L’opposition peine à faire émerger des candidats susceptibles de rivaliser avec le chef de l’Etat sortant, dont le mandat se termine en octobre, alors que plusieurs de ses leaders ont été emprisonnés.
En Tunisie, à quelques mois de la fin de mandat du président, Kaïs Saïed, le 23 octobre, l’enjeu est de taille entre une opposition qui doit faire face à une répression politique grandissante et un régime autoritaire en perte de vitesse. Prévue « entre septembre et octobre », selon l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), la date du scrutin n’a toujours pas été fixée et la liste des candidats potentiels sera tributaire du régime. Depuis le « coup de force » du chef de l’Etat, le 25 juillet 2021, par lequel il s’est arrogé les pleins pouvoirs en suspendant le Parlement, de nombreux opposants politiques ont été emprisonnés.
Première formation d’opposition au Parlement avant la suspension, puis la dissolution de l’institution, le parti islamo-conservateur Ennahda a été fortement affaibli par l’interdiction de ses activités et l’arrestation de plusieurs de ses cadres, dont son leader historique, Rached Ghannouchi, accusé, entre autres, de « complot contre la sûreté de l’Etat ».
Fragilisé, le parti ne prévoit pas de présenter de candidat à l’élection présidentielle. Mais cette fois, il ne lance pas d’appel au boycott, contrairement aux scrutins précédents, dans le but de « fermer la parenthèse du coup d’Etat en encourageant toutes les parties à trouver une initiative commune », explique son secrétaire général, Ajmi Lourimi. Celui-ci précise tout de même ses conditions, qui comprennent la tenue du processus électoral dans le respect des règles démocratiques et la libération de tous les prisonniers politiques.
Vers une candidature commune ?
Au sein du Front de salut national (FSN), principale coalition d’opposition (dont Ennahda fait partie), les discussions se poursuivent autour d’une candidature commune. « Le FSN n’est pas une alliance électorale, donc rien n’empêche plusieurs candidats de se présenter s’ils le peuvent », affirme M. Lourimi, qui n’exclut pas la possibilité de soutenir des candidats extérieurs à la coalition, à l’exception de celui du Parti destourien libre (PDL), profondément opposé aux islamistes, dont la cheffe de file, Abir Moussi, est détenue depuis le 3 octobre. « Nous sommes en désaccord avec elle, mais nous la considérons aussi comme une prisonnière politique et demandons sa libération. Notre lutte doit se dérouler dans les urnes », insiste le responsable d’Ennahda.
Victime elle aussi de la vague de répression politique, Mme Moussi semble tout de même préparer sa candidature de sa cellule de la prison pour femmes de la Manouba (ouest de Tunis). Outre son incarcération, elle a été déstabilisée par la politique menée par M. Saïed. Avant son arrestation, une partie de l’opposition accusait cette femme politique qui a fait des coups de communication une de ses marques de fabrique de soutenir tacitement le chef de l’Etat, partageant avec lui son aversion pour le processus de transition démocratique lancé après 2011. « Kaïs Saïed lui a retiré une partie de son électorat. Son emprisonnement l’a privée d’une tribune publique », analyse Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center.
Son parti « ne soutiendra aucun candidat » autre qu’elle – du moins au premier tour –, a assuré Karim Krifa, membre du bureau politique du PDL, dimanche 10 mars sur les ondes de la radio Express FM, balayant l’appel lancé le 27 février par Ayachi Hammami, ancien ministre chargé des droits de l’homme. Cet avocat et militant dressait une feuille de route dont la première étape serait la nomination d’un candidat commun à l’opposition pour une élection qui « pourrait être une opportunité sérieuse de sauver le pays, de se débarrasser de la dictature et de sortir de la crise économique et sociale étouffante ». Pour l’heure, l’idée ne trouve que peu d’écho.
Le dernier baromètre publié par Tunisiameters, réalisé au début de mars, montre ainsi une opposition divisée, dont émergent avec peine des personnalités, comme Safi Saïd et Lotfi Mraïhi (respectivement 11,2 % et 6,8 % d’intentions de vote au premier tour), tous deux candidats souverainistes défaits à la dernière présidentielle avec de faibles scores et qui n’offrent que très peu d’alternatives à la politique de M. Saïed. Mondher Zenaidi, ancien ministre sous Zine El-Abidine Ben Ali, a bien fait son entrée dans cette enquête d’opinion avec 7,1 % d’intentions de vote ; mais face à ce nouveau concurrent, le régime reste vigilant, faisant resurgir des affaires de corruption datant de 2011.
Une paralysie politique persistante
L’absence d’opposition laisse planer le risque d’une nouvelle élection « sans réel enjeu », déplore Hamza Meddeb, qui évoque une paralysie politique persistante. Depuis l’amorce de son virage autoritaire, en juillet 2021, le projet politique de M. Saïed suscite de moins en moins l’adhésion des Tunisiens, qui avaient été nombreux à célébrer son « coup de force ». Les dernières élections locales et législatives n’ont rassemblé qu’environ 11 % de l’électorat à chaque fois. « Le scrutin présidentiel sera crucial car c’est la clé de voûte du système dans un contexte où le régime est fragilisé. Jusque-là, Kaïs Saïed n’a pas réussi à mobiliser », commente Hamza Meddeb.
Cinq ans après avoir été propulsé au sommet de l’Etat par un large score (72 % des voix au second tour), Kaïs Saïed, juriste de 66 ans réputé « hors système » et issu d’aucune formation politique, peut désormais compter sur le soutien d’un parti, celui de Massar 25-juillet (« mouvement du 25 juillet »). Bien que le président n’en soit ni à l’origine ni même membre, il serait le « fondateur de l’idée de ce mouvement », explique Mahmoud Ben Mabrouk, chef et porte-parole du parti, qui assure n’avoir que des contacts indirects avec le chef de l’Etat, tout en agissant en sa faveur : « Nous sommes en train de faire une précampagne pour le soutenir. Nous allons aussi préparer une consultation avec les jeunes pour rédiger un programme. Ce sera normalement celui du président, nous travaillons en cohérence avec lui. »
Malgré un bilan terne, marqué par un fort taux de chômage (16,4 % au dernier trimestre), l’entrée en récession de l’économie, des pénuries récurrentes et un risque de défaut de paiement, le président Saïed jouit toujours d’un relatif soutien populaire. Il est ainsi largement favori à sa réélection, selon Tunisiameters, avec 23,7 % des intentions de vote, soit plus du double de Safi Saïd, qui le suit. Bien qu’il n’ait pas annoncé officiellement son intention de se représenter, M. Saïed avait prévenu, en avril 2023, ne pas être « prêt à livrer [son] pays à ceux qui n’ont aucun patriotisme », sans donner plus de détails. Il s’avance vers une élection sans réelle concurrence.