La stabilité relative qui prévaut depuis 2020 est mise à mal par le tarissement budgétaire, un « pacte sécuritaire » sous pression en Tripolitaine et un dialogue avec le maréchal Haftar dans l’impasse.
Des roquettes tirées dimanche 31 mars sur une maison du clan d’Abdel Hamid Dbeibah dans la capitale libyenne : l’incident sonne comme une alarme. Un vent mauvais souffle sur le gouvernement d’union nationale de Tripoli. Le premier ministre investi en 2021, jusque-là habile à déminer les résistances envers son pouvoir, notamment en achetant la paix civile grâce à un populisme budgétaire généreusement financé par la manne pétrolière, fait face, depuis quelques semaines, à une érosion de son assise politique.
Sa tutelle, de facto limitée à l’Ouest libyen en raison de la partition persistante du pays, butte désormais sur une triple hypothèque : la menace de l’assèchement financier, la fragilité du pacte sécuritaire entre milices dans la région de la Tripolitaine et des tensions non résolues avec le maréchal Khalifa Haftar, l’« homme fort » de la Cyrénaïque (Est) où opère un gouvernement parallèle.
Alors que la Libye avait connu une stabilité relative depuis l’accord de cessez-le-feu d’octobre 2020 entre les deux camps rivaux de l’Est et de l’Ouest libyen, la montée de ces crispations inquiète les chancelleries occidentales. « La Libye a disparu de l’agenda international, mais il ne faut pas l’oublier, elle peut redevenir une bombe qui nous explose à la figure », met en garde un diplomate en poste à Tripoli.
Orthodoxie
Le dossier le plus épineux auquel est confronté M. Dbeibah est sans conteste le tarissement des financements publics qui lui avaient jusqu’alors permis d’acheter la loyauté de l’essentiel des milices de Tripoli. Le gouverneur de la Banque centrale de Libye, Sadiq Al-Kebir, omnipotent et indéboulonnable gardien du Trésor libyen, refuse depuis de longs mois de débloquer les fonds requis au nom de l’orthodoxie budgétaire, attisant ainsi un conflit acrimonieux entre les deux hommes.
En décembre 2023, une dispute virulente aurait éclaté entre M. Al-Kebir et Ibrahim Dbeibah, neveu et conseiller du premier ministre, au point que le gouverneur de la banque centrale, craignant pour sa sécurité, avait dû se réfugier près d’un mois et demi en Turquie, avant de regagner Tripoli, selon une source diplomatique.
Dernier contentieux en date entre M. Al-Kebir et le chef du gouvernement de Tripoli, le gouverneur a imposé une taxe de 27 % sur les transactions en devises, une mesure destinée à enrayer la dilapidation des réserves de change et la chute concomitante de la valeur du dinar sur le marché noir, source de tensions inflationnistes.
L’affaire est d’autant plus sensible pour Abdel Hamid Dbeibah que la solidité de son socle politique dépend largement de sa prodigalité budgétaire. « Le pouvoir de Dbeibah est lié aux groupes armés qu’il avait arrosés, souligne une source diplomatique. Une asphyxie financière l’exposerait à une crise existentielle. » Dans ces conditions, un dérapage sécuritaire à Tripoli ne saurait être exclu au lendemain de l’Aïd – autour du 10 avril –, s’alarme cette source. Les tensions sont déjà vives entre la coalition de milices soutenant Dbeibah – telle la Brigade 444 de Mahmoud Hamza – et celle qui veille à la sécurité de la banque centrale, la Force Rada d’Abdul Rauf Kara.
« Pacte de corruption »
Une autre brèche fragilisant ce « pacte sécuritaire », qui avait globalement stabilisé la Tripolitaine depuis 2020, s’est ouverte à la frontière tuniso-libyenne à la hauteur du point de passage de Ras Jedir. Des affrontements ont mis aux prises, le 18 mars, les forces locales contrôlant la zone depuis la révolution de 2011, issues pour l’essentiel de la commune amazigh (berbère) de Zouara, et les unités dépêchées sur place par le ministre de l’intérieur du gouvernement d’union nationale, Emad Al-Trabelsi, au nom de la « sécurité des frontières de l’Etat » et de la « lutte contre la contrebande ».
Un des ressorts du conflit tient à l’origine régionale de M. Al-Trabelsi. Ce dernier est en effet natif de Zinten, ville de peuplement arabe dont les milices s’étaient affrontées dans les années 2014-2015 aux groupes armés amazighs de cette partie de l’Ouest libyen. « L’affrontement autour de Ras Jedir provient surtout d’une rivalité économique pour le contrôle de la contrebande avec la Tunisie, observe un analyste libyen. A ce stade, il n’est pas identitaire. Mais s’il est mal géré, il pourrait évoluer en conflit ethnique entre population amazigh et arabe ».
Enfin, troisième front sur lequel M. Dbeibah voit l’étau se resserrer autour lui : une relation de plus en plus compliquée avec le maréchal Haftar qui, de son fief de Benghazi, règne en maître sur la Cyrénaïque. Au lendemain de son arrivée, en 2021, à la tête du gouvernement de Tripoli, M. Dbeibah avait réussi à établir des relations plutôt apaisées avec M. Haftar, à rebours de la fracture Ouest-Est qui avait dominé la vie politique libyenne depuis la révolution de 2011. Mais l’accalmie, permise par le cessez-le-feu d’octobre 2020, tenait davantage d’un « pacte de corruption », selon la formule alors utilisée par des analystes libyens, que d’une réconciliation durable.
« Flanc sud de l’OTAN »
La preuve en était que M. Haftar ne tardait pas – en février 2022 – à inspirer la création d’un gouvernement parallèle, dit « de stabilité nationale » (GSN), basé à Benghazi. Depuis lors, les négociations entre les deux camps – menées principalement par Ibrahim Dbeibah et par Saddam Haftar (fils du maréchal) – en vue de réunifier les deux autorités ont échoué. « M. Haftar est très gourmand, il réclame les principaux portefeuilles », confie la source diplomatique. M. Haftar semble avoir récemment fait monter les enchères en soutenant en coulisse le gouverneur de la banque centrale dans sa partie de bras de fer avec M. Dbeibah. M. Al-Kebir a en effet reçu le soutien ostensible d’Aguila Salah, le président du Parlement – basé à Tobrouk –, contrôlé par le maréchal.
Aussi, les difficultés s’accumulent-elles pour le chef du gouvernement de Tripoli. Peu d’analystes se hasardent toutefois à pronostiquer sa chute imminente, l’absence de personnalité alternative dans l’Ouest libyen jouant en sa faveur. En lieu et place d’un bouleversement à court terme, la Libye risque plutôt de continuer à s’étioler dans une impasse délétère sur fond d’influence croissante de deux Etats étrangers : la Turquie et la Russie. Fait nouveau, ces dernières se désenclavent de leur zone d’implantation historique : la Tripolitaine pour Ankara et la Cyrénaïque pour Moscou, pour labourer désormais indifféremment les terrains de l’Ouest et de l’Est.
Washington ne cache plus son inquiétude. Alors qu’ils avaient fermé leur ambassade à Tripoli dans le chaos post-2011, les Américains cherchent à rouvrir leur représentation diplomatique, ainsi que l’a révélé, le 11 mars, une requête budgétaire de 12,7 millions de dollars (12 millions d’euros) adressée à cette fin par le département d’Etat au Congrès. Le document cite l’« influence croissante de la Russie sur le flanc sud de l’OTAN » parmi les motivations de ce retour en Libye, une allusion à la présence du groupe paramilitaire russe Africa Corps (issu du Groupe Wagner) en Cyrénaïque, sous l’ombrelle du maréchal Haftar. Une nouvelle équation stratégique en germe ?