L’Algérie à la croisée des chemins : Problématique du développement à l’aune de «L’Algérie Aléatoire»

L’Algérie à la croisée des chemins : Problématique du développement à l’aune de «L’Algérie Aléatoire»

Soixante ans après son indépendance au prix d’une lutte héroïque, l’Algérie se trouve à la croisée des chemins. Si des progrès socio-économiques indéniables ont été accomplis, de nombreux défis structurels entravent toujours son plein développement. Dans son essai encyclopédique «L’Algérie Aléatoire»1, Farid Daoudi dresse un constat lucide mais non dénué d’espoir sur la situation du pays. Il soulève des questionnements fondamentaux : quels sont les principaux freins au développement algérien ? Pourquoi ce riche pays en ressources naturelles accuse-t-il un tel retard par rapport à d’autres nations émergentes ? Comment expliquer le paradoxe d’un peuple fier mais dont une partie de la jeunesse aspire à l’exil ? L’auteur avance une hypothèse centrale : le véritable enjeu ne réside-t-il pas dans la valorisation du capital humain, combinant compétences et éthique citoyenne, trop longtemps négligé voire méprisé ? En analysant les principaux aspects soulevés par Daoudi, cette étude tentera d’apporter des éléments de réponse et de réflexion.

Un départ antidémocratique

Dès les prémices de l’indépendance, Daoudi pointe un mauvais départ dans la construction nationale avec le coup d’État militaire de 1962. En s’emparant du pouvoir par la force sans consulter démocratiquement la volonté populaire, ce mode opératoire a semé les graines d’une nouvelle caste dominatrice, méprisant les capacités du peuple, pourtant démontrées lors du référendum d’autodétermination.

Ce déni de la souveraineté populaire détonna d’emblée avec l’idéal de liberté porté par le combat pour l’indépendance. Ce déni accoucha d’un système qui, sous des prétextes «révolutionnaires», privilégia une allégeance aveugle, plutôt que la compétence et l’éthique citoyenne. Une hydre bureaucratique avide de privilèges prit racine, perpétuant un déni de justice (hogra) illustré par le mépris des simples fonctionnaires envers la population.

La malédiction des hydrocarbures

Loin d’être un tremplin pour le développement national, Daoudi souligne que les hydrocarbures sont plutôt devenus «une malédiction» pour l’Algérie. La ressource naturelle mal gérée s’est manifesté de plusieurs manières :

– une économie de rente dopée à la manne pétrolière mais peu productrice, cantonnée à un rôle importateur passif dans de nombreux secteurs ;

– un terrain fertile propice à la corruption, la fainéantise et l’incompétence managériale, un dirigeant déclarant crûment : «Après les hydrocarbures, on retournera dans nos tentes».

– un manque criant d’investissement dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé ou l’émergence d’une véritable industrie nationale

Ce constat s’illustre par des chiffres éloquents.

En 2022, les hydrocarbures représentaient encore 94% des exportations algériennes et 60% des recettes budgétaires de l’État (OPEP). Hors secteur des hydrocarbures, l’industrie manufacturière ne pesait que 5% du PIB en 2021 (ONS). Dans le classement Doing Business 2020 de la Banque mondiale, l’Algérie figurait, pour la facilité de créer une entreprise, à une piètre 157ème place sur 190 économies.

Daoudi met en parallèle l’échec algérien à transformer cette manne en levier de développement avec la réussite d’autres pays initialement aussi pauvres, mais qui ont su se diversifier, comme la Corée du Sud devenue un exportateur industriel majeur.

Le gaspillage du capital humain

C’est pourtant la piètre valorisation de ce que Daoudi nomme «le capital des capitaux», c’est-à-dire le capital humain, les compétences et l’éthique citoyenne, qui constituerait, selon lui, le principal frein au développement algérien. En témoignent de multiples signaux négatifs :

– la fuite permanente des cerveaux et compétences algériennes, contraints à l’exil faute d’opportunités dignes dans leur pays ;

– le rejet ou l’ostracisme des rares compétences revenues au pays, systématiquement évincées par une bureaucratie médiocre ;

– le douloureux phénomène des «harraga», ces jeunes prenant des risques mortels pour tenter de rallier l’Europe.

Quelques données illustrent ce constat. En 2019, plus de 27 000 médecins algériens exerçaient à l’étranger selon l’Ordre national des médecins ; 89% des ingénieurs algériens diplômés à l’étranger entre 1980 et 2000 n’ont pas réintégré le pays (CREAD), plus de 24 000 harraga ont été interceptés en 2022 selon les gardes-côtes (HCR). Depuis 2019, au moins 1035 migrants algériens ont péri en mer en tentant la traversée vers l’Europe (OIM)

En contraste frappant avec l’Algérie, d’autres pays émergents comme la Chine ou l’Inde ont su attirer leurs talents de la diaspora grâce à des programmes incitatifs.

L’éternel retour des excuses ?

Face à ce constat amer d’un potentiel gâché, Daoudi récuse les éternelles excuses brandies, telles que les «séquelles du colonialisme». Il donne en contre-exemple des nations comme Cuba, l’Iran ou le Vietnam qui, malgré un contexte de blocus économique ou de sanctions, ont su mobiliser leurs forces vives pour se développer plutôt que se lamenter. Sans oublier l’exemple de la Corée du Nord : bien que pauvre en ressources naturelles, ce pays a développé la bombe atomique, échappant ainsi au sort subi par d’autres nations désarmées comme l’Irak ou la Libye. Une telle prouesse technologique démontre, selon Daoudi, que «le pouvoir est au bout du fusil, et d’abord de l’homme qui tient ce fusil», c’est-à-dire du capital humain résolu et déterminé.

Une authentique révolution culturelle

Au final, l’auteur appelle de ses vœux une «authentique révolution des mentalités» en Algérie, seule capable de briser le cercle vicieux du gaspillage des compétences et de l’exil forcé des élites. Car c’est bien une profonde remise en cause culturelle des valeurs et des priorités qui semble nécessaire.

Cela implique de rompre avec la logique d’allégeance et de déni de justice héritée du coup de force de 1962, pour mieux laisser s’exprimer et s’épanouir les énergies créatrices et l’esprit d’initiative plutôt que la sujétion. Plutôt que le clientélisme et la cooptation des médiocrités, la compétence et l’éthique citoyenne doivent être réévaluées à leur juste valeur dans tous les secteurs.

Une refonte en profondeur du système éducatif figure également au rang des priorités. Au-delà des simples connaissances académiques, celui-ci doit former les esprits critiques, créatifs et entreprenants dont le pays a tant besoin pour décoller. Parallèlement, un environnement propice à la liberté d’entreprendre et d’innover doit être instauré pour canaliser ces forces vives au service du progrès collectif.

Enfin, redonner aux femmes toute leur place dans cette dynamique de développement est indispensable, elles qui ont tant contribué au combat pour l’indépendance et qui demeurent une formidable réserve de talents et d’abnégation au service de la nation.

Conclusion

À l’heure où l’Algérie célébrera en 2062 son premier centenaire en tant qu’État indépendant et souverain, le cri «Tahia Al-Djazaïr» chanté par les chouhada pourra-t-il résonner avec une véritable fierté ? Répondre à cette question nécessite d’entendre le vibrant appel à la refondation contenu dans «L’Algérie Aléatoire» de Farid Daoudi.
En réalisant enfin une «révolution des mentalités» qui place au centre la promotion du capital humain dans toutes ses dimensions, l’Algérie pourra transcender les errements passés et les faux prétextes. Elle sera alors en mesure d’honorer pleinement la mémoire des martyrs en rayonnant à nouveau comme phare de liberté, d’égalité, de solidarité et de dignité retrouvées.

Un tel sursaut patriotique et citoyen, nourri de compétences et d’éthique, peut seul permettre de résorber les maux qui gangrènent encore le pays parachevant ainsi l’œuvre des vaillants combattants de la liberté. Tel est le plaidoyer lucide mais empreint d’espoir de Farid Daoudi.