D’une usine bulgare aux milices soudanaises, les Observateurs de France 24 ont réussi à retracer le parcours d’armements dont l’exportation au Soudan est pourtant prohibée par l’Union européenne. Cette enquête – déclinée en cinq volets – commence au beau milieu du désert, avec une séries de vidéos publiées en novembre dernier par des combattants soudanais.
La scène a des airs d’inventaire : dans une série de vidéos publiées le 21 novembre dernier sur X et Facebook, des combattants soudanais en treillis étalent sur leurs genoux, ou directement à même le sol, plusieurs dizaines de papiers d’identité, de photographies et d’images religieuses. Ces hommes appartiennent à la Force conjointe, une coalition de groupes armés actifs dans la région du Darfour, dans l’ouest du Soudan. Cette coalition soutient l’armée régulière soudanaise dans la guerre civile qui l’oppose aux miliciens des Forces de soutien rapide (FSR).
Les combattants qui filment ces vidéos viennent de capturer un convoi de plusieurs véhicules au milieu du désert. Sur les images, ils semblent confus. “C’est quel pays, ça ?”, s’interroge l’un d’entre eux dans une langue du Darfour – le zaghawa – en feuilletant un passeport. “Regardez, ce sont des juifs qui travaillent pour une organisation internationale”, continue-t-il, manifestement trompé par une image de sainte catholique présente parmi les papiers. “Ces gens sont prêts à tout, même à venir mourir ici au Soudan. […] Ils viennent défendre les FSR”, finit l’homme, qui accuse à de nombreuses reprises les propriétaires de ces papiers, a priori tués ou capturés par son unité, d’être des “mercenaires”. Aucun prisonnier ni cadavre n’est visible sur les images.
Les papiers d’identité de deux de ces “mercenaires” passent à plusieurs reprises devant la caméra. Ils permettent de répondre aux interrogations des combattants soudanais : les passeports visibles sur les vidéos appartiennent à deux ressortissants colombiens.
De gros coffres en bois sont également visibles sur les vidéos : présentant une étiquette orange en losange représentant une explosion – le pictogramme international correspondant aux explosifs –, ils contiennent des cylindres en carton sur lesquels est inscrit en anglais : “mortier de 81 mm HE”.
“Tout ça, c’était pour les Forces de soutien rapide !”
Montrant ces munitions, un combattant de la Force conjointe accuse : “Ça, c’était pour les Janjawids [un surnom donné aujourd’hui aux combattants des Forces de soutien rapide, NDLR]. C’est Mohammed ben Zayed qui les a envoyées [le président des Émirats arabes unis, NDLR].” Frappant du poing un véhicule saisi, il renchérit : “Ça aussi, c’est les Émirats qui l’ont envoyé.”
Quelques heures plus tard, le Mouvement de libération du Soudan (MLS), un des mouvements armés membres de la Force conjointe, commence à communiquer officiellement sur cette intrigante saisie. On en apprend plus sur la situation qui a conduit deux étrangers à traverser le désert du Darfour avec ces munitions.
“Dans la région du désert, à la frontière du Soudan, de la Libye et du Tchad, la Force conjointe a réussi à déjouer une vaste tentative de contrebande d’armes destinées à la milice terroriste des Forces de soutien rapide (FSR)”, explique la page Facebook du mouvement. Le MLS relève également que les hommes qui assuraient le transport “avaient sur eux des pièces de monnaie des Émirats arabes unis”. Le mouvement armé ne précise pas si les deux Colombiens qu’il accuse d’être des “mercenaires” ont été capturés, tués ou blessés.
Grâce aux vidéos des combattants de la Force conjointe, la rédaction des Observateurs a pu enquêter sur le parcours de l’armement visible sur les images. Ces munitions s’avèrent être originaires de l’Union européenne. Elles ont été fabriquées en Bulgarie, puis achetées par une entreprise émiratie. Avant son entrée au Soudan et sa capture par la Force conjointe, le convoi les transportant a transité par l’est de la Libye, une zone contrôlée par le régime du maréchal Haftar, un allié des Émirats arabes unis. Ce pays du Golfe est régulièrement accusé par des experts de l’ONU de soutenir les FSR financièrement et militairement, notamment dans le but de préserver ses intérêts stratégiques et économiques dans la région. Les autorités émiraties nient jusqu’ici ces accusations.
Des armes européennes fabriquées en Bulgarie
Les inscriptions sur les cylindres en carton visibles à la quatrième seconde de cette vidéo diffusée par les combattants de la Force conjointe le 21 novembre indiquent qu’ils contiennent des obus de mortier.
“Ce sont des armes très communes dans tous les conflits, notamment ceux au Soudan ces dernières décennies”, commente Mike Lewis, un spécialiste des conflits armés et ancien membre du panel d’experts de l’ONU sur le Soudan. “Les obus de mortier sont des explosifs qui sont projetés vers le haut depuis un canon en forme de tube, dans une trajectoire en forme de cloche. Elles retombent ensuite sur les positions visées.”
Dans une des vidéos du 21 novembre, l’homme qui filme ouvre l’un des coffres de munitions et découvre une inscription sur le bois : “BG-RSE-0082-HT”.
Cette marque imprimée au fer rouge est un code ISPM 15, une indication obligatoire pour les emballages en bois. Les deux premières lettres indiquent le pays d’origine : “BG” correspond à la Bulgarie.
Une autre indication de cette origine se trouve sur l’étiquette. Rédigée en anglais et en français, elle comporte pourtant deux noms écrits en cyrillique, correspondant à des personnes travaillant dans l’usine de fabrication. Le bulgare s’écrit en alphabet cyrillique et les deux noms inscrits sont des noms de famille féminins courants en Bulgarie.
Les inscriptions codées présentes sur les cylindres en carton indiquent non seulement le type de munitions transportées, mais aussi leur origine et leur fabriquant.
Dans l’ordre, “M-6” correspond à un modèle de détonateur permettant de faire exploser la munition. L’inscription “81 mm Mortar HE” indique le type de munition : un obus pour mortier de 81 mm, hautement explosive. Enfin, “1+3 increment charges” précise le nombre de charges de propulsion, courantes pour ce genre de munition.
Un numéro à six chiffres commençant par “46” accompagne chacun de ces produits. Selon un expert en armement consulté par la rédaction des Observateurs, le nombre “46” indique, dans le système bulgare d’identification, que les munitions ont été fabriquées par l’entreprise bulgare Dunarit. Toujours selon la même source, le nombre “19” présent à la fin correspondrait quant à lui à l’année de fabrication – 2019 –, ce qui confirme les informations présentes sur l’étiquette filmée sur un des coffres.
Sur le site de Dunarit, il apparaît que cette entreprise bulgare fabrique bien des obus de mortier hautement explosifs de 81 mm.
Par ailleurs, des recherches sur les réseaux sociaux de l’entreprise permettent de retrouver des images montrant des obus de mortier dans un coffre en bois, dans la même disposition que celle visible dans les vidéos. Le code ISPM 15 imprimé sur le coffre est le même. Le numéro associé au produit suit le même modèle que celui des munitions retrouvées au Soudan.
Le PDG de Dunarit ne nie pas que ces munitions ont été fabriquées par son entreprise
Contacté, le PDG de Dunarit, Petar Petrov, ne nie pas que ces obus de mortier ont été fabriqués par son entreprise. Au téléphone, il explique :
Le contrôle sur ce genre de choses est très strict en Bulgarie. Selon mes informations, tout dans ce contrat [celui qui a permis l’exportation de ces armes, NDLR] a été fait dans les règles.
Petar Petrov peine cependant à croire que les obus de son entreprise aient pu être filmés au Soudan et conteste que les vidéos du 21 novembre constituent une preuve de leur présence dans le pays.
Des obus qui violent l’embargo européen
Mais comment ces obus originaires de Bulgarie, pays membre de l’Union européenne, se sont-ils retrouvés dans un convoi d’approvisionnement destiné aux Forces de soutien rapide ? L’Union européenne, dont fait partie la Bulgarie, applique depuis 1994 un embargo total, régulièrement renouvelé, sur les exportations d’armes au Soudan. Dans sa version actuelle, celui-ci proscrit “la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation d’armes et de matériel connexe […], y compris les armes et les munitions […], au Soudan par les ressortissants des États membres ou à partir du territoire des États membres”.
Nicholas Marsh est chercheur spécialiste des exportations d’armes à l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo. Il commente :
L’embargo de l'Union européenne sur le Soudan couvre clairement ce type de munitions. C’est une politique européenne très claire. Il y a bien sûr des exceptions, mais je ne vois pas comment elles pourraient couvrir un transfert de ce type vers le Soudan. C’est sans aucun doute une violation de la politique européenne en la matière.
Côté bulgare, on assure que ces armes n’ont pas été envoyées directement de Bulgarie au Soudan. Par e-mail, la Commission interministérielle pour le contrôle des exportations – l’autorité bulgare chargée d’autoriser les exportations d’armes – affirme que la vente s’est faite “avec une autorisation dûment délivrée […] pour une autorité gouvernementale d’un pays contre lequel aucune sanction n’est imposée”. Elle déclare “catégoriquement que l’autorité compétente bulgare n’a pas délivré de permis d’exportation vers le Soudan” pour ces munitions.
Comme le montre la suite de notre enquête, les obus de Dunarit n’ont effectivement pas été directement exportés vers le Soudan. Ils ont en revanche été vendus à une entreprise émiratie bien connue pour ses transferts d’armement vers des zones frappées par des embargos internationaux : International Golden Group (IGG).