Devant la prison pour femmes La Manouba, à Tunis, une petite centaine de manifestants crient à l’injustice “Liberté, liberté ! Fini l’Etat policier !”, scandent-ils à tue-tête. Face à une rangée de policiers en civil, tous ici réclament la libération de Chaïma Issa, membre du Front de salut national (FSN), principale coalition d’opposition au président Kaïs Saïed, et membre du mouvement “Citoyens contre le coup d’État”.
Cette militante au caractère fort, s’est exprimée publiquement contre les mesures du président. Notamment, en décembre, juste après le premier tour des élections législatives, sur les ondes d’une radio, elle a déclaré ceci : “Devant l’impasse constitutionnelle et politique dans laquelle se trouve le pays depuis le ‘coup d’État’du 25 juillet 2021, l’effondrement économique qui sévit, l’échec des élections du 17 décembre 2022, je doute que les institutions de défense du pays continueront de soutenir un tel processus, notamment le second tour d’élections législatives fictives”.
Elle est détenue depuis le 22 février, pour “complot contre la sûreté de l’Etat”.
“Depuis deux mois, on n’arrête pas de dire que ce dossier est vide”, s’insurge Islem Hamza, l’avocate de Chaïma Issa. “Le dossier est tellement vide, qu’on n’arrive même pas à trouver comment établir une défense. C’est un dossier purement politique”.
Chaïma Issa est poursuivie sur la base du nouveau décret-loi 54, très controversé, promulgué en septembre par le président Kais Saied. Le texte prévoit une peine de prison de cinq ans et une amende de 50.000 dinars tunisiens (15.500 euros) pour toute personne “qui utilise délibérément les réseaux de communication et les systèmes d’information pour produire, promouvoir, publier ou envoyer des fausses informations ou des rumeurs mensongères”. La peine prévue est “doublée” en cas d’intox visant des responsables de l’État.
Officiellement ce décret-loi vise à lutter contre la cybercriminalité et contre “les atteintes aux droits d’autrui et à l’ordre public”, mais il fait craindre une menace importante sur les libertés d’expression. Dès sa publication, des internautes ont critiqué le texte estimant qu’il pourrait être instrumentalisé par le pouvoir pour museler la presse ou faire taire les voix dissidentes.
Une douzaine d’opposants politiques placés en détention provisoire
Chaïma Issa n’est pas la seule opposante en prison. Au total, une douzaine de personnalités ont été arrêtés en février et placés en détention provisoire dans l’attente de leur procès, parmi lesquelles, le chef du mouvement islamo-conservateur Ennahdha, Rached Ghannouchi, l’homme d’affaires Kamel Eltaïef, l’activiste politique Khayam Turki, l’ancien ministre Lazhar Akremi, un haut responsable d’Ennahdha, Abdelhamid Jelassi et Nourredine Boutar, directeur de Mosaïque FM, la radio la plus écoutée en Tunisie.
“Ça s’est passé brutalement, un soir”, se souvient Wahida Boutar, l’épouse de Nourredine Boutar, encore émue. “Tout à coup, 40 agents de police sont entrés chez nous, avec un mandat pour perquisitionner toute la maison. Ils ont fouillé absolument tout. C’était terrible ! Un viol de notre intimité”.
Elle n’a le droit de rendre visite à son mari, en prison, qu’une fois par semaine, durant 15 minutes. “Ces gens qui ont été arrêtés pour un soi-disant complot contre l’Etat, ont une caméra qui les filme 24h sur 24h. Les avocats ont demandé de les retirer, mais les responsables pénitentiaires ne l’ont pas fait. Donc ils n’ont aucune intimité, ils sont épiés sans arrêt”.
Contacts avec des diplomates étrangers
Les chefs d’accusation au nombre d’une quinzaine sont très graves : terrorisme, offense contre le président, atteintes à la sûreté de l’Etat… Nourredine Boutar est accusé d’avoir perçu de l’argent sale pour mettre sa ligne éditoriale au service de politiciens accusés d’organiser un complot contre l’État.
Dalila Ben Mbarek Msaddek, son avocate, affirme qu’il n’y a aucune preuve. “Ils ont cherché dans ses comptes bancaires, dans les comptes de la radio, ils ont interrogé trois fois le commissaire aux comptes, tous ont affirmé, preuves à l’appui, que Nourredine Boutar n’a rien perçu, ni lui, ni sa radio, ni sa femme”.
Nourredine Boutar et les autres personnalités arrêtées sont également soupçonnées d’avoir noué des contacts avec des diplomates étrangers dans l’intention présumée de porter “ atteinte à la sûreté extérieure de l’État ”. Parmi ces diplomates figurent André Parant, actuel ambassadeur de France en Tunisie et son prédécesseur, Olivier Poivre d’Arvor, ainsi que l’ambassadeur d’Italie.
Les captures d’écran de conversations entre ces diplomates et des personnalités politiques mises en examen constituent une part importante du dossier. Les interlocuteurs y échangent leurs points de vue sur la situation en Tunisie, conviennent de se rencontrer ou partagent et commentent des articles de presse.
Probablement pour éviter de créer un incident diplomatique avec la France et l’Italie, le gouvernement tunisien a fini par tempérer. “Le fait de rencontrer un diplomate étranger en Tunisie n’est absolument pas un délit ”, a affirmé Nabil Ammar, le ministre tunisien des affaires étrangères.
Nous sommes dans un blocage le plus total
On vient de l’apprendre, le juge d’instruction chargé du dossier financier vient de quitter la Tunisie pour le Qatar. Les avocats se sentent complètement abandonnés. “On ne sait pas quand il sera remplacé !”, déplore Dalila Ben Mbarek Msaddek. “Nous sommes dans un blocage le plus total. Les dossiers sont pliés, rangés dans les tiroirs et ils attendent que les 14 mois s’écoulent”.
Légalement, ces opposants peuvent être détenus 14 mois, sans être jugés. “Mais les autorités peuvent les laisser plus longtemps, cela arrive”, s’inquiète l’avocate. Selon la loi antiterroriste de 2015 et le Code pénal, les condamnations peuvent aller jusqu’à la peine capitale.
Wahida Boutar vit seule avec l’un ses fils, encore adolescent, dans l’attente et la dépendance financière. Le compte bancaire de son mari a été gelé, ainsi que son salaire. “C’est très difficile, on vit au jour le jour, on ne sait pas ce qui va se passer. On ne sait pas ce qui va arriver au pays, parce que la situation est réellement critique. N’importe qui peut être à la place de mon mari…”.
Le président les considère comme un danger
L’arrestation de Nourredine Boutar semble directement liée au ton cinglant de la radio qu’il dirige et notamment de son émission quotidienne phare, le “Midi Show”, très critique à l’égard de Kaïs Saied.
Les autres personnalités arrêtées sont des opposants qui ne cachent pas leur volonté de voir tomber le régime de Kaïs Saïed. “Ce sont des hommes et des femmes qui font de la politique depuis des années, depuis le 25 juillet, ce sont des opposants connus de tous les Tunisiens”, explique Islem Hamza, l’avocate de Chaïma Issa. “Le pouvoir veut les faire taire”.
Avant même qu’elles ne soient formellement inculpées, le président les a accusées de “terroristes” et de “traîtres”, des propos qui portent atteinte à la présomption d’innocence. Kaïs Saied a également averti que “quiconque osait les disculper, était leur complice”.
Pour Mahdi Jelassi, président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) ces opposants représentent un danger pour le pouvoir, “je pense que le président les considère comme un danger, parce qu’ils se mobilisent à l’intérieur comme à l’extérieur. Ils font du plaidoyer et du lobbying contre le régime, pour l’État de droit, pour le respect des libertés. Pour lui c’est une menace”.
Malgré nos relances, le parquet refuse de s’exprimer sur ces arrestations.
‘Coup d’État’du 25 juillet 2021
Le “coup d’État” du “25 juillet” que dénoncent les opposants politiques est un coup de force du président. Après des mois de blocage politique, Kaïs Saïed, élu démocratiquement fin 2019, s’est arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021 en limogeant le Premier ministre et en suspendant le Parlement, avant de le dissoudre. En pleine pandémie de Covid.
Kaïs Saïed promulgue des “mesures exceptionnelles” pour “l’exercice du pouvoir législatif” et “l’exercice du pouvoir exécutif”. Il abolit puis amende la Constitution de 2014, celle-là même qui est née après la révolte du Printemps arabe en 2011 faisant tomber l’ancien dictateur Ben Ali, et qui avait fait de la Tunisie un laboratoire des pays du Maghreb, sur le chemin de la démocratie.
Dans un premier temps, ce coup de force est applaudi par une partie de la population, exaspérée par l’incapacité des partis politiques à trouver des solutions aux problèmes du pays.
Mais un an plus tard, lors d’un référendum organisé le 25 juillet 2022, la nouvelle constitution est adoptée à une large majorité (94,6%), avec un taux de participation de seulement 28%.
Un régime présidentialiste
Cette nouvelle constitution censée marquer l’avènement d’une “nouvelle République”, consacre dans les faits, un régime présidentialiste, restreint les pouvoirs de l’Assemblée et affaiblit les partis politiques. Après la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, le pouvoir judiciaire a été progressivement placé sous le contrôle direct de l’exécutif et du ministère de la justice. 57 magistrats, dont des juges d’instruction, ont été révoqués.
L’Association des magistrats tunisiens dénonce des “pressions sans précédent” sur le système judiciaire.
Pour finir, les élections législatives en décembre et en janvier ont conduit à une abstention record (89%), donnant naissance à un Parlement privé de réels pouvoirs. Un parlement réduit à une simple chambre d’enregistrement, où les partis d’opposition sont absents.
“La situation est très grave”, souligne Mahdi Jelassi. “Le pouvoir contrôle tout : la législation, la justice, le pouvoir exécutif. Le régime repose sur la personne du président”. Pour le président du Syndicat des journalistes tunisiens, le décret-loi 54 est une “menace sérieuse” qui pèse sur la liberté de la presse dans le pays. “Il y a un climat de peur qui règne en Tunisie. Certains journalistes ne veulent pas traiter des sujets. Ils font de l’autocensure, en raison du décret-loi 54 et des politiques de répression menées par les autorités”.