L’intérêt particulier qu’accorde la Chine en matière d’opérations policières en Afrique pourrait avoir des conséquences considérables sur la gouvernance de la sécurité en Afrique.
Les forces spéciales ougandaises et plus de 30 commandos chinois ont mené une opération conjointe en janvier 2022, qui a abouti à la capture et à l’expulsion de quatre citoyens chinois soupçonnés de faire partie d’un réseau criminel.
En avril 2016, en étroite collaboration avec la police armée du peuple chinois (PAP), 44 ressortissants taïwanais ont été embarqués par les services de sécurité kenyans sur un vol à destination de la Chine. À leur arrivée en Chine, ils ont été condamnés à de lourdes peines de prison pouvant aller jusqu’à 15 ans pour des accusations de fraude. La police kenyane a pris cette mesure alors que certains des suspects avaient été acquittés auparavant par un tribunal kenyan.
Les services de renseignement chinois, en collaboration avec leurs homologues égyptiens, auraient interrogé des étudiants chinois dans une prison égyptienne en mai 2022. Ces derniers faisaient partie d’un groupe de 200 ressortissants chinois (musulmans pour la plupart) arrêtés par les services de sécurité égyptiens quelques semaines après que le ministère égyptien de l’intérieur a signé un accord de coopération avec le ministère chinois de la sécurité publique (MSP) pour « lutter contre la propagation des idéologies terroristes ». Les organisations égyptiennes de défense des droits humains ont ensuite reproché à leur gouvernement de se soustraire à son obligation légale internationale de protéger les demandeurs d’asile chinois contre le refoulement. Des événements similaires se sont produits au Maroc et dans d’autres pays majoritairement musulmans à travers le monde.
« Une application sans critique du modèle chinois de contrôle absolu du parti pourrait nuire au professionnalisme de l’armée et de la police ».
Ces opérations conjointes ne sont que les plus importantes d’un large éventail d’activités chinoises de plus en plus importantes dans le cadre du maintien de l’ordre public en Afrique, opérations ont largement échappé à un examen plus rapproché. Elles reflètent également la promotion croissante des normes policières chinoises au sein des forces de police africaines. Entre 2018 et 2021, plus de 2 000 policiers et membres des forces de l’ordre africains ont en effet été formés en Chine.
Outre les compétences techniques, la formation du ministère chinois de la sécurité publique comprend des principes politiques et idéologiques basés sur le modèle du Parti communiste chinois (PCC) de contrôle absolu des forces de sécurité et de l’État par le parti. Toutes les formations policières sont organisées autour de ce principe, ce qui marque une différence fondamentale avec les modèles constitutionnels africains et la loi-type sur la police en Afrique du Parlement panafricain de 2019, qui mettent l’accent sur des organisations policières apolitiques et professionnelles qui se soumettent au contrôle parlementaire. Les participants africains représentent 35 % des formations étrangères du ministère chinois de la sécurité publique, ce qui les place en deuxième position après l’Asie.
La diffusion des normes chinoises en matière d’application de la loi comprend la formation de milliers de magistrats et d’avocats africains au Centre d’études juridiques sur l’Afrique de l’université de Xiangtan, de l’Organisation juridique consultative pour les pays d’Asie et d’Afrique, et du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) – Forum juridique, qui se concentre notamment sur l’harmonisation des lois chinoises et africaines. Ce dernier a formé plus de 40 000 avocats africains depuis l’an 2000.
Les perspectives d’une adoption plus large des normes chinoises par certains gouvernements africains étaient évidentes dans les remarques de l’ancien vice-ministre des communications tanzanien lors d’un atelier sur les médias parrainé par le PCC en 2017, selon lesquelles « nos amis chinois ont réussi à bloquer […] les médias dans leur pays et les ont remplacés par leurs propres sites, qui sont sûrs, constructifs et populaires ».
Les défenseurs des droits humains ont prévenu que l’application sans discernement du modèle chinois de contrôle absolu du parti pourrait nuire au professionnalisme de l’armée et de la police et à l’idée que la sécurité doit être partagée par tous les citoyens. Le modèle sécuritaire du PCC est résumé dans le terme du Parti « maintien de la stabilité » (weiwen, 维稳), qui affirme qu’une sécurité vigoureuse du régime est la base de la sécurité et de la survie nationales.
Compte tenu de la résurgence des États à parti unique dominants et des pratiques autoritaires, ainsi que de la possibilité d’utiliser le weiwen pour justifier un maintien perpétuel au pouvoir, l’application généralisée de ce concept en Afrique est problématique, Avec le weiwen, les droits humains, les libertés civiles et la responsabilité publique sont secondaires. Pourtant, ces valeurs sont au cœur des engagements africains en faveur d’une sécurité inclusive. Le paradigme weiwen s’écarte donc des aspirations des citoyens africains à des services de sécurité professionnels et redevables.
Diffusion des normes chinoises en matière de maintien de l’ordre en Afrique
À l’insu de la majorité des personnes, la Chine mène, à l’échelle internationale, beaucoup plus d’ opérations de sécurité publique et de maintien de l’ordre que des opérations militaires conduites par l’Armée populaire de libération (APL). Une quarantaine de pays africains ont conclu un accord avec les agences chinoises de sécurité publique. La Chine a également négocié depuis 2018 des traités d’extradition avec 13 pays africains, alors qu’elle n’en comptait alors aucun.
Ces accords permettent au PCC d’obtenir un soutien pour des objectifs clés du ministère chinois de la sécurité publique, tels que le rapatriement des ressortissants chinois ciblés. Une autre priorité du ministère chinois de la sécurité publique consiste en la « protection des Chinois eà l’étranger » (haiwai gongmin baohu, 海外公民保护). Il s’agit d’une question politiquement sensible pour de nombreux pays africains, car elle implique que les acteurs africains de la sécurité accordent une priorité à la protection des ressortissants chinois, donnant l’impression que leur sécurité est plus importante que celle des citoyens africains. Néanmoins, cette pratique est de plus en plus institutionnalisée dans les accords de sécurité bilatéraux de la Chine et dans chaque plan d’action adopté par le FOCAC depuis 2012.
Les gouvernements africains ont accès à la formation du ministère chinois de la sécurité publique par le biais du programme international de formation au maintien de l’ordre du ministère de la Justice, qui regroupe 21 académies de police. Ce chiffre est à peu près équivalent au nombre d’académies militaires chinoises ouvertes aux étudiants africains, ce qui indique l’ampleur de la formation policière offerte par la Chine.
« Les disciplines techniques du système policier chinois sont enseignées dans le contexte plus large du système politique chinois ».
La Chine a également construit des écoles de f police, des postes de police et fourni des équipements de police dans de nombreuses régions d’Afrique. La politique chinoise « de ne pas poser de questions » permet aux clients d’acheter des équipements sans se soucier des contrôles à l’exportation liés aux droits humains et de la surveillance de l’utilisateur final. Entre 2003 et 2017, les pays africains ont obtenu 3,56 milliards de dollars de prêts chinois pour la sécurité publique, y compris des systèmes de surveillance, des réseaux de sécurité nationale et d’autres articles de sécurité tels que des équipements anti-émeutes. Ce chiffre est presque certainement sous-estimé, étant donné que la majeure partie de cet équipement est incluse dans les ventes militaires.
L’expansion des lignes de front et des tactiques de la Chine en matière de sécurité publique en Afrique a déclenché des débats sur le degré de souveraineté auquel les pays africains renoncent en offrant aux agences de sécurité chinoises un environnement très permissif pour élaborer un ensemble croissant de mécanismes de sécurité au sein des pays africains. Ce faisant, les partenaires africains se montrent souvent prêts à enfreindre leurs propres lois.
Institutionnalisation et échelle croissantes
En Chine, les policiers africains sont formés dans les trois types d’écoles suivants :
Académies de police provinciales
École de police de Shandong
École de la police populaire de Pékin
École de police de Fujian
École de police de Zhejiang
Académies supérieures
Université populaire de sécurité publique de Chine
Académie de la police armée du peuple chinois
Université de la police populaire chinoise
Écoles spécialisées
Ecole de commandement supérieur de la police à Pékin
École spéciale de police à Pékin
Académie de police ferroviaire à Shanghai
Académie chinoise de la police maritime à Zhejiang
Académie des forces armées du peuple chinois à Hebei
Université de l’aviation civile de Chine à Sichuan
Toutes les écoles du programme international de formation au maintien de l’ordre du ministère chinois de la sécurité publique ont des liens avec des pays africains spécifiques. L’Algérie, le Lesotho, l’île Maurice et au moins 20 autres pays entretiennent des relations avec l’école de police spéciale, qui dispense des formations dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. L’école de police de Zhejiang accueille le mécanisme de coopération policière internationale de la Chine. Le Rwanda et le programme de lutte contre le terrorisme de l’Union africaine entretiennent des relations suivies avec l’école de police de Shandong. L’école de police de Fujian a lancé un programme de formation en Afrique du Sud en 2019 pour le département de la police métropolitaine de Johannesburg et prévoit de le reproduire dans d’autres métropoles policières.
Ce dernier engagement a été accueilli avec une certaine réserve par le public depuis qu’une unité de police malhonnête créée par l’ancien ministre de la police a été envoyée à l’Académie d’élite des forces armées du peuple chinois pour y suivre une formation en 2016. L’unité a ensuite été illégalement déployée au sein des principales agences de sécurité sud-africaines, apparemment en tant « qu’escouade de tueurs », pour intimider et assassiner des rivaux politiques. Bien qu’elle ait été dissoute par l’administration Ramaphosa, cette affaire a mis en évidence les dangers de la collaboration de fonctionnaires peu scrupuleux avec leurs homologues chinois pour créer des forces non statutaires.
L’école de police de Fujian a également formé la garde présidentielle de la République centrafricaine. La garde présidentielle est composée presque exclusivement de membres de la famille du président Faustin Touadéra et a été impliquée dans une longue liste d’atrocités, notamment en abattant et en blessant 10 soldats de la paix des Nations unies en 2021.
« Ces mêmes forces sont souvent appelées à réprimer ceux qui sont à l’avant-garde de la réforme politique, principalement les jeunes ».
L’attitude de la Chine qui consiste à ne pas poser de questions dans ses engagements avec les service de police est inquiétante car le fait de former une police, une garde présidentielle et des services de renseignement connus pour leur sectarisme, leurs abus et leur manque d’incitation à la réforme risque d’exacerber le problème. En 2021, par exemple, le Kenya a lancé un programme visant à envoyer chaque année 400 policiers, paramilitaires et membres des forces de l’ordre se former dans les écoles de police chinoises, alors même que les abus et l’impunité au sein de la police kenyane sont bien documentés.
Ceux qui revendiquent des normes plus strictes font valoir que le contexte est primordial. Cela est d’autant plus important que la police, les services de renseignement et les forces paramilitaires comptent parmi les institutions les plus redoutées et les plus corrompues d’Afrique. Le débat sur les implications de cette formation s’intensifiera donc à mesure que les engagements de la Chine dans le domaine de la sécurité publique et de l’application de la loi prendront de l’ampleur.
Une partie de cette formation a été délocalisée en Afrique afin de toucher un plus grand nombre de stagiaires et d’accroître l’adoption des normes et des leçons enseignées dans les écoles chinoises. Un programme conjoint du ministère algérien de l’Intérieur et des collectivités locales et de l’Académie chinoise de la gouvernance (CAG) a permis de former plus de 400 policiers, agents du maintien de l’ordre et fonctionnaires algériens entre 2015 et 2018. L’Académie chinoise de la gouvernance a formé des cohortes similaires sud-africaines, dont les autorités ont également signé un protocole d’accord avec le ministère chinois de la sécurité publique.
Les disciplines techniques du système policier chinois sont enseignées dans le contexte plus large du système politique chinois. La définition du terrorisme par le PCC, par exemple, découle en partie du weiwen. Il s’agit notamment d’endiguer les soulèvements antigouvernementaux et ce que le PCC appelle les « trois maux »(san gu shili, 三股势力): le terrorisme, le « splitisme » ou séparatisme, et l’extrémisme religieux. Cette approche inspire à son tour les partenariats internationaux de la Chine en matière de lutte contre le terrorisme.
L’exportation par la Chine de terminologies de sécurité telles que le « terrorisme » et la diffusion plus large de normes sont facilitées par les similitudes entre les structures des polices chinoises et africaines. Comme en Chine, les polices africaines sont centralisées sous l’autorité de l’exécutif et supervisées par un ministre de l’Intérieur, de la police ou de la sécurité publique. La plupart des polices africaines font également partie de l’architecture de sécurité nationale et ont tendance à être fortement militarisées dans leur organisation de base, leur système de promotion et de rangs et leurs méthodes de travail.
En outre, de nombreuses juridictions policières africaines sont organisées en « commandements » et il est courant que la police soit déployée dans l’armée et vice-versa. Dans la pratique, la police africaine (ainsi que les services de renseignement et les paramilitaires) fait souvent preuve de loyauté à l’égard des partis et des régimes. En Chine, ce principe est formalisé par le fait que la police, le ministère de la sécurité publique (l’agent administratif du PAP), l’APL et les autres forces armées chinoises sont tous des instruments du PCC.
La Chine a une audience particulièrement réceptive auprès de certains dirigeants africains soucieux de la survie de leur régime. Ils admirent les méthodes de contrôle du PCC et son appareil policier omniprésent et étendu (jingchaguojia jiqi, 警察国家机器) qui éclipse le budget de l’APL.
Préoccupations sur le continent
Au cours de la dernière décennie, on a assisté à une croissance constante des réseaux indépendants de chercheurs africains sur les relations Afrique-Chine, y compris sur l’aide au secteur de la sécurité. Cela a stimulé des débats plus éclairés et un plaidoyer politique à l’intention des gouvernements africains et de l’UA. Il pourrait donc s’agir d’un point de départ essentiel entre les approches africaines et chinoises. Le modèle d’engagement de la Chine est principalement axé sur les élites, ce qui signifie que le travail de la police et des forces de l’ordre est secret et rarement débattu dans les médias ou par les parlementaires et les citoyens.
« En Chine, [la loyauté envers le parti] est formalisée par le fait que la police … et les autres forces armées sont toutes des instruments du PCC ».
Les groupes africains de défense des droits humains affirment que la formation et l’équipement d’unités de sécurité impliquées dans des violations des droits humains amplifient les sentiments négatifs à l’égard de leurs bienfaiteurs et que la Chine devrait donc faire preuve de prudence. Ces mêmes forces sont souvent appelées à réprimer ceux et celles qui sont à l’avant-garde des réformes politiques, principalement les jeunes. Par ailleurs, l’Afrique est le continent le plus jeune du monde, 60 % de sa population étant âgée de moins de 25 ans. Selon Afrobarometer, la moitié des personnes interrogées dans 28 pays africains (51 %) estiment que l’influence économique et politique de la Chine est positive. Bien qu’il s’agisse d’une baisse par rapport aux 61 % de l’enquête de 2019, ce chiffre reste néanmoins important.
Une majorité stable de citoyens africains réclame également la démocratie: 80 % d’entre eux rejettent les régimes à parti unique, 75 % les régimes autoritaires et 70 % veulent vivre dans une société démocratique. Ces demandes augmentent fortement dans les cohortes 18-25, 26-35 et 36-45, les segments de population que la Chine s’efforce de courtiser par le biais d’une série d’outils de puissance douce (soft power).
La poursuite d’une politique qui n’exige pas des bénéficiaires de l’aide à la sécurité qu’ils fassent preuve de responsabilité et d’éthique dans l’utilisation de la formation, de l’équipement et du renforcement des capacités qu’ils reçoivent comporte donc des risques importants pour leur réputation.
Regarder au-delà de l’horizon
L’adoption des normes PCC ne va pas de soi. Cependant, l’architecture de leur diffusion est robuste. Sur sa trajectoire actuelle, l’assistance de la Chine en matière de sécurité continuera à susciter des craintes quant à son soutien à des régimes impopulaires et aux forces de sécurité qui les maintiennent au pouvoir. Les appels pour des changements de politique se multiplieront à la lumière de ces craintes.
Les médias, la société civile et les réseaux indépendants ont tous un rôle à jouer dans le suivi de l’aide extérieure à la sécurité, la sensibilisation et la promotion de la redevabilité. La Chine jouit d’une grande popularité en Afrique depuis des années, surtout en raison des opportunités économiques, éducatives et de développement des ressources humaines qu’elle prétend apporter. Cependant, les Africains émettent des réserves quant aux normes clés du PCC, notamment le contrôle absolu du parti sur la politique, la sécurité et l’État. Ce sont là des préoccupations auxquelles les gouvernements africains devraient être attentifs, de peur de perdre la confiance de ceux au nom desquels ils gouvernent.