La formation islamo-conservatrice fragilisée après la suspension du Parlement, se pose en garante de la démocratie face au président Kaïs Saïed.
A El Ouardia, une banlieue calme du sud de Tunis, Mahmoud, coiffeur de 63 ans, se repose à l’ombre des arbres. Rien ne trahit l’inquiétude chez ce sympathisant du parti islamo-conservateur Ennahda, malgré la situation inédite que traverse la Tunisie après le coup de force du président Kaïs Saïed, qui s’est octroyé le pouvoir exécutif et a suspendu le Parlement pour trente jours, dimanche 25 juillet. Cette configuration met à l’épreuve Ennahda, principale formation au sein de l’hémicycle, en conflit ouvert avec la présidence depuis des mois et en butte à l’hostilité croissante de la population.
Les Tunisiens sont de plus en plus nombreux à tenir le parti pour responsable des échecs de gouvernance dans la transition démocratique du pays et de la crise économique et sociale. Pas Mahmoud qui affirme être toujours resté fidèle à Ennahda, « un parti solide qui a été une constante de la scène politique de l’après-révolution ». « Ceux qui veulent le contester devraient le faire par le biais des urnes », estime-t-il, se montrant plutôt confiant qu’une solution puisse être trouvée « dans l’intérêt du pays ».
A ses côtés, Ali, retraité, militant de longue date du parti et victime de la torture sous la dictature du président Ben Ali (1989-2011), est plus soucieux. « On ne sait plus ce qu’il va se passer, j’espère que nous n’aurons pas un autre Rabia », lâche-t-il, en référence à la confrontation en Egypte, à l’été 2013, entre pro et anti-Mohamed Morsi, le président islamiste destitué par l’armée, qui avait donné lieu au massacre de la place Rabia Al-Adawiya.
Assurer sa survie politique
« Aujourd’hui, la confrontation violente des deux légitimités, celle défendue par Ennahda et celle de la présidence, est l’un des plus grands dangers pour la suite de la transition », abonde le politologue Selim Kharrat. Même si la vie a repris son cours en Tunisie, le risque d’escalade est scruté par la communauté internationale. Mercredi, le ministre des affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, a « insisté sur la nécessité de préserver le calme et l’Etat de droit » et appelé à la « nomination rapide » d’un chef de gouvernement.
Placé dans une position délicate, Ennahda est en quête d’une stratégie pour sortir de la crise. Son chef de file et leader du Parlement, Rached Ghannouchi, a interrompu après quelques heures, lundi, le sit-in qu’il avait entamé devant l’entrée du Parlement. Après avoir dénoncé un « coup d’Etat » mené par Kaïs Saïed, le parti joue l’apaisement. Pour éviter la violence, il a demandé à ses partisans de ne pas descendre dans la rue. Il tente d’assurer sa survie politique et de soigner son image internationale, en se posant en garant des institutions démocratiques face à celui qui les aurait bafouées.
Ennahda appelle ainsi à un dialogue national et au rassemblement d’un front avec diverses formations politiques pour amener Kaïs Saïed à revenir sur ses décisions. La formule a des airs de déjà-vu : la principale centrale syndicale du pays, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la réclame depuis six mois, sans succès. Ennahda conditionne, en outre, sa demande au rétablissement de l’activité parlementaire. Or, face à lui, Kaïs Saïed fait cavalier seul. Il n’a toujours pas nommé de nouveau chef de gouvernement, et préfère aux réunions politiques celles avec les forces de sécurité, les partenaires sociaux et le monde associatif.
Des soupçons de corruption
Dénué de sa principale force, sa légitimité parlementaire – il a le plus grand nombre de sièges, 52 sur 217 –, Ennahda doit s’adapter. Pour sauver ce qui peut l’être, le parti s’est dit prêt, mardi, « à la tenue d’élections législatives et présidentielle anticipées simultanées, afin de garantir la protection du processus démocratique et d’éviter que tout retard ne serve de prétexte au maintien d’un régime autocratique ».
De nouvelles élections ne sont pourtant guère dans l’intérêt du parti au vu du mécontentement croissant qu’il suscite parmi la population, et ce plus encore dans le contexte de triple crise sanitaire, économique et sociale. Entre 2011 et 2019, période pendant laquelle il a participé à quasiment tous les gouvernements, Ennahda a perdu 1,5 million d’électeurs. « Il faut que nous soyons humbles. Il est incontestable qu’une partie de la rue tunisienne n’est pas en notre faveur. Nous ne pouvons pas nous poser en victime », admet la députée Saïda Ounissi.
Les soupçons de corruption qui pèsent sur le parti écornent aussi son image. Mercredi, le porte-parole du pôle judiciaire et financier en Tunisie a annoncé qu’une enquête sur les financements de campagne de trois partis candidats aux législatives de 2019, dont Ennahda, a été ouverte le 14 juillet. Elle concerne « l’obtention de financements étrangers pour la campagne électorale de 2019 et l’acceptation de fonds dont l’origine est inconnue pour financer cette campagne électorale ».
La « consécration de la dictature »
L’opinion tunisienne s’était déjà émue, mi-juillet, de voir le parti faire pression sur le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, pour accélérer le dédommagement des victimes de la dictature par le biais d’un fonds de réparation mis en place par la justice transitionnelle. Une partie de la population y avait vu une tentative de s’accaparer les ressources de l’Etat. « Il s’agissait d’apaiser des militants qui réclament leur compensation depuis des années, mais c’est un vrai raté de notre part », admet un responsable nahdhaoui qui a requis l’anonymat. Alors que le pays se trouve au bord de la faillite et affronte une nouvelle vague meurtrière de Covid-19, « ce n’était pas le bon moment, d’autant plus que la population estime que nous avons déjà bénéficié d’une forme de réparation pour les sévices de la dictature avec notre place au pouvoir toutes ces années », poursuit-il.
Les Tunisiens sont nombreux à attribuer à Ennahda les faillites de la classe politique, alors que le Parlement, très hétérogène, est en proie aux conflits et à la violence politique depuis les élections de 2019. Les blocages répétés ont notamment empêché la mise en place d’une Cour constitutionnelle, dont l’absence se fait cruellement sentir dans la crise actuelle. « Le problème, c’est que pour se dédouaner de toute responsabilité, Ennahda répète que ce n’est pas vraiment lui qui gouverne, qu’il n’a jamais été seul. C’est un discours indécent qui a fini par se retourner contre lui. Aujourd’hui, le parti est perçu, encore plus qu’avant, comme le symbole du pouvoir en place », explique Yasmine Wardi Akrimi, doctorante en sciences politiques qui a été témoin de la mise à sac du siège du parti dans la ville de Hammamet, le soir du 25 juillet.
Les dissensions internes, au sein d’une formation pourtant réputée pour sa discipline, n’ont jamais été autant exposées au grand jour que ces deux dernières années, avec la démission de cadres du parti et des critiques ouvertes entre membres. Les fractures ont percé à nouveau dans les déclarations des derniers jours. Alors que Samir Dilou, un député d’Ennahda, se félicitait des « déclarations rassurantes » de Kaïs Saïed sur les droits et les libertés, un autre député, Noureddine Bhiri, fustigeait la « consécration de la dictature ». La personnalité clivante de Rached Ghannouchi et son attachement au pouvoir attisent les tensions.