Dans la région du Grand Pibor, les violences intercommunautaires ont repris sur fond de luttes de pouvoir, comme dans d’autres régions du pays.
Les fêtes de fin d’année ont viré au drame à Gumuruk. « Fear » (« peur » en anglais), « Fuck Murle »… Insultes et menaces inscrites au feutre zèbrent encore les murs du commissariat de ce village de la région du Grand Pibor, dans l’est du Soudan du Sud. Tout autour, les maisons et les potagers ont été incendiés, les bureaux des ONG internationales brûlés, les arbres abattus. Avant de partir, les assaillants ont pris le soin de signer : « Lou Nuer, 26/12/2022 », du nom de l’un des clans du Jonglei voisin, où les bergers d’ethnies dinka et nuer, lourdement armés, se sont alliés pour attaquer les terres murle.
Les habitants qui avaient fui dans la forêt ou rejoint la ville de Pibor à pied, à une trentaine de kilomètres du village, rentrent au compte-goutte depuis la mi-février, motivés par la reprise de l’aide humanitaire. Des distributions qui sont loin de subvenir à tous les besoins. « Regardez-le, lui, vous pensez qu’il sera toujours là dans un mois ? », lâche, laconique, Atoti Kaku Korok, un chef traditionnel, pointant du doigt un vieil homme émacié. « Cette attaque est la pire que nous ayons vécue, témoigne-t-il. Nous ne pouvons même pas imaginer vouloir nous venger après ça. »
D’après un communiqué de l’administrateur en chef du Grand Pibor, les assauts coordonnés menés entre décembre et janvier contre plusieurs villages de la zone ont « coûté la vie à 661 personnes. » Pas moins de 1 810 femmes et enfants murle ont été enlevés et près de 868 000 têtes de bétail volées. Fin mars, les efforts des autorités soutenues par les agences humanitaires avaient permis la libération de 117 femmes et enfants et leur réunification avec leurs familles dans le Grand Pibor. Un retour difficile pour les femmes rescapées qui, dans de très nombreux cas, ont été séparées d’un ou plusieurs de leurs enfants, restés en captivité dans le Jonglei. Perpétrés par des jeunes bergers en armes d’ethnies dinka et nuer, ces raids n’ont cessé de s’aggraver depuis l’indépendance du Soudan du Sud en 2011.
Voler du bétail pour survivre et se marier
Malgré l’accord de paix de 2018 qui a mis fin à cinq ans de guerre civile dans le pays, les violences intercommunautaires ont repris dans plusieurs régions, sur fond de luttes de pouvoir. « La violence constante est l’une des causes fondamentales de la terrible crise humanitaire qui ébranle le Soudan du Sud », déplorent les experts de l’ONU de la commission des droits de l’homme, qui pointent la « politisation de l’appartenance ethnique ».
Les Murle, qui avaient mené une insurrection armée contre le gouvernement du président Salva Kiir, ont obtenu en 2014 du jeune Etat sud-soudanais la création de la zone administrative du Grand Pibor, une entité semi-autonome, censée mettre fin à la « marginalisation » dont les Murle estimaient être victimes lorsqu’ils étaient gouvernés depuis Bor, la capitale du Jonglei. Mais les vols de bétail, les enlèvements, les attaques et les représailles ont continué de part et d’autre de la nouvelle frontière.
Appauvris, armés et sans autre perspective, les jeunes de la région « volent du bétail pour survivre et pour pouvoir se marier. Car payer une dot en augmentation, qui monte à 60, 70 vaches, c’est difficile sans faire un raid sur une communauté voisine », analyse Juma Ngare Allan, 35 ans, enseignant à Pibor.
La signature d’un accord de paix entre les communautés dinka, nuer et murle à Pieri, un village du Jonglei, en mars 2021 – conclusion d’une prometteuse initiative de réconciliation – a échoué à contenir les violences, qui ont débouché sur l’offensive d’ampleur « sans précédent » contre les Murle le 24 décembre 2022, « alors que le monde entier célébrait la naissance de Jésus », se souvient avec amertume John Kaka Gayn, le porte-parole des autorités à Pibor.
Insécurité alimentaire « d’urgence »
Isolement géographique, pauvreté, insécurité… C’est la spirale infernale dans laquelle la communauté murle semble prise au piège. En témoigne la proportion élevée (45 %) d’habitants du Grand Pibor classés en situation d’insécurité alimentaire « d’urgence », le niveau 4 sur les 5 que compte l’échelle utilisée par l’ONU pour mesurer le phénomène. Une situation de crise qui touche plus ou moins gravement toutes les régions du Soudan du Sud, où 9,1 millions d’habitants dépendent de l’aide humanitaire pour survivre (soit 79 % de la population).
Comme à Gumuruk, ce dénuement est particulièrement visible à Pibor. Sous un grand arbre en surplomb de la rivière qui traverse la ville, un groupe d’une centaine de femmes tente ainsi d’écouler leur maigre marchandise. De petits tas de noyaux de lalob (variante locale des dattes) et de la viande d’antilope séchée disposés devant elle, Nyachun Kolen n’a eu aucun client de la journée. « C’est tout ce que j’ai pour survivre et cela ne suffit pas », soupire celle dont le visage est couvert de tatouages aux motifs pointillistes, une pratique courante pour les femmes ayant atteint un certain âge chez les Murle.
Comme les autres mères de Pibor, elle gagne quelques livres en vendant des produits locaux. Ou en transportant sur sa tête et sur des canoës les marchandises déchargées des camions de l’autre côté de la rivière, là où la seule route sécurisée venant de Juba s’arrête. Mais, quand les pluies commenceront en mai, et six mois durant, plus rien n’arrivera jusqu’ici par la route… Même la piste d’atterrissage de la ville sera trop boueuse et impraticable pour les avions.