En Guinée, la transition stagne

En Guinée, la transition stagne

La répression croissante et l’intolérance de la junte guinéenne à l’égard des dissidents risquent de faire dérailler la transition promise vers un gouvernement civil tout en aggravant la crise humanitaire du pays.

Trois membres de l’opposition guinéenne, Oumar Sylla (également connu sous le nom de Foniké Menguè), Mamadou Billo Bah et Mohammed Cissé, ont été arrêtés au domicile de Menguè à Conakry le 9 juillet 2024 et emmenés dans un centre de détention à Kissa, une île au large de Conakry, où ils auraient été torturés. Alors que Cissé a finalement été libéré, Menguè et Bah n’ont toujours pas été retrouvés. Leurs épouses ont déposé plainte contre le chef de la junte guinéenne, Mamady Doumbouya, affirmant qu’il avait ordonné leur disparition forcée. Ces enlèvements s’inscrivent dans le cadre d’une escalade du harcèlement, des emprisonnements et des procès contre les détracteurs de la junte, dont le célèbre rappeur Djanii Alfa.

Chef d’une unité des forces spéciales, le colonel Doumbouya avait pris le pouvoir par un coup d’État militaire le 5 septembre 2021. Dans le cadre d’un accord négocié avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Doumbouya avait promis une transition vers un régime civil et des élections démocratiques avant la fin de l’année 2024.

Pourtant, la junte n’a pas pris de mesures concrètes pour respecter cet engagement et ses membres se réfèrent désormais à Doumbouya non plus en tant que président de la transition, mais en tant que président de la République.

Pour se maintenir au pouvoir, le régime militaire a de plus en plus recours à la répression. La junte a interdit les manifestations, mais lorsque les citoyens guinéens et les groupes de la société civile protestent malgré tout, ils sont violemment réprimés. Amnesty International estime qu’au moins 47 personnes ont été tuées par les forces de sécurité lors de manifestations contre la junte entre juin 2022 et mars 2024.

Les membres du barreau sont en grève depuis des semaines pour protester contre les arrestations arbitraires et les détentions illégales de leurs compatriotes.

Les médias qui rendent compte des manifestations ou qui critiquent la junte risquent la fermeture. Des journalistes et des régulateurs des médias qui impliquent le régime de Doumbouya dans des affaires de corruption ont été emprisonnés pour « diffamation à l’égard du chef de l’État ».

Sous la junte, le pays souffre de tensions économiques croissantes. L’insécurité alimentaire aiguë a grimpé en flèche pour atteindre, selon les estimations, 11 % des 14 millions d’habitants de la Guinée (contre 2,6 % en 2020). Plus d’un million de Guinéens sont aujourd’hui confrontés à une crise alimentaire.

L’intransigeance de la junte à maintenir la transition annule les réformes durement acquises pour créer une démocratie multipartite en Guinée. Elle risque également de ramener le pays aux longues et sombres années de régime militaire et de privations qui ont défini la trajectoire du pays après l’indépendance.
La junte bafoue son propre calendrier de transition

Dans un accord avec la CEDEAO après le coup d’État de septembre 2021, la junte de Doumbouya avait promis de respecter une feuille de route en dix points et de tenir des élections présidentielles avant la fin 2024. Mais le gouvernement militaire n’a pas pris de mesures concrètes en vue d’une telle transition. La CEDEAO a condamné ce manque de progrès, mais la junte insiste sur le fait que le calendrier de transition doit être effectué dans l’ordre, en commençant par un recensement de la population. L’Institut national de la statistique, qui est responsable de cette première étape, a cependant déclaré que le recensement ne serait pas achevé avant août 2025. Au rythme de la junte, le reste de la transition pourrait donc être reporté de plusieurs années.

La constitution proposée semble accorder à la junte et au conseil de transition l’immunité pour les actes qu’ils ont accomplis dans l’exercice de leurs fonctions.

Le 31 juillet 2024, le régime de Doumbouya a rendu public son projet de nouvelle constitution. Le conseil de transition, qui avait été chargé de rédiger le document, a souligné qu’il s’agissait d’un projet de travail. Mais cette ambiguïté brouille encore plus le calendrier de la transition. Sur le fond, le projet de constitution semble en effet accorder à la junte et au conseil de transition l’immunité pour leurs actions en cours, ce qui jette un doute supplémentaire sur la légitimité des actions de la junte.

Les dirigeants de l’opposition insistent pour que les élections se tiennent comme prévu d’ici décembre 2024. Ils ont demandé que des organismes indépendants gèrent à la fois l’inscription des électeurs au registre électoral et l’administration des élections. L’opposition conteste également la nécessité d’une nouvelle constitution et soutient que toute réforme constitutionnelle devrait attendre la mise en place d’un gouvernement légitime et démocratiquement élu.

Le porte-parole de la junte, Ousmane Gaoual Diallo, a déclaré lors d’une interview en juillet 2024 que « le retour à l’ordre constitutionnel, ça ne veut pas dire la fin de la transition. Ce sont deux thèmes complètement différents. Il faut que les uns et les autres comprennent très bien que les militaires ne sont pas venus au pouvoir pour dire : « on organise l’élection, puis on se pousse pour que l’autre s’installe ». Il a qualifié la transition de programme à moyen terme dont « l’atteinte des objectifs permettra de fixer la fin » et qui pourrait prendre jusqu’à quatre années supplémentaires.

La remise en question de la junte n’est pas tolérée

S’appuyant sur les efforts qu’elle a déployés pendant des décennies pour instaurer la démocratie en dépit d’un gouvernement militaire bien implanté, la société civile guinéenne s’est activement opposée à la junte de Doumbouya.

Le Front national pour la défense de la constitution (FNDC), la principale coalition d’opposition qui s’était battue contre les efforts du président Alpha Condé à lever la limitation de mandats, a commencé à réclamer le départ de la junte peu après le putsch de septembre 2021. La junte a dissous le FNDC en août 2022 et emprisonné au moins trois de ses dirigeants, ce qui a incité Cellou Dalein Diallo, chef de longue date de l’opposition et partisan de la démocratie, et d’autres à s’exiler. Après la libération des dirigeants emprisonnés en mai 2023, une large alliance de groupes d’opposition, y compris le FNDC et d’anciens partis pro-Condé, a formé une nouvelle coalition des « Forces Vives de la Guinée » pour dénoncer le rétrécissement de l’espace démocratique.

En décembre 2021, la junte a également créé un nouveau tribunal, la Cour de répression des crimes économiques (CRIEF), censé poursuivre les crimes économiques. Dans la pratique, la Cour n’a enquêté, jugé et condamné que d’anciens membres du gouvernement et des membres de l’opposition, ce qui a conduit le FNDC à qualifier la CRIEF d’outil de répression politique.

L’intolérance à l’égard des dissidents ne se limite pas aux opposants politiques. Après l’explosion d’un dépôt de carburant à Conakry en décembre 2023, qui a tué 24 personnes et détruit 800 maisons, un comité des sinistrés a été créé pour sensibiliser à leur détresse et demander au gouvernement de reconstruire les maisons détruites. Au lieu de cela, la junte a envoyé les forces de sécurité au lycée où travaillait le chef comité, utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser les élèves et l’a arrêté. Il a été jugé et condamné pour avoir critiqué les autorités et incité à l’agitation.

La dissidence n’est pas tolérée, même, ou peut-être surtout, parmi les principaux membres de la junte. Le général Sadiba Koulibaly, ancien numéro deux de la junte, avait occupé le poste de chef des forces armées entre le coup d’État et mars 2023, date à laquelle il avait été nommé ambassadeur à Cuba. Lorsqu’il est ensuite revenu à Conakry, apparemment pour demander que le personnel de l’ambassade à La Havane reçoive ses arriérés de salaire, il a été arrêté le 4 juin 2024. Lors de son procès éclair, il a été reconnu coupable de désertion à l’étranger, de rébellion, de tentative de meurtre et de possession illégale d’armes. Le 14 juin, il est condamné à cinq ans de prison. Il y meurt dans des circonstances mystérieuses le 22 juin.

L’espace médiatique se rétrécit également, ce qui limite l’entrée et la sortie d’informations du pays. La junte a restreint l’accès à Internet, empêché les chaînes de télévision et de radio d’émettre et réprimé les médias privés indépendants. Sékou Jamal Pendessa, secrétaire général du Syndicat des professionnels de la presse de Guinée, a été condamné en février 2024 à six mois de prison pour avoir organisé une manifestation, menacé l’ordre public et la dignité des personnes par le biais des technologies de l’information. En juillet, deux (des treize) régulateurs des médias, Djene Diaby et Tawel Camara, membres de la Haute Autorité de la Communication, ont été reconnus coupables de diffamation à l’égard du chef de l’État après avoir affirmé que la junte avait soudoyé les dirigeants de deux médias populaires (interdits depuis) en échange d’une couverture positive.

Une longue histoire de régimes militaires désastreux

Depuis son indépendance en 1958, la Guinée a souffert de plus de 50 ans de régime dictatorial, dans lequel l’armée a joué directement ou indirectement un rôle central. Il s’agit notamment du régime oppressif de 25 ans de Sékou Touré (1958-1984), au cours duquel 50 000 personnes auraient été tuées par le gouvernement, du régime militaire de 24 ans (1984-2008) du général Lansana Conté, et de la junte militaire de Dadis Camara (2008-2010), sous laquelle environ 150 personnes ont été tuées par les militaires et des centaines de femmes violées lors du tristement célèbre massacre du stade de Conakry.

Ces décennies de mainmise de l’armée sur la société guinéenne a fait de ce pays l’un des plus pauvres d’Afrique, bien qu’il soit doté d’un quart des réserves mondiales de bauxite. Sous Conté, l’économie s’était largement contractée et on estime que 1,5 million de Guinéens ont fui le pays. Entre 1985 et 2010, la croissance économique annuelle médiane par habitant avait stagné à 1,1 %. En comparaison, au cours de la décennie qui a suivi l’ouverture démocratique de la Guinée en 2010, le pays a réalisé une croissance économique annuelle médiane de 3 %.

En s’emparant du pouvoir, la junte de Doumbouya (qui s’est promu général en 2024) semble vouloir affirmer le droit des militaires guinéens à gouverner. Ce faisant, elle risque d’étendre l’héritage ignominieux des militaires.

La mainmise de l’armée sur la société guinéenne pendant des décennies a fait de ce pays l’un des plus pauvres d’Afrique.

Sous la junte de Doumbouya, la vie des Guinéens ordinaires est devenue de plus en plus difficile. Rien qu’en 2024, le prix d’un sac de riz de 50 kg est passé de 35 à 39 dollars et le coût d’un bidon de 20 litres d’huile de cuisine de 30 à près de 34 dollars. Le pourcentage de la population guinéenne vivant dans l’insécurité alimentaire aiguë est passé de 2,6 % en 2020 à 10,7 % en 2022. En décembre 2021, 564 458 Guinéens étaient considérés comme étant confrontés à une crise alimentaire et ayant besoin d’assistance. En juin 2024, ce chiffre était estimé à 1 025 035.

La détérioration de la situation alimentaire est remarquable dans la mesure où l’insécurité alimentaire aiguë en Afrique est généralement associée à un conflit, ce que la Guinée a réussi à éviter jusqu’à présent.

Une enquête Afrobaromètre réalisée en 2023 a révélé que 55 % des Guinéens estimaient que les conditions économiques se détérioraient par rapport à l’année précédente. Indicateur de la détérioration des conditions économiques et de la répression croissante, 21 693 Guinéens sont arrivés en Europe en 2023, contre 3 034 en 2021.

Augmentation des risques de sécurité en Guinée

Contrairement aux juntes du Mali et du Burkina Faso qui ont justifié leur prise de pouvoir par la menace sécuritaire des extrémistes violents, la Guinée n’a pas, à ce jour, fait l’objet de telles attaques.

Événements violents liés à l’islamisme militant à la frontière de la Guinée.

Néanmoins, les événements extrémistes violents dans les régions du Mali le long de la frontière guinéenne sont passés d’un seul en 2023 à 19 projetés en 2024, ce qui représente une menace sérieuse de débordement en Guinée. La lenteur des gouvernements ouest-africains à soutenir le développement et à établir des relations de coopération avec les communautés frontalières a constitué une vulnérabilité majeure à l’empiètement et à la propagation de ces groupes extrémistes. Sous le régime de la junte guinéenne, peu de priorités et d’expertise ont été consacrées à ces initiatives de stabilisation du développement et de la gouvernance.

Reflétant cette répression croissante et ces menaces extérieures, la Guinée est passée de 96ème (sur 163 pays) en 2018 (moyen) à 124ème en 2024 (faible) dans l’Indice de paix mondial. En 2022, la Guinée a connu la plus forte détérioration de la paix en Afrique, devant le Burkina Faso (et juste derrière l’Ukraine au niveau mondial).

Diminution de la transparence dans la gestion des ressources publiques

Bien que la junte se soit engagée à faire preuve de transparence et de redevabilité dans le secteur minier, cela ne s’est pas concrétisé. Dans un rapport sur la corruption dans le secteur minier guinéen, des chercheurs de l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) ont noté que les comptables d’une société minière privée avaient refusé de partager les informations demandées avec un inspecteur des impôts parce que la société ne fournit ces informations que directement au bureau de la présidence.

Ceci est important car la junte a renégocié les contrats de développement de la plus grande mine de bauxite inexploitée au monde (Simandou), et que ces projets se déroulent sans que les intérêts des communautés locales ne soient pris en compte. Lorsqu’elle sera pleinement opérationnelle, la mine devrait générer un milliard de dollars de revenus par an. Actuellement, les recettes totales du gouvernement s’élèvent à moins de 4 milliards de dollars. Entre-temps, plusieurs institutions indépendantes chargées de lutter contre la corruption et d’assurer un contrôle ont été transférées au bureau de la présidence, ce qui empêche tout contrôle efficace.

Les institutions indépendantes chargées de lutter contre la corruption et d’assurer un contrôle ont été transférées au bureau de la présidence.

Dans le cadre de l’enquête sur l’explosion du dépôt de carburant de décembre 2023 à Conakry, un rapport d’audit, de la Société nationale des pétroles (SONAP), effectué par le ministre de l’économie et l’inspecteur général des finances, et qui a fuité, fait état de fraudes au sein de la SONAP. La SONAP est dirigée par un proche confident de Doumbouya, Amadou Doumbouya (sans lien de parenté avec le chef de la junte). L’audit a révélé que dans le cadre d’un contrat d’importation de pétrole signé entre la SONAP et le négociant nigérian Sahara Energy Resource Limited en mars 2022, les frais de transaction payés par la Guinée étaient passés de 53 dollars la tonne à 115 dollars la tonne, en raison de la guerre en Ukraine. Or, cette redevance n’a pas été réduite depuis, malgré la baisse du prix du baril de pétrole d’environ 105 dollars à 78 dollars. La SONAP a également institué une multiplication par cinq de la redevance payée par les clients (de 35 à 150 francs par litre) par rapport au tarif payé sous Alpha Condé.

Des journalistes guinéens ont quant à eux rapporté qu’Amadou Doumbouya aurait acheté une maison d’un million de dollars au Texas en 2022. En janvier 2024, le journaliste français Thomas Dietrich, qui enquêtait sur la corruption à la SONAP, a été expulsé de Guinée.

Le gouvernement guinéen s’est également militarisé sous la junte. En 2022, Doumbouya a remplacé les 34 préfets civils du pays par des officiers militaires. En mars 2024, Doumbouya a dissous les 342 conseils municipaux élus du pays, nommant à nouveau directement leurs 3 000 remplaçants. Sans ironie, Doumbouya a invoqué le fait que leur mandat électif avait expiré, ce qui les rendait « illégitimes ». L’opposition a affirmé que ces nominations étaient un moyen d’étendre le contrôle de la junte sur le gouvernement. Entre autres responsabilités affectant la vie quotidienne des citoyens, les conseils municipaux sont généralement chargés d’organiser les élections.

Passer sous le radar

Bien qu’il n’attire pas autant l’attention internationale que les juntes sahéliennes, le gouvernement militaire guinéen a pris des mesures claires pour consolider son emprise sur le pouvoir au cours de l’année écoulée. Cela s’est accompagné d’un ralentissement du calendrier de la transition et d’une répression de la dissidence. Alors que la transition est repoussée, la junte étend son emprise sur la société en plaçant des loyalistes à tous les niveaux du gouvernement national et local. Bien qu’elle ait publié un projet de constitution, la junte admet désormais ouvertement qu’elle n’a pas l’intention de quitter le pouvoir, même si les critères de transition sont remplis. De fait, l’armée réaffirme son rôle de longue date en tant qu’unique source de pouvoir en Guinée.

Outre le fait qu’elle sape les efforts déployés de haute lutte par les Guinéens pour instaurer une démocratie fonctionnelle et pacifique, l’intention de la junte de se maintenir au pouvoir indéfiniment va davantage amplifier les menaces alimentaires, migratoires et sécuritaires, avec des répercussions qui seront évidemment régionales.