La menace planait depuis près de deux ans sur la société civile tunisienne. Elle risque désormais d’être mise à exécution. Au nom de la « souveraineté nationale », une proposition de loi visant à contrôler davantage l’activité et le financement des associations a été validée par le bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), jeudi 12 octobre. Le projet, initié par une dizaine de députés et qui doit désormais être examiné en commission, est consécutif aux attaques récurrentes du président tunisien Kaïs Saïed contre une société civile qu’il accuse, depuis son coup de force du 25 juillet 2021, de servir des intérêts étrangers ou de soutenir l’opposition. S’il est adopté, il soumettrait les organisations de la société civile à un pouvoir discrétionnaire de l’administration et du politique.
« Cela aurait de grandes conséquences sur l’espace public en donnant au gouvernement un pouvoir absolu de contrôler les associations », prévient Fida Hammami, chargée de recherche et de plaidoyer à Amnesty International, pour qui « ce projet s’inscrit dans un contexte politique général de détérioration des droits humains et de restrictions ». En effet, depuis juillet 2021, Kaïs Saïed s’est méthodiquement attaqué aux contre-pouvoirs et aux instances indépendantes mis en place après la révolution de 2010-2011. Les pouvoirs judiciaire et législatif ont été mis au pas, une Constitution qui instaure un régime hyperprésidentiel a été adoptée et des textes de loi visant à restreindre la liberté d’expression ont été promulgués. Parallèlement, opposants politiques, avocats et journalistes ont été régulièrement inquiétés par les autorités judiciaires, accusés de terrorisme, de complot contre la sûreté de l’Etat ou de diffusion de « fausses informations ». Plus d’une vingtaine d’opposants sont toujours emprisonnés sur la base de ces accusations.
« Logique dictatoriale »
A la suite à la « révolution du jasmin », le décret-loi 2011-88 portant sur l’organisation des associations, a permis à la société civile tunisienne de se développer et de devenir un acteur incontournable de la transition démocratique pendant plus de dix ans. « Nous avons actuellement une des meilleures lois au monde qui organisent les associations. Les mécanismes de contrôle existent déjà, au lieu de les appliquer, ils veulent changer la loi pour restreindre les libertés », insiste Amine Ghali, directeur du centre Kawakibi pour la transition démocratique qui estime à environ 40 000 le nombre d’emplois créés dans le secteur associatif, en plus de centaines de millions d’euros injectés dans l’économie tunisienne.
Reste que pour les députés dépositaires de la proposition de loi, le financement étranger et les organisations étrangères sont susceptibles de porter atteinte à la souveraineté nationale. Leur projet prévoit une autorisation préalable de l’administration pour tout financement étranger, sans préciser les conditions requises, ni les motivations d’un éventuel refus. Pour Amine Ghali, « on revient à une logique dictatoriale. Dans les pays autoritaires, soit les financements étrangers sont interdits, soit un système d’autorisation est mis en place pour permettre aux autorités de contrôler les activités qui ne lui conviennent pas ».
Concernant les organisations non gouvernementales (ONG) internationales, la situation est également préoccupante. Soumise au pouvoir discrétionnaire du ministère des affaires étrangères, leur autorisation d’exercer pourrait être retirée à tout moment, par une simple décision administrative. « On risque de retourner au temps de Ben Ali, quand les organisations de droits humains internationales n’avaient pas accès au pays », s’inquiète la représentante d’Amnesty International dont le bureau Afrique du Nord est basé en Tunisie et couvre une région où l’activité des ONG est déjà largement restreinte.
« Contrôle et supervisions »
Les députés eux ne s’en cachent pas. Dans l’argumentaire adossé au texte de loi, ils affirment avoir pris exemple sur les « pays arabes » alors que le même principe d’autorisation est en vigueur en Egypte ou en Arabie saoudite. « C’est un schéma qu’on a vu dans la région, il y a une rhétorique hostile à la société civile et une diabolisation des associations. Ces régimes ne veulent pas d’une société émancipée », estime Fida Hammami, considérant que, si la loi est votée, les associations qui seront autorisées à travailler « ne seront pas indépendantes » car placées sous la tutelle des ministères chargés d’assurer le « contrôle et la supervision » de leurs activités.
Depuis février 2022, Kaïs Saïed menace régulièrement de modifier la loi organisant les associations, pointant du doigt des organisations « complices » des gouvernements qui se sont succédé en Tunisie ou servant des « agendas étrangers ». Il a également accusé, le 16 juillet, la société civile de diffuser des « fausses informations dans le but de nuire à la Tunisie et à son peuple », après que des milliers de migrants ont été déplacés de force aux frontières algérienne et libyenne au moment de la signature d’un mémorandum d’entente avec l’Union européenne dans le but d’accroître le contrôle des flux migratoires vers l’Europe.