Au Sénégal, la crainte d’une « banalisation de la violence »

Au Sénégal, la crainte d’une « banalisation de la violence »

Depuis le début de « l’affaire Sonko », en mars 2021, des dizaines de personnes ont été tuées lors de manifestations. Et mardi, une attaque contre un bus a fait deux morts et cinq blessés.

Les autorités sénégalaises, qui avaient déjà restreint en début de semaine l’accès à Internet sur les téléphones mobiles, ont suspendu l’application TikTok, mercredi 2 août. Le réseau social est le service « privilégié par des personnes mal intentionnées pour diffuser des messages haineux et subversifs menaçant la stabilité du pays », justifie dans un communiqué le ministre de la communication et de l’économie numérique.

Un durcissement lié à la crainte de voir de nouveau s’embraser le pays après les violentes émeutes qui ont suivi la condamnation dans une affaire de mœurs d’Ousmane Sonko, l’un des principaux opposants au président Macky Sall, en juin, et les manifestations consécutives à la dissolution de son parti, les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), le 31 juillet, en marge desquelles au moins trois personnes sont mortes à Dakar et Ziguinchor (sud).

Depuis, un calme précaire est revenu, émaillé d’incidents. A Thiès, ville située à 60 km à l’est de Dakar, trois bus ont été incendiés. Et dans la capitale, le conducteur d’un scooter est mort alors qu’il essayait d’éviter un contrôle de la gendarmerie. Une situation qui fait craindre un nouvel embrasement à tout moment.

Surtout que mardi, en fin d’après-midi, un bus qui faisait route vers le centre-ville de Dakar a été touché par un cocktail Molotov. Deux personnes sont mortes et cinq autres blessées, dont deux gravement, selon le procureur de la République. S’exprimant devant la carcasse du véhicule calciné, Antoine Félix Diome, le ministre de l’intérieur, a qualifié d’« acte terroriste » l’agression commise par « sept individus encagoulés ». Aucun lien direct n’a été établi avec les manifestations meurtrières de juin. Mais chaque camp, tout en exprimant ses condoléances, a renvoyé à l’autre la responsabilité de ces dérives.

« Cet acte odieux est symptomatique de la banalisation de la violence gratuite et de l’irrespect de la vie humaine », a relevé mercredi l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, à la tête du parti Taxawu Sénégal. Thierno Alassane Sall, ancien ministre de Macky Sall devenu député non aligné, parle quant à lui d’une « spirale infernale » de la violence.

Depuis le début de « l’affaire Sonko », en mars 2021 (date de sa première arrestation à la suite d’une plainte pour viol), « des sièges de presse et des maisons de personnalités impliquées dans des affaires politico-judiciaires ont été attaqués, des bus ont déjà été brûlés, des magistrats et des journalistes ont été menacés… nul ne devrait être surpris qu’il y ait des victimes », commente Thierno Alassane Sall. « Des individus veulent installer un climat de terreur, mais on ne peut pas dire qui ils sont et d’où ils viennent », ajoute-t-il, dénonçant l’incapacité du gouvernement et des forces de défense et de sécurité d’arrêter les coupables afin de les traduire en justice.

Poussées de fièvre

Le Sénégal a certes connu, par le passé, des poussées de fièvre meurtrières. En 1988, lors de la réélection d’Abdou Diouf, des incidents avaient éclaté après la publication des résultats, provoquant l’état d’urgence et l’arrestation d’Abdoulaye Wade, opposant à l’époque avant de devenir président en 2000. De même, en 2011, plusieurs personnes étaient décédées dans les manifestations contre la troisième candidature d’Abdoulaye Wade – des protestations menées par un jeune opposant de l’époque, Macky Sall. Mais tous les observateurs s’accordent sur ce point : les explosions sociales qui secouent le pays depuis 2021 ont quelque chose d’inédit.

Aujourd’hui, « c’est la forme et l’ampleur des violences qui surprennent », observe le professeur de droit Babacar Gueye, auteur d’un rapport sur les troubles qui ont émaillé les processus électoraux de 2000 à 2011 : « En l’espace de deux ans, plus de 60 personnes sont décédées à l’occasion de manifestations et de nombreux individus sont en prison pour avoir exprimé leur opinion ou participé à des manifestations. Nous avons une recrudescence de la répression que nous ne connaissions pas. »

Pour le Pastef, dissous par le gouvernement en raison de ses appels « fréquents » à des « mouvements insurrectionnels », c’est bien le pouvoir qui a ouvert les hostilités. « Les discours haineux ont démarré en 2016 avec la radiation d’Ousmane Sonko [de la fonction publique]. Le parti a été traité de terroriste et de salafiste. Cette violence vient donc de l’Etat, qui veut éliminer un candidat de l’opposition à l’élection présidentielle de 2024 », estime El Malick Ndiaye, responsable de la communication du Pastef.

Des soutiens de l’opposant incarcéré, très actifs sur les réseaux sociaux et au sein de la diaspora, sont allés jusqu’à laisser entendre que l’attaque contre le bus avait été commanditée par les autorités pour justifier la répression des manifestants favorables à Ousmane Sonko. El Malick Ndiaye ne fait pas ce rapprochement, mais il met en balance les morts du bus et ceux des émeutes : « Effectivement, cette attaque est grave. Mais que fait-on des personnes tuées par balle pendant les manifestations ? Que fait-on des violences des nervis ? », interroge-t-il en référence aux hommes armés habillés en civil repérés aux côtés des forces de l’ordre lors des événements de mars 2021 et juin 2023.