Le coup d’État au Niger est le dernier d’une série de putschs en Afrique de l’Ouest qui a causé la chute des gouvernements civils au Mali, au Burkina Faso ainsi qu’en Guinée. Une situation qui génère de vives tensions au sein de la région ainsi qu’avec plusieurs partenaires internationaux, et notamment la France. Entretien avec Gilles Yabi, analyste politique.
La situation demeure incertaine au Niger, une semaine après le coup d’État militaire qui a renversé le président élu Mohamed Bazoum. La France a entamé mardi 1er août le rapatriement de ses ressortissants dans un contexte de tensions grandissantes entre les soutiens de la junte et ceux du président déchu.
Le Niger est le quatrième pays d’Afrique de l’Ouest dont le gouvernement civil a été renversé par les militaires au cours des trois dernières années. Ce putsch intervient alors que la région tente d’endiguer l’avancée de groupes terroristes, notamment dans la région des trois frontières (Mali, Burkina, Niger). Pour la France, il pourrait entériner la perte de l’un de ses derniers partenaires militaires dans la région du Sahel, après le retrait de ses troupes du Mali et du Burkina Faso en 2022 et 2023.
Pour analyser les raisons de ces coups d’État et l’engouement qu’ils suscitent parmi certaines franges de la population, France 24 s’est entretenu avec Gilles Yabi, analyste politique, docteur en économie du développement et fondateur du groupe de réflexion ouest-africain WATHI.
Au Niger comme auparavant au Mali ou au Burkina Faso, des manifestants sont descendus dans la rue en soutien aux militaires. Faut-il y voir un rejet du processus démocratique ?
Les motivations des manifestants sont bien sûr diverses. On sait qu’à Niamey l’opposition au président Mohamed Bazoum, et sans doute davantage à son parti, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS), au pouvoir depuis 12 ans, est importante. Certains sont descendus dans la rue pour exprimer leur opposition et non nécessairement par adhésion au principe des coups d’État militaires. D’autres sont probablement réellement convaincus que la prise du pouvoir par l’armée est salutaire pour le pays. Mais il faut également noter que d’autres Nigériens ont également manifesté en soutien au président et ont été rapidement dispersés par les forces de sécurité.
La critique de la démocratie est sujette à caution car pour critiquer un modèle, il faut que celui-ci ait véritablement été mis en œuvre. Sinon c’est sa non-application et non son principe qui pose problème. Toutes les constitutions ouest-africaines sont démocratiques. Or, on sait bien que ce n’est souvent pas le cas des pratiques politiques réelles. Les critiques contre l’absence de crédibilité des élections, l’instrumentalisation de l’institution judiciaire pour écarter les opposants, l’ampleur de la corruption et les écarts de richesse qui se creusent sont bien sûr légitimes.
Mais cela ne remet pas pour autant en cause le principe de base de la démocratie, qui consiste à avoir des gouvernants issus du choix du peuple, quelles qu’en soient les modalités, et qui travaillent pour eux. Ce que nous payons cher aujourd’hui à mon sens, c’est l’échec de la construction d’États solides avec des institutions efficaces depuis les indépendances.
Ces déficits de gouvernance servent d’argument aux militaires pour prendre le pouvoir et rencontrent un certain écho dans la population. Lorsque vous avez un pays au bord de l’effondrement sécuritaire sous un gouvernement démocratique, comme ce fut le cas au Burkina Faso par exemple mais pas au Niger, on peut comprendre qu’une partie importante de la population soutienne des militaires qui promettent de restaurer la sécurité. Mais les soldats n’ont pas vocation à diriger des États et rien ne garantit qu’ils soient de meilleurs représentants des intérêts du peuple qu’une personnalité civile élue. La réalité est qu’ils s’imposent par la force qu’ils ne sont censés utiliser que pour assumer leur mission de défense de l’intégrité du territoire.
Alors que la Cédéao a annoncé de sévères sanctions contre les initiateurs du coup d’État au Niger, la Guinée, le Mali et le Burkina ont rejeté ces mesures et mis en garde contre toute intervention militaire. Peut-on parler aujourd’hui en Afrique de l’Ouest de conflit idéologique entre deux blocs ?
Il y a effectivement une fragmentation de l’espace ouest-africain qui menace l’intégration régionale : d’un côté, ceux qui veulent une rupture fondamentale dans la politique des États, quitte à passer par des transitions militaires, et ceux qui pensent que malgré les dysfonctionnements de la gouvernance civile et “démocratique”, les militaires ne peuvent être la solution. Derrière ce conflit idéologique régional, il y a aussi le rapport aux partenaires étrangers et notamment la France.
Quelle est la meilleure modalité pour changer le rapport à l’ancienne puissance coloniale ? Pour faire simple, il y a en quelque sorte les partisans de la méthode douce et les partisans de la méthode forte. Certains considèrent qu’il est essentiel de prendre en compte l’environnement géopolitique et économique pour défendre les intérêts des pays africains, faire progresser l’autonomie de décision, développer des institutions civiles et militaires fortes. D’autres sont partisans d’un changement radical dans le rapport avec la France, qui passe notamment par le départ de toutes les forces françaises. Dans le cas du Niger, des militaires d’autres pays européens et des soldats américains sont aussi présents et on ne connaît pas encore la véritable position des officiers putschistes sur cette présence.
Au Mali, au Burkina et maintenant au Niger, la parole de la France semble de plus en plus inaudible. Quelles en sont les principales causes ?
Je pense tout d’abord qu’il faut arrêter de faire croire que les effets de la colonisation ont cessé de produire des résultats. Ce n’est pas parce que le président français n’était pas né à cette époque que les effets de la domination politique et économique ne se prolongent pas dans le présent. L’histoire n’est pas faite d’une succession de périodes “étanches” qui n’ont rien à voir les unes avec les autres.
La France doit tenir un langage de clarté et reconnaître qu’elle a des intérêts stratégiques dans la région. Ceux-ci ont certes diminué au fil du temps mais cela ne change rien au fait que les populations s’estiment lésées par des accords formels et informels et considèrent que ceux-ci doivent être revus. À cet égard, le Niger est un cas emblématique. C’est un pays dont les populations sont majoritairement pauvres, ont peu accès à l’électricité hors des grandes villes, alors qu’il participe depuis des décennies à l’approvisionnement en uranium des centrales françaises. Il ne suffit pas d’observer que cet approvisionnement est beaucoup moins stratégique aujourd’hui que par le passé pour balayer du revers de la main toute mention de cette relation longtemps inégalitaire.
Sur le plan militaire, l’argument souvent avancé par la France qu’elle est là uniquement pour aider les pays de la région est lui aussi très largement rejeté. Elle a maintenu depuis les indépendances des bases permanentes dans plusieurs de ses anciennes colonies. Cette présence s’inscrit dans une stratégie d’influence politique, économique et participe de la place de la France dans le monde. Il n’y a rien de mal à défendre ses intérêts, toutes les puissances grandes et moyennes le font, mais il faut le reconnaître et il faut discuter, négocier pour trouver éventuellement des accords mutuellement bénéfiques. Ou se retirer lorsque cela est demandé.
À cela s’ajoutent des petites phrases et commentaires perçus comme condescendants, sur la démographie en Afrique par exemple, qui donnent l’impression que les autorités politiques françaises estiment pouvoir s’affranchir de toute délicatesse diplomatique lorsqu’il s’agit des pays africains.
En même temps, il faut bien reconnaitre que la France est aujourd’hui une cible facile, qu’elle n’est pas non plus responsable de tous les maux. Consacrer beaucoup de temps et d’énergie dans les récriminations à son égard est contre-productif. La France a sa place comme d’autres partenaires tels que la Chine, les États-Unis, l’Inde ou la Russie. L’Afrique de l’Ouest doit tourner le dos aux querelles idéologiques et se recentrer sur les chantiers internes prioritaires que sont l’éducation, l’économie et le renforcement de nos institutions. Car c’est en consolidant nos propres bases que nous parviendrons à mieux défendre nos intérêts à long terme dans un monde où les rapports de forces restent déterminants.