Quelles sont les intentions du Kremlin sur le continent africain ?
Nul doute que la Russie cherche à exercer une influence stratégique. Avancer ses pions, à mesures des putschs (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger, Gabon). Profitant de l’insécurité au Sahel et dans les pays fragilisés par les contestations sociales, tandis que la présence française est de plus en plus contestée.
Comment la Russie exerce-t-elle son influence ?
Analyse avec Lou Osborn et Dimitri Zufferey, auteurs du livre : “Enquête au cœur du système Prigojine” (Ed. Faubourg), et membres du collectif d’enquêteurs “All Eyes for Wagner”.
600 entreprises en héritage
Quels sont les outils du Kremlin ?
L’héritage de l’ancien patron de la milice Wagner, Evgeni Prigojine, mort le 23 août dans le crash d’un avion, est immense. Crucial pour le Kremlin, dans sa volonté de peser sur le plan géopolitique.
Cet héritage est composé de centaines d’entreprises : Concord, Megaline LLC, Broker Expert LLC, M-Invest LLC, Agro Kapital LLC, etc. Des sociétés actives dans la sécurité, la propagande, l’exploitation des ressources, hydrocarbures et mines, la vente de diamants et de bois rouge, la logistique, la finance… “Près de 600 sceaux d’entreprises ont été identifiés”, précise Dimitri Zufferey.
Lou Osborn veut écarter un malentendu : “Le groupe Wagner n’existe pas en tant que tel, son offre repose sur une myriade de sociétés qui appartiennent à la holding Concord”.
Tout un empire lucratif et mafieux, soutenu depuis toujours par le Kremlin. Ces sociétés jouent un rôle opérationnel important en Russie mais aussi à l’étranger, notamment dans plusieurs pays d’Afrique.
La marque Wagner se franchise d’elle-même
Que reste-t-il de Wagner aujourd’hui ?
Après la mutinerie avortée, le Kremlin a commencé le démantèlement des activités du groupe. Il a dissout le groupe Patriot Media, l’empire médiatique qui a permis à Evgueny Prigojine d’influencer les réseaux ; recentré les membres de la milice Wagner en Biélorussie. Le groupe est cependant resté actif au Mali, en République centrafricaine (RCA) et probablement encore en Libye, comptant 5 à 10 000 hommes sur le continent.
“Un certain nombre d’employés qui ont travaillé pour ces entreprises ont commencé à exercer dans d’autres organisations”, observe la chercheuse. “On les voit reproduire des activités qu’ils avaient faites avec Wagner. Il y a une dissémination des savoirs faire, que ce soit dans le combat, la manière de conduire une opération militaire ou une opération d’influence en ligne.”
Wagner décapité et démantelé. Mais Wagner encore bien vivant et actif.
“La marque Wagner se franchise d’elle-même”, ajoute Lou Osborn. C’est la thèse de son livre “Enquête au cœur du système Prigojine”, co-écrit avec Dimitri Zufferey.
Il reste des interrogations : “Les opérations de cyber influences continuent sur le continent, mais on ne sait pas si elles ont été reprises par un autre acteur ou pas”.
Le volet sécuritaire confié à d’autres sociétés militaires privées
Aujourd’hui, seul le pilier sécuritaire du groupe Wagner semble prendre une direction plus claire.
“La direction générale des renseignements (GRU) de l’État-Major des Forces armées russes va certainement piloter certaines activités du groupe Wagner au Mali et en Centrafrique, et les confier à d’autres sociétés militaires privées”, explique Dimitri Zufferey qui cite le nom de deux milices privées, dont les patrons sont très proches du Kremlin : Redut et Convoy.
Signe que la transmission se préparait, peu avant la mort d’Evgueny Prigojine, le Kremlin avait recruté deux commandants de Wagner dans la milice Redut.
“Il semblerait que ni le Kremlin, ni Convoy, ni Redut soient en mesure d’assurer les deux autres piliers de Wagner : la propagande et l’exploitations des ressources”, ajoute Dimitri Zufferey.
Pas de remplaçant d’Evgueny Prigojine, à ce jour. “Probablement que Vladimir Poutine veut se prémunir d’un successeur qui prendrait trop de pouvoir et qui finirait par mettre en danger le système”, analyse Lou Osborn. Il s’agit de ne pas reproduire la même erreur.
Dire que l’influence russe ne s’opère que par le groupe Wagner est faux
Le Kremlin va-t-il s’appuyer sur cet héritage pour exercer son influence sur le continent africain ?
Certainement, d’une manière ou d’une autre. Mais Lou Osborn veut écarter une idée reçue : “Dire que l’influence russe ne s’opère que par le groupe Wagner est faux”.
Pour la chercheuse, le groupe Wagner a servi d’ouvreur de porte sur l’Afrique. “Aujourd’hui, l’influence russe se fait par le biais de partenariats entre des médias russes, comme Sputnik et Russia Today, avec un certain nombre de médias locaux, et cela constitue un volume d’influence et d’informations pro-russes et anti-occidentales immense, bien plus fort que ce que peut faire Wagner !”.
L’influence russe s’exerce aussi avec la vente d’armes. Au sud du Sahara, un quart des armes achetées par les Etats africains provient de Moscou. L’Algérie, l’un des plus gros clients de la Russie sur le continent, prévoit cette année de doubler ses dépenses militaires à plus de 22 milliards de dollars.
Influence russe à travers la religion, également. “En 2021, l’église orthodoxe russe a lancé un programme de missionnaires, le ‘programme Afrique’, pour des missions d’évangélisations orthodoxes sur le continent, elles ont démarré en République Centrafricaine”, explique Lou Osborn.
Présence militaire et/ou opérations d’influences
Quels sont les pays où Wagner est présent avec des soldats, et ceux où la Russie a exercé ou exerce son influence propagandiste ?
“La présence du groupe Wagner a été confirmée en Libye (en soutient au maréchal Haftar), au Soudan (en soutien au président Omar el-Béchir puis au général Hemetti qui vient de relancer le conflit dans son pays), au Mali (en soutien au putschiste Assimi Goïta), tandis que la République centrafricaine reste le pays où le groupe Wagner a montré au mieux toutes ses capacités”, énumère Dimitri Zufferey.
En revanche, le groupe de miliciens a connu un échec retentissant en Mozambique, à l’automne 2019, dans la province du Cabo Delgado. Une région où les terroristes de l’EI gagnent du terrain. Deux mois d’opération se sont terminés avec une douzaine de combattants tués et une trentaine de blessés. “Cet échec résulte de l’incapacité de Wagner à coopérer avec l’armée locale”, explique le chercheur.
Concernant les opérations d’influence, Wagner sévit dans de nombreux pays.
À Madagascar, le groupe a exercé une pression politique pour influencer les résultats de l’élection présidentielle de 2018, en faisant appel à des relais humains – influenceurs poutinophiles – notamment l’activiste franco-béninois, Kemi Seba, leader d’Urgence panafricaniste.
Idem en Afrique du Sud, Wagner aurait aidé l’actuel président, Cyril Ramaphosa, à sa réélection. Au Zimbabwe, le groupe a mené des opérations d’influence lors de l’élection présidentielle de 2018…
La liste est loin d’être exhaustive.
Là où Sputnik ou Russia Today émet, l’influence russe est présente
Au-delà de ces pays, quels sont ceux qui sont sensibles aux sirènes russes ?
“L’influence russe est à degré variable”, observe Lou Osborn. “Aujourd’hui, partout où Sputnik ou Russia Today émet, on peut penser que l’influence russe est présente”.
Le cas du Cameroun est parlant. Un pays qui oscille entre la France et d’autres pays, comme la Russie. Douala, la capitale, abrite l’une des plus grandes ambassades russes sur le continent. “Au Cameroun, la chaîne TV ‘Afrique Media’ qui a un positionnement anti-occidental, a fait un partenariat avec les médias russes”, précise la chercheuse. “Le plus grand port du pays sert de plateforme logistique pour les activités de prédations économiques du groupe Wagner”, la RCA d’où est extrait le butin, n’ayant pas de frontière maritime.
Là aussi, la France perd du terrain en termes d’influence politique et économique.
Le Cameroun est d’autant plus influençable qu’il est vulnérable. Le pays est menacé par le groupe terroriste Boko Haram. La Russie n’y a pas encore déployé ses milices privées.
Pays vulnérables, cibles du Kremlin
“Un certain nombre de pays comportent des vulnérabilités, plus fortes que les autres”, observe Lou Osborn. “Le Tchad, le Bénin, le Ghana, le Sénégal…”
Le Tchad, dernier pays du Sahel où la France a encore une base militaire au Sahel (une fois qu’elle aura opéré son retrait du Niger), fait face à une succession au pouvoir, contestée au sein du pays mais soutenue par la France. Le fils Ahmed Deby a pris les rênes du pays après la mort de son père Idriss Deby. Le groupe Wagner y a entraîné des groupes rebelles.
Là aussi, la présence française y est de plus en plus contestée.
Autres pays vulnérables : le Bénin, le Ghana et le Togo font face à la menace croissante de combattants du groupe État islamique et d’Al-Qaïda, implantés au Niger et au Burkina Faso. Le Ghana, selon les enquêteurs, a subi des attaques informationnelles attribuées à la Russie. Même au Sénégal, où des manifestations antigouvernementales se sont déroulées dans le sang, on voit des drapeaux russes s’agiter…
Quand au Niger, les chercheurs ont observé des attaques informationnelles, du temps ou le président Mohammed Bazoum était encore actif au pouvoir. Selon eux, ces influences russes ne sont pas à l’origine du coup d’Etat du 26 juillet.
“Jusqu’ici, la Russie a été très forte pour utiliser à ses fins, la vulnérabilité des pays, que ce soient des vulnérabilités sécuritaires, sociales ou liées à la relation avec la France”.
Aujourd’hui, les pays qui veulent changer de partenaires ont peu de choix. “À part la Russie et la Turquie, il y a peu de pays qui se positionnent sur le volet sécuritaire. Pas même la Chine”, termine Lou Osborn