Même s’il n’a pas encore annoncé sa candidature, le chef de l’Etat multiplie les arrestations et les poursuites judiciaires contre les leaders des partis politiques d’opposition.
En fixant la date de l’élection présidentielle au 6 octobre, le président tunisien Kaïs Saïed a mis un terme à des mois d’incertitudes et de spéculations quant à la tenue d’une échéance très attendue, après un mandat de cinq ans marqué par de nombreux bouleversements.
Elu avec plus de 72 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle de 2019, l’ancien professeur de droit constitutionnel âgé de 66 ans s’est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021 à la faveur d’un coup de force institutionnel, qualifié de « coup d’Etat » par ses opposants. Il n’a pas encore annoncé sa candidature pour un nouveau mandat.
Mais il a fait en sorte que le nombre de personnalités politiques en mesure de se présenter ne cesse de diminuer, en multipliant les arrestations et les poursuites judiciaires contre les leaders des partis politiques d’opposition.
Moins de vingt-quatre heures après l’annonce de la date de la présidentielle, Lotfi Mraïhi, président de l’Union populaire républicaine (UPR, opposition), qui avait annoncé sa candidature à la magistrature suprême dès avril, a été interpellé suite à un avis de recherche émis en début de semaine.
« J’ai été ciblé pour des raisons politiques »
Selon le porte-parole du tribunal de première instance de Tunis, il est soupçonné de blanchiment d’argent et de transfert illégal d’avoirs à l’étranger sans l’autorisation de la Banque centrale. M. Mraïhi, qui avait obtenu 6,5 % des voix au premier tour de la présidentielle de 2019, est également accusé de faux parrainages.
De plus, il a été condamné à six mois de prison avec sursis fin janvier en vertu du décret-loi 54, un texte controversé destiné à lutter contre la propagation de « fausses informations et rumeurs mensongères ». « J’ai dit que Kaïs [Saïed] avait échoué, que sa popularité avait régressé et qu’il était en train de s’empêtrer. C’est une opinion, pas une information », avait-il précisé en janvier sur la radio IFM.
Une semaine plus tôt, le 26 juin, l’ancien ministre Abdellatif Mekki, secrétaire général du parti Amal wa Injaz, avait également annoncé son intention de se porter candidat à la présidentielle. La réaction ne s’est pas fait attendre. Sept jours plus tard, mardi 2 juillet, son parti a annoncé que M. Mekki avait été convoqué dans l’affaire du décès d’un homme d’affaires incarcéré entre 2011 et 2014 et décédé quelques heures après sa libération.
Ministre de la santé de 2011 à 2014 puis en 2020 au début de la crise du Covid-19, Abdellatif Mekki a quitté le parti islamo-conservateur Ennahda, dont il était l’un des principaux dirigeants, à la suite du coup de force du 25 juillet 2021. « Le meilleur scénario pour le régime actuel est que toute l’opposition boycotte les élections et que la compétition ne se fasse qu’avec un seul homme », s’est indigné l’ancien ministre mercredi sur la radio Son FM. « Après avoir annoncé ma candidature, on m’envoie une convocation. (…) J’ai été ciblé pour des raisons politiques », a-t-il ajouté.
Une nouvelle élection « sans réel enjeu » ?
La liste des candidats potentiels ou annoncés actuellement poursuivis en justice, incarcérés ou exilés est longue. L’ancien député souverainiste Safi Saïd, candidat à la magistrature suprême en 2014 puis en 2019, a été condamné à quatre mois de prison par contumace en mai dernier – il avait annoncé son intention de se présenter en avril. Bien qu’il soit toujours en liberté, un avis de recherche a été émis à son encontre le 5 juin, selon le média tunisien en ligne Business News.
Parmi les personnalités ayant particulièrement fait parler d’elles depuis le début de l’année, Mondher Zenaidi, candidat malheureux à la présidentielle de 2014 et plusieurs fois ministre sous le régime de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, a exprimé fin février sa « disposition à recourir aux Tunisiens (…) et à leur présenter nos programmes et propositions lors des prochaines étapes politiques et échéances électorales ». Exilé hors de Tunisie, il a annoncé jeudi son intention de participer à l’élection, même si ses chances de présenter sa candidature semblent compromises.
Première force politique du pays avant le coup de force de Kaïs Saïed, le parti Ennahda, affaibli par l’interdiction de ses activités et l’arrestation de plusieurs de ses cadres, dont son leader Rached Ghannouchi, ne prévoit pas de présenter de candidat à l’élection présidentielle.
Le Front de salut national (FSN), principale coalition d’opposition, dont Ennahda fait partie, a annoncé jeudi qu’il ne participerait pas à l’élection dans ces conditions, alors que des dizaines d’opposants sont emprisonnées, accusés en majorité de complot contre la sûreté de l’Etat. Autre figure majeure de l’opposition, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), farouchement opposée aux islamistes, est incarcérée depuis octobre 2023.
L’absence d’opposition laisse planer le risque d’une nouvelle élection « sans réel enjeu », déplore Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center. Bien qu’il n’a pas officiellement annoncé son intention de se représenter, M. Saïed avait averti en avril 2023 qu’il n’était pas « prêt à livrer [son] pays à ceux qui n’ont aucun patriotisme », sans donner plus de détails.
Depuis l’amorce de son virage autoritaire en juillet 2021, le projet politique du chef de l’Etat suscite de moins en moins l’adhésion des Tunisiens, qui avaient été nombreux à célébrer son « coup de force ». Les dernières élections locales et législatives n’ont rassemblé que quelque 11 % de l’électorat à chaque fois. En l’absence de compétition réelle, la capacité de Kaïs Saïed à mobiliser la population lors de cette échéance électorale majeure pourrait une nouvelle fois être mise à l’épreuve.