Au Mali, les combats ont repris entre l’armée appuyée par Wagner et une coalition de groupes armés signataires de l’accord de paix de 2015, mettant en péril le processus de paix. Ibrahim Maïga et Ibrahim Yahaya Ibrahim expliquent les raisons de ces affrontements et ce que les deux belligérants ont à y perdre.
Comment les combats se sont-ils intensifiés au nord du Mali ?
Le lundi 2 octobre, une colonne composée d’environ une centaine de véhicules des Forces armées maliennes (Fama), accompagnée de mercenaires du groupe Wagner, a quitté la ville de Gao en direction de la région de Kidal, bastion du Cadre stratégique permanent (CSP). Celui-ci regroupe les mouvements séparatistes de la Coordination des mouvements de l’Azawad et une partie des groupes armés de la Plateforme, à l’origine pro-gouvernementale, tous signataires de l’accord d’Alger de 2015. La progression du convoi a été ralentie par des affrontements entre les Fama et le CSP, notamment à l’approche d’Anéfis, une ville située à l’entrée de la région de Kidal, que l’armée malienne occupe depuis le 7 octobre. Ces combats menacent de mettre définitivement à mal l’accord de paix signé en 2015, qui avait mis fin au conflit opposant l’armée aux mouvements armés entre 2012 à 2014.
Le bilan humain de ces deux derniers mois est déjà lourd. Depuis août, environ 400 personnes ont perdu la vie dans des incidents en lien avec la reprise des hostilités au nord du Mali, dont près de la moitié était des civils, selon un décompte réalisé par l’ONG ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project). Le CSP a même accusé les Fama et leurs alliés du groupe Wagner d’avoir commis des atrocités contre des civils, notamment à Ersane, une localité à mi-chemin entre Gao et Kidal, où dix-sept civils auraient été exécutés et où des cadavres auraient été piégés avec des explosifs. Les autorités maliennes ont démenti ces accusations et affirmé que les Fama agissaient dans le respect des droits humains.
Ces évènements sont le point culminant d’une situation qui a débuté avec le retrait de la Mission de maintien de la paix des Nations unies au Mali (Minusma), décidé fin juin à la demande des autorités maliennes. En juillet, la mission onusienne a entamé le processus de transfert de ses douze bases militaires à l’Etat malien, en conformité avec les dispositions des Nations unies qui stipulent qu’elles doivent être transférées aux autorités. Des désaccords ont rapidement opposé le gouvernement et le CSP sur cette question. Certaines des bases onusiennes, notamment celles de Ber (région de Tombouctou), Aguelhok, Tessalit et Kidal (région de Kidal), se trouvent en effet dans des zones dont les groupes signataires de l’accord de paix de 2015 revendiquent le contrôle – même si de petites unités de l’armée peuvent s’y trouver. Ces groupes refusent, par conséquent, de laisser les Fama les reprendre sans négociations préalables.
Le 11 août, les Fama, et leurs alliés de Wagner, et les combattants du CSP se sont violemment affrontés pour le contrôle de la base de Ber, près de Tombouctou. Dominant ses adversaires, l’armée malienne a pris possession du camp qu’elle occupe depuis le 13 août, jour de son évacuation par la Minusma.
En septembre, le CSP a lancé une série d’attaques meurtrières contre des positions avancées de l’armée malienne dans le nord et le centre du Mali, notamment à Léré (région de Tombouctou), Dioura (région de Mopti), Bamba et Bourem (région de Gao). En réaction, les Fama et leurs partenaires russes ont procédé à des frappes aériennes sur les positions des insurgés et déployé des renforts de troupes et d’aéronefs de combat dans plusieurs localités au nord.
Cette reprise des combats, sans précédent depuis la signature de l’accord de paix de 2015, s’ajoute à une recrudescence tout aussi notable de la violence jihadiste dans le nord du Mali. La coalition du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), composée de plusieurs groupes jihadistes affiliés à al-Qaeda, a intensifié ses attaques contre les forces étatiques dans les régions de Gao et de Tombouctou. Mi-août, le GSIM a imposé un blocus autour de Tombouctou, coupant son ravitaillement en vivres et biens de première nécessité. Persuadées que le GSIM et les anciens groupes rebelles du CSP coordonnent leurs opérations, les autorités maliennes ont qualifié, dans plusieurs communiqués officiels, les attaques du CSP de « terroristes ». Celui-ci a récemment démenti mener des actions conjointes avec la filiale d’al-Qaeda et maintient que son agenda est différent de celui du GSIM.
Pour les autorités maliennes, le contrôle des bases des Nations unies s’inscrit dans une ambition plus vaste. Depuis leur prise de pouvoir en mai 2021, à l’issue d’un second coup d’Etat, les autorités à Bamako font de la réaffirmation de la souveraineté sur l’ensemble du territoire malien une priorité. Ce positionnement est au cœur du soutien populaire dont bénéficient les autorités de transition. En octobre, elles ont décrit la reconquête des zones sous contrôle des groupes armés comme « un processus irréversible ».
De son côté, le CSP perçoit le déploiement des Fama comme une menace directe à son influence dans des zones sous son contrôle. En l’absence de l’Etat, les groupes armés du CSP ont pris l’habitude d’administrer leurs territoires, y compris en collectant des taxes, en fournissant quelques services aux populations et en régulant l’accès aux ressources, dont les mines d’or artisanales. L’action actuelle des Fama est à leur sens une violation grave des engagements qui lient les membres du CSP aux autorités maliennes au travers des différents arrangements sécuritaires signés entre 2014 et 2015.
La reprise des combats dans le sillage du retrait de la Minusma est-elle une surprise ?
Si le retrait de la Minusma a servi de déclencheur aux affrontements actuels, les tensions entre les autorités de transition et les mouvements armés couvent en réalité depuis des mois. À la suite du coup d’Etat de mai 2021, l’arrivée au pouvoir d’acteurs hostiles à l’accord d’Alger, en particulier l’actuel Premier ministre Choguel Maïga, a suscité de vives inquiétudes au sein des groupes armés signataires. De même, la création en mai 2021 du CSP, rassemblant à l’origine les mouvements signataires de l’accord organisés en deux coalitions rivales au sein d’une même coalition, a suscité l’inquiétude de Bamako. Les autorités maliennes y ont vu le risque de la constitution d’un front unifié susceptible d’affaiblir leur position dans le processus de paix et d’aller contre leur volonté de reprendre le contrôle total du territoire malien.
Alors qu’il souffrait depuis le début d’une mise en œuvre laborieuse, le processus de paix s’est retrouvé progressivement dans l’impasse. Ainsi, depuis décembre 2022, les groupes armés du CSP ont suspendu leur participation aux mécanismes de suivi de l’accord, dénonçant le manque de volonté du gouvernement et réclamant une réunion d’urgence en dehors du Mali, que les autorités ont pour le moment refusée.
En outre, alors que les tensions montaient, le dispositif international de stabilisation, qui permettait, entre autres choses, d’éviter les confrontations entre anciens belligérants, a été démantelé avec le double retrait de l’opération française Barkhane et de la Minusma. On est donc revenu à une situation de face à face, sans aucun tampon, entre, d’une part, des autorités maliennes impatientes de laver l’affront subi par les Fama en 2012 et en 2014 face à la Coordination des mouvements de l’Azawad, membre du CSP et, d’autre part, des mouvements signataires habitués à gérer leur espace sans Bamako et déterminés à y maintenir leur contrôle. Cette confrontation menace de replonger le nord du Mali dans une nouvelle spirale de violence à grande échelle et dont l’issue demeure incertaine pour les parties en conflit mais qui sera, sans aucun doute, lourde de conséquences pour les populations, pour l’avenir du nord du Mali et au-delà, pour celui de la région du Sahel.
Quels sont les risques pour la stabilité du pays et pour la population?
Les combats actuels ne sont pas de légers accrochages, ils risquent d’attiser un conflit qui sera long et coûteux pour toutes les parties. En effet, ni les autorités de transition, ni les groupes armés rebelles ne semblent en mesure de l’emporter à court terme.
Les perspectives de succès des autorités maliennes sont limitées. Un succès militaire dans les mois qui viennent, comme la reprise de Kidal, le bastion du CSP, pourrait occasionner d’importantes pertes en vies humaines tant du côté des Fama que de la population civile et ne garantirait en rien un contrôle à long terme des régions septentrionales du Mali. Les garnisons maliennes qui seraient stationnées au Nord auraient toutes les chances de subir des attaques régulières d’insurgés. Ces derniers ont d’ailleurs démontré récemment leur capacité à frapper efficacement les positions isolées de l’armée malienne avant de disparaitre. À l’inverse, une nouvelle défaite de l’armée à Kidal aurait des conséquences désastreuses. Elle entamerait la crédibilité des autorités à diriger le pays et compromettrait l’objectif de restauration de l’autorité de l’Etat sur l’ensemble du territoire national.
Quant aux groupes rebelles, ils sont revigorés par des succès contre des bases militaires secondaires de l’armée malienne à Léré et à Bamba mais ces affrontements pourraient les desservir dans leurs ambitions d’autonomie. Une partie d’entre eux espèrent même qu’une nouvelle défaite des Fama aux portes de Kidal permette de concrétiser le projet de création d’un Etat indépendant de l’Azawad. Or, même en cas de victoire militaire à court terme, les groupes séparatistes auront du mal à gouverner car leur autorité sera rejetée par une partie significative des communautés du Nord qui ne partagent pas le projet séparatiste. En cas de défaite, les groupes du CSP risqueraient de perdre les fragiles acquis obtenus dans le cadre du processus de paix et de compromettre l’objectif d’une plus grande autonomie dans la gestion de leurs affaires locales, notamment en matière de prérogatives accordées aux pouvoirs locaux.
Des combats prolongés entre les deux parties les affaibliront mutuellement et favoriseront sans doute la progression des jihadistes.
À plus long terme, les autorités maliennes et le CSP risquent surtout de perdre au profit du camp jihadiste. Des combats prolongés entre les deux parties les affaibliront mutuellement et favoriseront sans doute la progression des jihadistes dans le pays. Dix ans après avoir été défaits par une coalition militaire composée de l’armée malienne, de l’opération française Serval et de troupes africaines, les groupes jihadistes sont à nouveau en position de force dans les régions du Nord, à l’exception des villes, dont ils se tiennent à l’écart. Ces groupes, aujourd’hui partagés entre deux coalitions rivales, l’Etat islamique au Sahel (EIS) et le GSIM, ont profité du départ de la force française Barkhane, et du retrait en cours de la Minusma dans les régions de Gao et de Ménaka, pour consolider et élargir leurs zones d’influence.
Au-delà des risques que chacun des deux adversaires prend en s’engageant dans une confrontation militaire incertaine qui pourrait finalement profiter davantage aux groupes jihadistes, le danger le plus immédiat est celui d’une période de grande souffrance pour les populations du Nord du Mali. Plusieurs organisations humanitaires alertent sur la catastrophe humanitaire qui pourrait découler d’une persistance des combats. Des membres des communautés touareg et arabes, souvent perçus par les Fama et Wagner comme des soutiens du CSP, résidant dans les villes du Nord, ont commencé à quitter ces localités pour trouver refuge en zones rurales ou dans les pays voisins, principalement en Mauritanie et au Niger. Ils craignent des actes de vengeance de l’armée malienne et d’éventuelles milices d’auto-défense tels que ceux perpétrés lors des rebellions des années 1990 et 2010. L’Etat malien devrait être conscient des dangers d’une telle situation pour le tissu social déjà très éprouvé et pour le processus de réconciliation nationale. Quant aux groupes composants le CSP, qui affirment mener la lutte au nom de l’intérêt des populations du Nord, ils ne peuvent laisser dégénérer la situation au risque d’exposer ces communautés à une guerre prolongée.
Comment arrêter cette dangereuse spirale ?
Avec le démantèlement des mécanismes de stabilisation, et un processus de paix dans l’impasse, les chances d’une désescalade dans le nord du Mali sont très minces. Cependant, il existe encore une possibilité d’éviter un conflit prolongé dont, en réalité, personne ne peut sortir gagnant, à l’exception des groupes jihadistes. Le gouvernement malien et le CSP devraient engager, au plus vite, des pourparlers, afin de convenir d’une trêve immédiate puis d’un cessez-le-feu durable, en s’entendant notamment sur les modalités de reprise des camps de la Minusma.
L’immédiate priorité pour les autorités maliennes et le CSP est de s’accorder sur une trêve et d’engager le plus rapidement possible des pourparlers devant aboutir à un cessez-le-feu durable. Au regard des tensions actuelles entre les différents protagonistes, ils devraient s’entendre sur un acteur dans lequel ils auraient chacun confiance pour servir de médiateur et garantir le respect du cessez-le-feu. Une visite du ministre mauritanien des affaires étrangères à Bamako le 9 octobre laisse penser que des discussions pour trouver un tel garant seraient en cours, alors que la colonne des Fama est à l’arrêt à Anéfis depuis le 7 octobre.
Dans ce cadre, une extension de quelques mois du mandat de la Minusma pour appuyer les efforts des pourparlers ne devrait pas être écartée. Bien que les rapports entre les autorités maliennes et la Minusma aient été jalonnés de tensions, la mission dispose encore de capacités utiles pour soutenir la mise en place d’un tel dispositif. Pour ce faire, les troupes de la Guinée et du Tchad, deux pays entretenant des relations cordiales avec le Mali, déployées dans les bases de Kidal, Tessalit et Aguelhok, pourraient maintenir leur présence dans ces camps afin de retarder de quelques semaines la rétrocession des bases et permettre aux parties de négocier un accord. Ils ont d’autant plus d’intérêt à le faire que leur retrait est actuellement retardé par la reprise des hostilités.
Si le prolongement court du mandat onusien est un obstacle, l’Union africaine pourrait confier un mandat de quelques mois aux contingents guinéen et tchadien afin de retarder la rétrocession des camps. Ce serait une solution peut-être plus acceptable par les belligérants dans le contexte actuel et, le cas échéant, les partenaires internationaux devraient la soutenir. A cette occasion, l’UA et l’ONU pourraient désigner ensemble un envoyé spécial en charge d’appuyer ces efforts de médiation.
Les belligérants devront trouver des compromis sur la rétrocession des anciens camps de la Minusma.
Ensuite, les belligérants devront trouver des compromis sur la rétrocession des anciens camps de la Minusma. Ce point pourrait être abordé dans le cadre des négociations du cessez-le-feu. Les directives de l’ONU et le statut de la mission prévoient certes que les anciens camps soient remis à l’Etat malien. Néanmoins, les autorités de Bamako devraient aussi respecter les différents arrangements sécuritaires signés entre 2014 et 2015 pour régir l’occupation du terrain, qui complètent l’accord d’Alger. Ces arrangements ont, jusqu’à peu, permis d’éviter des affrontements entre les parties et ont établi les zones de présence de chaque acteur sur le terrain. Dans ce cadre, plutôt que de déployer exclusivement l’armée régulière, le gouvernement malien pourrait privilégier dans un premier temps l’envoi d’unités mixtes composées des Fama et des groupes armés signataires, une formule prévue dans l’accord d’Alger, or il n’a pour le moment été dénoncé par aucun des belligérants.
Même lorsque ces bases sont situées dans des zones sous contrôle ou influence des groupes armés signataires, comme celles de Tessalit, Aguelhok et Kidal, ces derniers devraient accepter la légitimité de l’Etat malien à les occuper, notamment avec des unités mixtes reconstituées. Il s’agit là d’une concession majeure qui faciliterait un retrait sécurisé du personnel de la mission onusienne et d’un signal fort en faveur d’une solution négociée.
Il est vrai que la récente montée des tensions et l’état de paralysie du processus de paix mettent en péril le mécanisme des unités mixtes. Depuis 2020, plusieurs bataillons mixtes ont été déployés dans les régions du Nord avant que les tensions actuelles ne compromettent leur présence. Le 10 octobre dernier, le camp abritant ces unités mixtes à Kidal a été repris par le CSP, fragilisant un peu plus ce mécanisme. Pourtant, bien qu’imparfait, ce dernier avait permis de surmonter en partie le manque de confiance entre les différents protagonistes, et d’aboutir à une présence progressive de l’armée par la voie du dialogue dans la ville de Kidal. Par conséquent, parvenir à un accord pour revitaliser ces unités mixtes ou en créer des nouvelles ne devrait pas être un défi insurmontable car les deux parties ont déjà démontré leur capacité à s’entendre sur cette question.
L’obtention d’un cessez-le-feu et d’un accord sur la rétrocession des camps de la Minusma à l’armée malienne, fondé sur le respect par le CSP de la légitimité de l’Etat d’en reprendre le contrôle avec des unités mixtes, poseraient les bases d’une discussion plus large sur la relance du processus de paix. Le président de la transition, Assimi Goïta, qui a manifesté son soutien à l’accord d’Alger, devrait saisir l’occasion pour s’élever au-dessus de la mêlée et engager des discussions directes avec le CSP au nom de l’intérêt du peuple malien. Sa popularité ne devrait pas reposer tant sur son aptitude à mener la guerre que sur sa capacité à trouver des compromis pour rétablir la paix.