Chrétiens-sociaux (CSU). Fondée en 1945, au lendemain de la chute du Troisième Reich, la CDU affiche sans complexe son obédience chrétienne.

Dès l’origine, sous l’égide de Konrad Adenauer, elle regroupa des catholiques et des protestants qui étaient à la recherche d’une troisième voie entre le capitalisme et le communisme. Ce parti domina la scène politique de 1949 à 1969 avant d’être défait par une coalition sociale-libérale (SPD et FDP) conduite par le socialiste Willy Brandt.

Les Chrétiens-démocrates revinrent au pouvoir entre 1982 et 1998 avec Helmut Kohl dirigea le Gouvernement. A partir de 2005, Angela Merkel assumera les fonctions de Chancelière au nom de la CDU. Après treize années passées à la Chancelière, elle quittera bientôt ses fonctions.

En Italie, toute l’après-guerre a été dominée par la Démocratie-chrétienne qui assuma une sorte « d’hégémonie catholique » sur la vie politique de 1948 jusqu’à la fin des années 1970 où elle a été confronté au terrorisme des Brigades rouges qui ont enlevées et exécutées son leader Aldo Moro. A partir de cette date, la Démocratie-chrétienne entra dans phase de déclin avant de disparaître en 1994 après avoir été fortement compromise dans des scandales révélés par l’Opération « Mains propres ».

En Turquie, le Parti de la Justice et du Développement ou AKP est un parti politique d’obédience religieuse qui domine la vie politique turque depuis 2002 malgré le caractère laïc de l’État turc.

En Amérique latine, l’Église a été le rempart des citoyens contre les dictatures militaires qui ont meurtries ce Continent pendant des décennies. Au Brésil, durant la dictature des généraux, entre 1964 et 1985, Dom Helder Camara fût le chantre de la « théologie de la libération ». Il n’hésita pas à s’opposer férocement aux militaires ; ce qui lui valût d’être taxé de « communiste » par les tenants de cette oligarchie dictatoriale.

Il a marqué profondément l’histoire de son pays et, sans doute, d’une grande partie de l’Amérique latine. Au Salvador, Monseigneur Oscar Romero, l’archevêque de San Salvador, fût le défenseur infatigable des pauvres et singulièrement des paysans. Il a été assassiné le 23 mars 1980 par un militant d’extrême-droite à cause de son engagement en faveur des plus démunis.

Aux États-Unis, les révérends Martin Luther King, Jessie Jackson, Ralph Albernathy ont été à la pointe du combat pour les droits civiques. De même que Malcom X avec la Nation of Islam. Aux États-Unis, les religieux exercent une fonction de « conseiller spirituel » auprès plupart des dirigeants politiques (president, sénateurs, représentants ou même chefs d’entreprise…). Le rôle de la religion dans la vie publique est ouvertement assumé par tous. Le président Georges Bush avait pour « conseiller spirituel » le patriarche Billy Graham qui l’amena à abandonner l’alcool.

De même les églises évangéliques ont été un puissant groupe de pression qui a joué un rôle déterminant pour l’indépendance du Sud-Soudan, notamment avec le sénateur J. Danforth qui devint conseiller spécial du président Georges Bush et qui donna un coup d’accélérateur aux négociations ayant abouti à la signature de l’accord de paix entre les rebelles et le régime d’Omar El-Béchir.

Maliactu.net : Qu’en est-il de la situation en Afrique ?

En Afrique du Sud, l’Église a joué et continue de jouer un rôle éminent dans l’évolution politique du pays. Les révérends Desmond Tutu, Frank Chikane, Alan Boesack ont été la pointe du combat contre le régime de l’apartheid. Ce sont eux qui galvanisaient les populations pendant que Nelson Mandela et les dirigeants de l’ANC (Walter Sisulu, Chris Hani, Gowan Mbeki, Ahmed Kathadra…) étaient enfermés dans le bagne de Robben Island ou se trouvaient en exil dans les pays de la ligne de front (Zambie, Mozambique, Tanzanie…).

En Afrique du Nord, dans la quasi-totalité des pays, l’Islam est la religion de l’État.

L’article 1 de la Constitution tunisienne de 2014 dispose : « La Tunisie est un État libre, indépendant, et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». L’article 2 de la Constitution Algérienne du 8 décembre 1996 amendée par la loi constitutionnelle du 6 mars 2016 dispose : « L’Islam et la religion de l’État ». L’article 2 de la Constitution Egyptienne de 2014 dispose : « L’Islam est la religion de l’État. Les principes de la Charia sont la source principale de la législation…».

La Mauritanie est carrément une République islamique. Au Maroc, Sa Majesté, le Roi Mohamed VI est le « Commandeur des Croyants ». Dans ce pays, le Parti de la Justice et du Développement (PJD), d’obédience religieuse, exerce un rôle éminent sur la scène politique depuis 2003, année au cours de laquelle il a remporté des succès importants dans de grandes villes comme Marrakech, Tanger et Casablanca. A partir de 2011, son chef, Abdelilah Benkiran s’est vu confier la direction du Gouvernement après que le PJD eût obtenu 107 sièges sur 395 que compte le Parlement. Depuis 2016, c’est Saadeddine Othmani qui assume la fonction de Premier ministre après que le PJD eût enlevé 125 sièges sur 395. Le PJD prône l’éradication de la corruption et la reconstruction des institutions sur la base de la transparence en mettant fin au népotisme.

Au Sénégal voisin, nul ne peut ignorer le poids électoral, social et politique des six familles maraboutiques suivantes : 1) Famille mouride de Sérigne Mbacké de Touba, 2) la famille de Sérigne Sy, Khalife général des Tidjanes basé à Tivaouane, 3) la famille Laye, Khalife général des Layènes à Dakar, 4) la Famille Niasse, 5) la Famille Seydou Nourou Tall à Dakar, 6) la Famille Kounta, Khalife général des Khadres. Aucun candidat sérieux à une élection présidentielle ne peut omettre de rendre visite à ces différentes familles pour solliciter leurs « bénédictions ». Ces familles jouent ouvertement en toute harmonie un rôle majeur dans l’évolution du pays. Cela est accepté par l’ensemble des sénégalais. Durant l’élection présidentielle de février 1988, le Khalife général des Mourides a prononcé ce qu’on appelle le « Ndiguel », c’est-à-dire une sorte de fatwa appelant ses fidèles à voter le président Abdou Diouf. Depuis cette date, ce geste n’a pas été renouveler.

Au Mali, Mgr Luc Sangaré a été le porte-parole de l’immense majorité des Maliens durant la dictature militaire (1968-1991). La lettre pastorale, publiée par l’Eglise était alors le reflet exact de la situation que connaissait le pays durant cette période.

En 2013, les principaux candidats ont été auditionnés par le Haut Conseil Islamique. Ils ont pris des engagements à l’égard de cette Institution.

Les prétendus djihadistes sont les pires ennemis de l’Islam

Maliactu.net : Comment peut-on décrypter la question du djihadisme au Mali ?

Ces prétendus djihadistes ont développé une stratégie de la haine : haine de leur propre personne –puisqu’ils n’hésitent pas à se suicider ; ce que condamne rigoureusement l’Islam, le judaïsme et le christianisme. Ils haïssent l’humanité en donnant la mort à des personnes innocentes ; de même, ils haïssent leurs propres parents et leurs voisins qu’ils plongent dans le désarroi, la tristesse en leur imposant un deuil cruel puisque leurs corps déchiquetés sont introuvables ou indentifiables.

Ils veulent instaurer l’empire de la haine, provoquer une guerre civile entre les communautés. Ils se complaisent dans le déchaînement de la violence, du sang, de la discorde. Absolument, ils n’ont rien de musulmans. Ils sont anti-musulmans, irréligieux, a-sociaux… La sourate 2, le verset 256 du Coran affirme clairement « Nulle contrainte en religion ». Dans la sourate 3, verset 20, Allah (SWT) s’adressant au Prophète (SAW) précise : « Ton devoir n’est que la transmission du (message). Allah sur Ses serviteurs est Clairvoyant ».

Cela dit, ce phénomène est la résultante d’une lente détérioration des conditions de vie dans les régions du Nord et du Centre ; ce qui explique grandement que les populations dans ces zones éprouvent de profonds ressentiments vis-à-vis de l’État.

Maliactu.net : Que pensez-vous de la revendication de l’application de la peine de mort ?

Cette revendication s’explique par l’assassinat de l’Iman Yattabaré de Médina-Coura et de l’enchaînement d’un certain nombre de crimes odieux que le pays a enregistré au cours des semaines passées. Dire que la peine de mort est archaïque, n’est pas une réponse suffisante. Actuellement, il y a 58 pays dans le Monde (dont les États-Unis, la Chine, de nombreux pays musulmans et d’Amérique latine) qui pratiquent la peine de mort.

Il y a 33 pays dont la législation prévoit la peine de mort mais qui ne l’ont pas appliqué depuis au moins plus de dix ans. Le Mali se trouve dans cette deuxième catégorie. Il faut prendre à bras-le-corps la question de l’insécurité et compte tenu de la faiblesse de nos dispositifs de sécurité, celle-ci ne pourra être circonscrite qu’avec le concours actif des populations elles-mêmes. Il convient de bien poser le problème pour y apporter les réponses appropriées.

Maliactu.net : Que pensez-vous des 50 millions que le Premier ministre a envoyés à l’Imam Mahmoud Dicko comme contribution à l’organisation matérielle du meeting du 10 février ?

Ce geste a été fortement médiatisé et a suscité une polémique entre les deux protagonistes. Premièrement, ce geste est un fait caractéristique des mœurs en cours dans la société politique malienne.

Il est de coutume pour les Autorités gouvernementales d’apporter un soutien matériel aux organisations dites faîtières lorsque celles-ci organisent des manifestations publiques.

La polémique est née du fait que l’Imam n’avait pas sollicité l’appui des Autorités gouvernementales. Il semble même qu’il y ait eu des tentatives pour saboter le meeting du 10 février. Deuxièmement, ce fût une tempête dans un verre d’eau qui dénote le degré de détérioration des relations entre les parties en présence. Il convient de ne pas s’attarder cette question.
Maliactu.net : Lors du meeting du 10 février, les religieux ont réclamé la démission du Premier ministre? Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas une immixtion dans le champ politique ?

S’agissant de l’immixtion dans le champ politique, il y a bien longtemps que celle-ci est devenue une réalité bien ancrée dans ce pays. Dans les faits, ce sont les dirigeants politiques qui, les premiers, ont sollicité l’intervention des leaders religieux. En 2013, le HCI a auditionné la quasi-totalité des candidats à la magistrature suprême et leur a même soumis un « cahier de doléances » à satisfaire.

C’est à la suite de cette procédure qu’il a porté son choix sur l’actuel chef de l’État. Personne n’a trouvé cela anormal, à part une ou deux personnes dont le Docteur Zoumana Sacko.

Leur intervention lors du meeting du 10 février se situe dans un contexte particulier qu’il faut lier à la persistance et à la complexification de la crise multidimensionnelle qui secoue actuellement le pays et dont les racines remontent à près de cinq décennies au cours desquelles l’État a été dépossédé de ce qui constitue son essence même. Par rapport à la requête formulée lors de ce meeting, il faut savoir qu’en politique, aucune hypothèse ne doit être écartée a priori. D’abord, il faut tenir compte du rapport des forces.

Durant la Deuxième Guerre Mondiale, Staline a eu cette boutade : combien de divisions armées possédait le Vatican ? Ensuite, lorsque le devenir immédiat et futur du pays commande quelque chose, cela s’impose tout naturellement sans difficultés.

Maliactu.net : Comment analysez-vous le meeting du 10 février ?

Le meeting du 10 février 2019 organisé par le HCI sous la présidence d’honneur du Chérif de Nioro signifie clairement que les organisations religieuses contestent désormais la monopolisation de la parole politique par les appareils partisans. C’est une nouvelle donne qu’il faut objectivement analyser.

Désormais, le champ politique sera partagé entre les partis politiques et les organisations religieuses qui se trouvent dans une phase ascendante alors que la quasi-totalité des appareils partisans connaissent des crises irrémédiables découlant de leur mode opératoire au cours des cinq décennies écoulées (1968-2019).

Aujourd’hui, il existe près ou plus de 200 partis politiques. Il y a une véritable atomisation de la scène politique nationale. Certains analystes extérieurs considèrent cela comme une caricature de la démocratie. Certains partis politiques ne sont que des boîtes postales, des regroupements de copains, ou un grin de quartier…

Il est clair qu’une telle situation est la conséquence d’un malaise profond, d’un dévoiement des instruments susceptibles de permettre une compréhension des problèmes sociétaux.

Ce pluralisme malsain donne lieu à des jeux pervers, au discrédit de la Politique et du Politique. Les alliances se font et défont au gré des circonstances, « la transhumance » s’opère nuitamment à coups de prébendes, les haines naissent et s’affermissent dans un contexte marqué par l’absence de débats de fond sur les problèmes du pays.

Tout se ramène à soi, à sa propre personne, à son confort personnel, à un ego démesuré masquant la petitesse des ambitions pour le pays. La question qu’on doit valablement se poser aujourd’hui à quoi servent ces partis croupions issus de processus électoraux douteux ? Que peut-on faire valablement pour sortir le pays de l’ornière avec une telle confusion ?

De fait, la classe politique a créé elle-même les conditions de son propre affaiblissement ! Présentement, l’absence d’imagination politique fait, que les appareils politiques fonctionnent sur des « logiciels » politiques qui sont inadaptés pour faire face à la crise actuelle. Cela explique en grande partie la durabilité et la complexification de la crise que nous connaissons depuis des décennies. Nous sommes là face à un phénomène majeur qu’il faut décrypter sinon les lendemains risquent d’être plus difficiles que le présent que nous subissons.

Il serait hasardeux de vouloir opposer la classe politique aux organisations religieuses en privilégiant celles qui sont favorables au gouvernement à celles qui lui opposées. Les religieux, toutes tendances confondues sont, par nature, des médiateurs sociaux. Ils sont plus proches des populations que les appareils politiques, car, ils interviennent dans la vie quotidienne des familles en apaisant les tensions et en réconciliant les uns et les autres.

Ce sont eux qui nouent les liens du mariage à la mosquée, ils exercent des fonctions d’intermédiation auprès des administrations locales ou même de conseiller pour les politiciens sollicitant leurs avis avant d’entreprendre telles ou telles actions… Les religieux sont les conseillers « spirituels » de nombreux leaders politiques, administratifs ou même des leaders d’opinion… Il n’y aura pas beaucoup de politiciens qui oseront s’opposer ouvertement aux religieux car ils savent le rôle précieux qu’ils jouent en temps normal et quelles peuvent être la puissance de leur consigne ou mot d’ordre durant les campagnes électorales comme on l’a expérimenté lors de l’élection présidentielle de 2013.

De plus, en jetant la discorde entre les musulmans, on risque d’enclencher une « guerre des mosquées » au sein desquelles il faudra protéger les imams contestés par les fidèles parce qu’ils soutiennent tel ou tel bord. A raison de deux ou trois mosquées –ou même plus- par quartier, les effectifs des forces de sécurité seront rapidement débordés par le déchaînement des violences provenant d’un éventuel affrontement entre les fidèles. Dans les années 1950, avant l’accession du pays a la souveraineté internationale, le président Modibo Kéïta était publiquement intervenu pour apaiser les tensions existantes entre les éléments wahhabites et tidjanes. Assurément, la paix dans les mosquées constitue aujourd’hui un impératif incontournable. Tout le reste relève des manipulations hasardeuses aux conséquences incalculables.

Dans la phase historique actuelle, il ne faut pas s’aliéner les religieux quelles que soient leurs prises de position. Car, ils constituent présentement la force sociale la mieux organisée, celle qui couvre l’ensemble du pays et ils peuvent devenir rapidement une force de frappe atomique. Chercher à diviser les organisations musulmanes aura inéluctablement pour résultat de diviser et de semer la discorde entre les citoyens maliens eux-mêmes et conduire à des affrontements fratricides. La situation deviendra intenable, à la fois, dans les mosquées et dans la rue. Cela ne fera qu’amplifier la détérioration de la situation sociale et politique et entraîner une instabilité insoupçonnée et ingérable.

Dans un univers aussi complexe tel que le nôtre présentement, rassembler et débattre devient une obligation démocratique. L’État doit jouer un rôle de régulation sociale, chercher à forger des consensus sur tous les problèmes de société. Il ne doit aucunement s’aliéner aucun groupe social. Pour paraphraser Franz Fanon, il faut « rassembler, éclairer et conduire vers un avenir meilleur ». Cela nécessite de la Patience, de la Tolérance, de l’Humilité et surtout, l’acceptation de la différence, car c’est celle-ci qui fait la richesse du Mali, cette mosaïque de communautés fortement métissées et unies.


Maliactu.net : Pouvez-vous donner plus de précisions sur la contexture politico-sociale actuelle ?

Nous entrons dans une nouvelle temporalité historique avec l’épuisement de la capacité d’action historique de l’État postcolonial. Celui-ci est entré dans une crise irrémédiable parce qu’il a perdu sa capacité à produire du sens, à respecter et honorer le Contrat social qui le liait au peuple.

Nous sommes en présence de nouvelles conflictualités avec la conjugaison de multiples insécurités : alimentaire, juridique, économique etc… L’insécurité se conjugue désormais au quotidien.

L’École n’est plus fonctionnelle, l’éducation dispensée est sommaire, peu professionnelle ; elle ne permet pas la cohésion sociale ; les enseignants sont mal formés et démotivés du fait de la précarité de leurs conditions de vie. L’enseignant a cessé d’être un modèle dans la société.

La multiplication des grèves et des « années blanches ou semi-blanches » a fini par produire ce que j’appelle des « néo-analphabètes », c’est-à-dire des gens qui savent lire et écrire et encore… mais qui ne savent pas penser.

L’État postcolonial, parce qu’il n’a pas été capable de doter le pays d’une base matérielle conséquente ne peut plus exercer ses fonctions régaliennes et déployer les services publics sur l’ensemble du territoire. Les villages sont abandonnés et victimes d’une insécurité multidimensionnelle quotidienne : vols de bétails, des récoltes, attaques sur les routes etc… Et cela dure depuis plus de trois décennies sans que le phénomène ait été pris en considération et analysé correctement ! L’Insécurité est désormais régionalisée (Burkina Faso, Niger, Tchad…) ; le terrorisme s’est propagée, l’immigration touche de nombreux pays où la jeunesse est désœuvrée et ne peut plus rester sur place à ne rien faire…

Les partis politiques qui sont apparus aux lendemains du processus démocratique au début de la décennie 1990 ont atteint leurs limites objectives en ce sens qu’ils ne sont pas porteurs de projet de société, et qu’ils n’ont pas été vecteurs des transformations fondamentales que nécessitait le pays. Ces partis se sont engouffrés dans un appareil d’État dont ils ne connaissaient pas les ressorts véritables.

Ces partis n’ont pas compris les déterminants majeurs qui les enserraient dans un carcan suranné et qui les empêchent d’être aujourd’hui le moteur d’une dynamique profonde de changement de la société. A partir de là, les partis et leurs dirigeants ont « gouvernés » le pays selon les mêmes méthodes apparues après la chute du Président Modibo Kéïta. La décomposition des partis politiques sous la Troisième République constitue l’une des causes fondamentales de la crise qui secoue le pays actuellement.

Maliactu.net : Pouvez-vous nous en dire davantage sur la crise de l’État postcolonial ?

Cette crise est apparue dès la première décennie 1960 aux lendemains des indépendances. Les différents pays sont allés à l’indépendance dans la division en créant des micro-États non viables en tant que tels. C’est ce que le président sénégalais Léopold Sédar Senghor a appelé la balkanisation.

Ces nouveaux États ont été violemment confrontés à la Guerre froide qui a eu des conséquences dramatiques sur le devenir de l’ensemble du Continent Africain. La décennie 1960 s’est soldée par la mise à l’écart ou la disparition des grands leaders nationalistes (Kwamé Nkrumah en 1968, Modibo Kéïta en 1968, Gamal Abdel Nasser en 1970) qui avaient pour ambition ultime de réhabiliter l’Afrique après les siècles d’humiliation imposés par les syncopes de l’histoire.

Au cours de la décennie 1970, nous avons subi l’ère des dictatures militaires avec toutes sortes de situations grotesques. En 1990, sur les cinquante-un Etats membres de l’OUA, vingt-quatre étaient dirigés par des militaires. De 1963 au début de la décennie 1990, on a dénombré 89 coups d’état militaires réussis ! L’Afrique a connu un chaos inimaginable.

La décennie 1980 a été marqué principalement par le triomphe du néo-libéralisme qui a supplanté définitivement toutes les idéologies centrées sur l’indépendance économique de l’Afrique (Plan de Lagos 1980, marxisme, socialisme africain, théories du développement autocentré, self-reliance etc…).

Les plans d’ajustement structurel ont été brutalement imposés et appliqués aux différents pays sans exception. Ils ont entraînés le démantèlement de l’appareil d’État avec le dégraissage de la fonction publique, les coupes sombres dans les budgets de la défense, de l’éducation, de la santé, de la justice, la privatisation ou la fermeture pure et simple des entreprises publiques déficitaires etc… Ces plans d’ajustement ont non seulement appauvris les plus pauvres et les plus démunis mais ils ont détruits l’embryon de classe moyenne qui existait dans les différents pays.

Or, celle-ci joue un rôle clé dans le développement de la société ! Le Continent continue de vivre encore les conséquences dramatiques du paradigme qui lui a été imposé à cette époque.

La crise de 2012, qui a entrainée l’effondrement du nord du Mali et qui s’est aggravée depuis cette date avec l’élargissement des zones d’insécurité dans différentes parties du territoire national, nous impose de prendre en considération les changements fondamentaux auxquels on a assisté depuis le début des années 2000.

Premièrement, la prédominance de l’État au détriment des Citoyens a été sérieusement érodée car l’appareil d’État n’est plus en mesure de se faire obéir comme auparavant parce qu’il ne plus produire le Bien public au bénéficie des populations.

Deuxièmement, les légitimités traditionnelles bien qu’elles se soient maintenues ne sont plus en mesure de se faire obéir des citoyens localement avec l’arrivée d’une nouvelle génération de citoyens qui n’a pas été formatée par l’éducation traditionnelle.

Troisièmement, il existe désormais de nouveaux rapports entre les citoyens et le pouvoir, entre les citoyens et les ressources naturelles, entre les citoyens et leurs voisins dans les zones frontalières, car l’État ne contrôle plus ses frontières, ni la circulation à l’intérieur de son territoire. Ils ne disposent plus du « monopole de la contrainte organisée » du fait précisément du pullulement des milices et groupes armés qui prélèvent la dîme sur les populations, participent aux divers trafics, s’affrontent pour le contrôle des couloirs de circulation de ces divers trafics… Les principales victimes de cet affaiblissement de l’État, ce sont les citoyens qui ne bénéficient plus de la protection publique, ni des services sociaux… On est dans une situation où la pauvreté s’élargit en l’absence de tout développement économique inimaginable à cause de l’insécurité. Or, la pauvreté engendre inévitablement le chaos social, la violence rurale et urbaine et une déstabilisation persistante des institutions publiques qui sont déjà très fragilisées.

Quatrièmement, pour la première fois, dans l’histoire mondiale, nous sommes en présence d’un Continent où la quasi-totalité des pays comptent plus de jeunes que d’adultes. Il en découle un changement révolutionnaire dans le développement de la société entière pour les raisons suivantes : d’une part, les adultes sont dépassés par cette arrivée en masse d’enfants qu’ils doivent nourrir et éduquer en transmettant les valeurs culturelles sur lesquelles reposaient les sociétés africaines d’antan. D’autre part, le problème, c’est que le nombre d’enfants et la pauvreté dans laquelle vivent les adultes ne leur permet plus, à la fois, de nourrir et d’éduquer leurs progénitures. Enfin, nous sommes donc en présence d’une nouvelle génération d’individus sans culture, sans éducation et qui est livrée à elle-même. Cette jeunesse sans éducation, sans formation, sans emploi constitue une menace pour l’État lui-même qui ne dispose d’aucun remède pour faire face à cette situation incontournable.

Cinquièmement, on assiste également à une remise en cause fondamentale du mode d’éducation formelle et informelle dans nos sociétés. En effet, jusqu’à récemment, l’éducation se transmettait de façon verticale : de parent à enfant, du professeur à l’élève. Aujourd’hui, de plus en plus, avec le développement des nouvelles technologies de l’information, les jeunes ont accès à de nombreuses connaissances ; ils s’auto-éduquent entre eux, de façon horizontale, ce qui provoque une remise en cause du rôle traditionnel de l’enseignant. Ce changement radical dans l’acquisition des connaissances érode les normes fondamentales sur lesquelles reposaient nos sociétés. Une nation est menacée lorsqu’elle abandonne les fondements de sa civilisation.

Maliactu.net : Que faire face à cette montée en puissance des organisations religieuses dans le champ politique ?

Il y a trois voies possibles.

Premièrement, la confrontation directe avec les organisations religieuses pour les exclure d’un domaine jusque-là réservé aux appareils politiques. Cette confrontation sera, dans la phase actuelle, au détriment des appareils politiques qui n’ont pas les ressources « politiques et sociales » pour gagner une bataille ouverte avec lesdites organisations. Nous sommes dans une phase de crise profonde de l’État postcolonial qui ne permet plus à celui-ci de contraindre les organisations religieuses par la force.

Deuxièmement, il y la compréhension. Compréhension du phénomène explicatif de la montée en puissance des Organisations religieuses. Celle-ci s’est opérée sur une longue période au cours des quatre décennies écoulées durant lesquelles l’État postcolonial a perdu quatre attributs essentiels qui sont au cœur de l’existence même de tout État. Ces attributs sont les suivants :

1) le contrôle de l’espace territorial : brièvement, à partir de la présidence du général ATT, les groupes terroristes se sont installés dans le Nord et se sont adonnés à des trafics de toutes sortes (personnes humaines, cigarettes, drogues…) et à des enlèvements dans les pays voisins ; otages qu’ils échangeaient contre de fortes rançons. Le premier échange d’otages contre rançons a eu lieu en 2003. Au bout de la décennie ATT, l’État ne contrôlait plus réellement le Nord du pays.

2) La perte de l’exercice du monopole de la contrainte organisée sur le territoire national : dès lors que des groupes armés prolifèrent sur le territoire national, ce monopole ne signifie plus rien.

3) La perte de la capacité à satisfaire les besoins essentiels des populations : laminé et corseté par l’ajustement structurel, l’État a perdu sa capacité à assumer les besoins essentiels des populations dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’accès à l’eau et surtout dans le domaine de la sécurité et de la justice. Ce processus de déliquescence ou de dévitalisation de l’appareil d’État a commencé au début de la décennie 1980 avec l’imposition aux Etats africains des plans d’ajustement structurel par les Institutions de Bretton Woods. Dans beaucoup de domaines, les organisations religieuses, financées par les puissances musulmanes, se sont substituées à l’État comme en matière d’éducation avec l’ouverture des médersas (écoles coraniques) et de mosquées dispensant un discours alternatif à celui d’un État en lambeau, de surcroît, laminé par la mal-gouvernance.

4) La perte de la capacité à donner du sens : L’État n’étant plus le Deus ex Machina, ne pouvait plus donner de sens à son action. Il est victime de la rupture du Contrat social le liant aux populations. Là encore, les organisations religieuses se sont engouffrées pour devenir les défenseurs des valeurs ancestrales et des valeurs morales sans lesquelles aucune société ne peut tenir debout durablement. La compréhension d’un tel phénomène est le premier pas pour aller de l’avant dans la recherche de solution positive aux problèmes qui nous assaillent.

Troisièmement, il y a la collaboration.

Il faut en premier lieu, connaître les avantages comparatifs des organisations religieuses. Que peuvent-elles faire de mieux que l’État ? Il faut engager un dialogue de fond sur toutes les questions sociétales, sans tabous, sans peur et sans hésitation, arguments contre arguments, afin de forger des consensus robustes sur la base d’une réelle et mutuelle compréhension des phénomènes affectant le devenir immédiat et futur du pays.

Sans transiger sur la laïcité, il faut discuter du code de la famille et en extraire tout ce qui jure avec le monde d’aujourd’hui – non pas pour plaire à ceux qui entendent imposer une conception « universelle » des droits de l’homme – mais pour résoudre des situations qui conforteraient un développement harmonieux de notre pays.

Dans cet ordre d’idées, l’excision ne doit plus être une question taboue et donner lieu à des crispations injustifiées. Il faut donner un contenu véritable au ministère chargé des Affaires religieuses en le dotant d’une solide administration et des moyens conséquents afin qu’il joue un rôle positif dans l’ordonnancement des affaires relevant de sa compétence.

Il faut instaurer la transparence financière dans l’obtention et la gestion des ressources accordées aux organisations religieuses en mettant en place une Fondation d’utilité publique pour permettre la traçabilité de toutes les transactions en la matière. Il faut définir et codifier le rôle et la place des imams dans les mosquées car ceux-ci exercent un ministère public au service de la communauté nationale.

Les pouvoirs publics ne peuvent plus et ne doivent pas rester dans l’ignorance de ce que fait l’Imam. Il y a lieu de s’inspirer de l’exemple de nos voisins au Nord du Continent.

Maliactu.net : Que faire face à ces situations nouvelles ?

Il y a quelques balises que l’on doit poser. Il faut redéfinir avec force les piliers sur lesquels doit reposer notre société, à savoir : la Justice, la Famille, la Solidarité, la Tolérance, l’Ouverture à l’Autre qui est condition sine qua non de l’enrichissement personnel et collectif. Il faut désormais poser tous les problèmes, s’interroger sur toutes les questions avec un œil nouveau car il s’agit ni plus ni moins de la survie de la Nation.

Nous aurons l’occasion d’en discuter une autre fois car c’est un tout autre débat. Mon père m’a dit un jour : « considère-toi toujours comme un éternel étudiant » en précisant que « l’Éducation était le véritable passeport universel, car il permet de parler avec l’homme le plus puissant du monde sans complexe comme à l’homme le plus humble en le respectant ».

Maliactu.net : Que pensez-vous de la rencontre entre le Président de la République et le Chef de file de l’Opposition ? Va-t-elle aboutir à une décrispation réelle de la vie politique ?

En démocratie, ce type de rencontre relève de la normalité. Elle ne devrait donc pas revêtir une quelconque exceptionnalité. L’Opposition est une partie consubstantielle de la démocratie. S’il n’y a pas d’opposition dans un pays, ce pays n’est pas démocratique.

Si l’opposition est faible dans un pays, cela signifie clairement que la démocratie est soit faible, soit en voie d’affaiblissement. L’Opposition doit être pleinement informée des dossiers de la Nation ; elle doit exercer sans concession son droit de critiquer tels ou tels aspects de l’évolution de la vie du pays sans que cela ne donne lieu à une quelconque acrimonie ni crispation. Les critiques offrent à la Majorité la possibilité d’améliorer son action et de mieux servir le pays. Elles permettent à l’Opposition de mieux affiner son programme et d’apporter une contribution positive au devenir du pays.

Elle renforce le jeu partisan et empêche les combinaisons politiciennes qui aboutissent toujours à une dilution de la morale publique et donc à l’affadissement du pluralisme. Les rencontres entre la Majorité et l’Opposition doivent donc se dérouler de manière régulière selon un calendrier collant à la vie parlementaire ou à l’évolution globale du pays surtout qu’actuellement nous connaissons une crise multidimensionnelle dont la résolution nécessite la conjugaison des intelligences nationales.

En ce qui concerne la décrispation de la vie politique, je pense qu’on se trouve à un stade où il n’y a plus de place pour aucune solution superficielle. Donc, il s’agit de forger un plan robuste de sortie de crise, fortement imaginatif, en vue d’aboutir à une solution durable.

Car, tout faux-semblant, ne fera qu’exacerber la crise actuelle et engendrer des conséquences incalculables. La fenêtre d’opportunité est très étroite. Comme disent les Américains, il faut oser renverser la table pour montrer qu’on est prêt à rebâtir sur du solide.