L’instabilité persistante au Tchad, l’héritage d’Idriss Déby

L’instabilité persistante au Tchad, l’héritage d’Idriss Déby

La mort d’Idriss Déby est un aboutissement de l’instabilité persistante perpétuée par son régime. Le coup d’État qui a ensuite été mené par le fils du président défunt risque d’envenimer la violence politique dans ce pays géographiquement stratégique.

Le président tchadien Idriss Déby est décédé le 20 avril à la suite de blessures reçues au front de combats menés contre le groupe rebelle Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT). Bien que généralement décrite comme ouvrant la voie de l’instabilité, la mort au combat d’Idriss Déby souligne de façon frappante le résultat de l’instabilité qui existait sous son régime. L’instabilité couve au Tchad depuis des dizaines d’années, ponctuée d’explosions de violence périodiques. La corruption, l’exclusion politique, les disparités croissantes et la répression de la contestation ont depuis longtemps marqué le régime d’Idriss Déby au Tchad, et ce n’est pas une coïncidence que ce pays soit au 187e rang sur 189 de l’indice de développement humain du PNUD.

Tant que ces problèmes ne sont pas résolus, il faut prévoir que l’instabilité du Tchad persistera. Cela a des répercussions au niveau régional, étant donné la position stratégique du Tchad qui fait le lien entre l’Afrique centrale et de l’ouest avec le Soudan et le Maghreb. L’insécurité croissante au Tchad a des implications sur les conflits qui concernent le bassin du lac Tchad, la Libye, la région du Darfour au Soudan, la République centrafricaine et le Sahel occidental.

La mort d’Idriss Déby a mis en évidence les vulnérabilités internes de son gouvernement autoritaire. Dépourvus de légitimité et peu désireux de respecter le plan successoral constitutionnel, les fidèles du régime ont organisé un coup d’État militaire en dissolvant l’organe exécutif, l’Assemblée nationale et la Constitution. Dans les faits, la junte militaire menée par le fils d’Idriss Déby – le général Mahamat Idriss Déby – a pour objectif de perpétuer les 30 années de régime autoritaire de son père.

Les facteurs fondamentaux qui sont moteurs de l’instabilité du Tchad ne sont pas modifiés. Dans la mesure où les gouvernements militaires ont des antécédents de gouvernance épouvantables, on ne peut pas s’attendre à ce que la prise du pouvoir par l’armée entraîne des améliorations aux manquements du Tchad dans les domaines politique, social, économique ou sécuritaire.

Confrontée à une rébellion armée constituée d’au moins quatre groupes rebelles, à un manque de légitimité, au mécontentement généralisé et à une opposition civile de plus en plus mobilisée, la junte n’aura pas d’autre choix pour conserver le pouvoir que le recours à une répression toujours plus grande. Le soutien international dont bénéficie la junte, en l’absence d’une transition politique civile légitime (et non d’une opération factice organisée par la junte militaire), risque de perpétuer l’habitude d’Idriss Déby d’utiliser la force pour résoudre les différends politiques – ainsi que l’instabilité qui résulte de ce modèle.

L’instabilité inhérente à l’autoritarisme tchadien

La répression politique s’est accrue au cours des dernières années de la vie d’Idriss Déby. La vie des chefs de l’opposition a systématiquement été menacée, avec des conséquences tragiques. Avant l’élection présidentielle du 11 avril, des militaires ont surgi au domicile du candidat d’opposition Yaya Dillo Djérou pour l’arrêter. Issu de l’ethnie Zaghawa tout comme les Déby, et ancien fonctionnaire du gouvernement, Yaya Dillo Djérou était une menace politique interne bien que la Cour suprême ait déjà refusé sa candidature. À l’arrivée des militaires, les membres du foyer de Yaya Dillo Djérou se sont confrontés aux forces de sécurité, qui ont riposté en ouvrant le feu et en tuant la mère de Dillo ainsi qu’au moins trois autres personnes.

Déby avait également l’habitude de s’appuyer sur des manœuvres institutionnelles afin de manipuler le système politique à son avantage. En 2018, il a organisé une conférence nationale destinée à réécrire la constitution, tout en excluant de nombreuses personnalités de l’opposition. Ce faisant, il a ostensiblement restauré les limites de mandat présidentiel – après les avoir abolies par référendum en 2005. Sans surprise, ces limites n’étaient pas rétroactives, étendant la durée de son mandat et élevant l’âge requis des candidats à l’élection présidentielle. Ces modifications avaient eu pour effet de limiter les candidatures d’acteurs politiques émergents et de garantir qu’il serait lui-même légalement autorisé à se présenter aux élections jusqu’en 2033.

Sous le régime d’Idriss Déby, le Tchad a régulièrement été classé parmi les cinq pays les plus pauvres au monde. Le degré et la persistance du sous-développement dans le pays sont frappants, d’autant que le secteur pétrolier rapporte environ 60 % des recettes d’exportation et jusqu’à un tiers du PIB global, lequel est publié en ligne depuis 2003. Environ 6 % de la population dispose de l’électricité. Seulement 8 % a accès à des installations sanitaires de base. Un adulte sur cinq seulement est alphabétisé, et une naissance sur trois a lieu en présence d’un professionnel de santé. L’espérance de vie de 53 ans est l’une des plus faibles au monde.

Ces conditions désastreuses font que plus de 6 millions de Tchadiens – soit 40 % de la population – nécessitent un recours à l’aide humanitaire. Cela comprend 330 000 déplacés internes, principalement aux alentours de la région du lac Tchad, où les chiffres du déplacement ont doublé en 2020. Dans tout le pays, on s’attend à ce que 1,8 million de personnes souffrent d’insécurité alimentaire en 2021, une augmentation de plus de 50 % par rapport à l’année dernière.

Les descriptions du Tchad comme étant un pilier de stabilité dans l’ensemble de la région ignorent le conflit permanent mené par l’opposition armée. Le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) n’est que l’un des quatre groupes rebelles tchadiens puissamment armés qui utilisent le sud de la Libye comme base arrière depuis les années 2010. Les chefs de ces groupes retracent leurs origines jusqu’aux précédentes rébellions contre le régime Déby, dans les années 2000. De plus, les forces armées font face à des menaces sécuritaires sérieuses sur le sol tchadien, de la part de groupes islamistes militants qui opèrent dans le bassin du lac Tchad. C’est lorsque les militants de Boko Haram ont pris d’assaut une base à Bohoma en 2020 que l’armée a subi ses plus lourdes pertes en vies humaines.

En résumé, Idriss Déby n’a pas pu amener la stabilité au Tchad. Les violences politiques, les assassinats, les disparitions, les crises économiques, la pauvreté extrême, les tentatives de coup d’État, l’insurrection islamiste militante et la rébellion armée jonchent les décennies du régime d’Idriss Déby. On trouve peu d’exemples qui se démarquent plus clairement que le Tchad du mythe de l’homme fort en tant que force stabilisatrice.
Le coup d’État militaire de 2021 au Tchad

Idriss Déby est arrivé au pouvoir en tant que rebelle et, dans l’histoire du Tchad postérieure à l’indépendance, tous les transferts de pouvoir se sont produits par la force.

« On trouve peu d’exemples qui se démarquent plus clairement que le Tchad du mythe de l’homme fort en tant que force stabilisatrice ».

C’est simultanément que l’annonce de la mort d’Idriss Déby et la prise de pouvoir par la junte militaire ont été annoncées par le général Azem Bermendao Agouna. Ignorant le processus inscrit dans la Constitution, la junte a consacré Mahamat Idriss Déby comme chef d’État par intérim. La Constitution de 2018, rédigée par les alliés politiques d’Idriss Déby, stipule qu’en cas de vacance du pouvoir, le président de l’Assemblée nationale doit être nommé Président par intérim et mener le pays à des élections sous 90 jours. La Constitution stipule également que tout candidat à la présidence doit être au moins âgé de 45 ans et être civil, excluant par là Mahamat Idriss Déby qui a 37 ans et se trouve être général d’armée.

Par ces actions, la junte a montré son refus à céder le pouvoir à un civil, préférant gérer la rébellion selon ses propres conditions. Cela a été particulièrement évident lors des affrontements répétés entre l’armée et le FACT. Après avoir d’abord rejeté les prétentions au pouvoir de la junte militaire, les rebelles du FACT ont fait des ouvertures en direction d’un cessez-le-feu et d’un dialogue. Cependant, la junte a répondu en excluant publiquement toute possibilité de négociation. Une telle posture va vraisemblablement prolonger les hostilités et renforcer chez les rebelles et les groupes d’opposition l’opinion selon laquelle l’usage de la force est la seule façon d’accéder au pouvoir politique. Pire encore, il est à craindre que d’autres militants se mêlent de la partie, ce qui aboutirait à une violence d’État contre les communautés dans lesquelles ces groupes armés ont de forts soutiens.
Signes possibles d’un contrôle chancelant

La dégradation de la sécurité peut aussi contribuer à une fracture des forces armées. L’armée tchadienne est souvent mentionnée comme étant l’une des forces de combat les plus efficaces de la région. De nombreuses unités des forces armées ont une expérience significative du combat contre les rébellions, dans leur pays ainsi qu’au cours de missions à l’étranger – au Mali, au Nigeria, au Burkina Faso, au Niger et en République centrafricaine. Des unités ont également été mobilisées contre des menaces émanant du Soudan et de Libye, et ont participé à des missions de maintien de la paix des Nations-Unies.

Cependant, la composition des forces armées reste très fragmentée, certaines unités et structures d’encadrement profitant de façon disproportionnée de leur proximité avec le régime Déby. C’est peut-être au niveau de la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE) que cela est le plus évident. Ces forces spéciales d’élite au sein de l’armée sont déployées pour des missions de contre-terrorisme, et ont été utilisées par Déby comme service de renseignement militaire national et comme garde prétorienne. Elles ont de même profité d’un accès disproportionné à la formation et à la fourniture d’équipement. Mahamat Idriss Déby dirige la DGSSIE depuis 2014, directement sous la responsabilité de son père.

Certaines autres unités de l’armée n’ont pas bénéficié de liens étroits avec le régime. Cela comprend notamment des unités formées d’anciens rebelles, qui ont été intégrés aux forces armées nationales sous le régime d’Idriss Déby. Le contrôle de ces unités dépendait de leurs parrainages et des liens ethnorégionaux qu’elles avaient avec leurs territoires respectifs. Il n’est pas du tout garanti que Mahamat Idriss Déby, ou les autres membres éminents de la junte, seront en mesure de pleinement assurer la fidélité de ces unités, en particulier en cas de conflit ou d’insécurité de grande ampleur.

En plus de la menace d’une insécurité croissante, la junte fait face à une opposition politique et une société civile de plus en plus mobilisées. Des manifestations s’opposant à la prise de pouvoir illégale de la junte ont éclaté dans les rues de N’Djamena ainsi que dans d’autres centres urbains du pays. La réaction de la junte a été de tirer à balles réelles sur les manifestants, faisant plusieurs morts et entrainant des centaines d’arrestations. Ces actions ont renforcé la condamnation du coup d’État par l’opposition politique.

La société civile tchadienne a également joué un rôle, faisant pression sur le gouvernement tout en courant le risque d’une répression sévère. Des porte-parole de la Ligue tchadienne des droits de l’homme et de l’Union des syndicats du Tchad ont déjà dénoncé la junte militaire, appelant à une transition menée par des civils. D’autres organisations de la société civile, opposées au contournement continuel des limites des mandats présidentiels par Déby et à la manipulation de la Constitution à son profit, ont également exprimé leur opposition.

« Une structure de dialogue politique existe, et pourrait se développer… si le parti au pouvoir manifestait un intérêt pour le dialogue avec l’opposition plutôt que pour l’emploi de la force ».

En dépit du fait que l’espace politique du Tchad est très limité, une structure de dialogue politique existe, et pourrait se développer pour inclure davantage de participants, si le Mouvement patriotique du salut (MPS) manifestait un intérêt pour le dialogue avec l’opposition plutôt que pour l’emploi de la force. Créé en 2013, le Cadre National du dialogue politique (CNDP) rassemble des représentants de tous les partis politiques officiels du Tchad, afin de résoudre les questions relatives au processus électoral et à son administration. Les délégués du CNDP supervisent en apparence la Commission nationale électorale nationale indépendante, et débattent des règles électorales. Son président est alternativement nommé parmi les membres de l’opposition politique et ceux des partis de la majorité.

Bien qu’étant vide en pratique, le CNDP pourrait servir de base pour un dialogue et une transition menés par des civils. Le Président actuel du CNDP, Mahamat Zen Bada Abbas, est également Secrétaire Général du MPS. Mahamat Zen Bada Abbas a jusqu’ici publiquement soutenu la revendication du pouvoir par la junte, citant la crise sécuritaire à laquelle le pays est confronté. Si la hiérarchie militaire et le MPS optaient pour une approche plus stratégique de résolution de la crise, ils pourraient impliquer l’opposition politique et la société civile dans le cadre du CNDP, de manière à identifier un processus de représentation inclusif dans l’objectif d’une transition civile.
Perspectives de stabilité

Le Tchad demeure sur une voie d’instabilité perpétuelle. Si la même structure de pouvoir reste en place, ce sont des résultats similaires ou pires encore qui sont à attendre. Si le Tchad s’engage sur une voie de stabilité durable, il sera nécessaire de réinventer l’arène politique nationale afin d’inclure tous les secteurs de la société, sous la houlette d’un gouvernement soumis à des règles. À court terme, cela signifierait que la junte militaire se retire et transmette son autorité à une structure de transition civile inclusive. Une telle structure pourrait alors évaluer ce qui est nécessaire pour établir un gouvernement représentatif et légitime, à travers des élections multipartites.

Parmi les éléments fondamentaux de tout processus transitionnel se trouve l’organisation d’un dialogue national qui examine ouvertement les leçons tirées des 30 dernières années d’un gouvernement autoritaire, et qui élabore un consensus autour d’un modèle alternatif de progression. Les dirigeants de l’opposition tchadienne ont régulièrement demandé un tel dialogue, dont le plus récemment avant le scrutin présidentiel de cette année. À la suite de la mort d’Idriss Déby, une telle action est clairement et urgemment nécessaire. Afin d’y parvenir, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a dépêché une délégation dans l’objectif de promouvoir le dialogue entre la junte et ses opposants politiques. L’organisation d’une conférence nationale visant à réformer le système politique permettrait une suspension des hostilités, qui contribuerait à éviter une escalade de l’instabilité politique et économique.

« Les acteurs internationaux doivent prendre conscience que la stabilité interne du Tchad dépend de la création d’un processus politique plus inclusif et soumis à des règles ».

Une période de transition devrait aussi viser à renforcer la cohésion et le professionnalisme des forces de sécurité, par des réformes destinées à rendre les unités plus représentatives, à améliorer la responsabilité dans les rangs, et à améliorer la transparence grâce à un contrôle civil. De telles réformes pourraient contrebalancer les capacités et l’expérience au combat des troupes tchadiennes, afin qu’elles puissent véritablement servir comme forces stabilisatrices au Tchad et dans la région au sens large.

Les acteurs internationaux, en particulier la France, doivent prendre conscience que la stabilité interne du Tchad dépend de la création d’un processus politique plus inclusif et soumis à des règles. Faute de quoi, l’instabilité permanente qui a provoqué la mort d’Idriss Déby entravera durablement la participation du Tchad aux efforts de sécurité régionaux. La mort d’Idriss Déby éclaire d’une lumière vive la vulnérabilité d’une stratégie basée sur la force de la répression. Elle offre aussi l’occasion d’une réinitialisation stratégique, et d’une remise en question des voies à suivre pour l’avenir.