L’état d’abandon des barrages et l’urbanisation anarchique de la ville, qui ont démultiplié les effets du cyclone, sont l’aboutissement de la destruction, par Kadhafi, des rouages institutionnels de la cité libyenne, considère, dans une tribune au « Monde », le géographe et spécialiste du monde arabe Ali Bensaâd.
Derna a toujours vécu une histoire ponctuée d’inondations. C’est ce qui a justifié l’édification de deux barrages à son amont. Cependant, le cyclone Daniel, par son incomparable puissance, n’a aucune commune mesure avec les épisodes même les plus paroxystiques qu’a pu connaître la ville. Il signe le basculement de la Libye dans l’avenir incertain des changements climatiques.
Mais il révèle surtout à quel point cet avenir est fortement hypothéqué, comme l’est déjà le présent, par les héritages d’un passé et ses legs explosifs qui ont considérablement amplifié le drame. Ces legs ne sont ni seulement ni principalement ceux de la guerre civile qui a suivi la chute de Kadhafi. Ils remontent plutôt au chaos de son règne, chaos dont on retrouve les échos dans celui d’aujourd’hui. Et directement dans le drame de Derna.
Les barrages dont la rupture a démultiplié les effets du cyclone avec la libération instantanée des millions de mètres cubes qui y étaient stockés, n’ont pas connu d’inspection ni d’entretien depuis… 2003 ! Soit près d’une décennie avant la chute de Kadhafi. Leur état d’abandon durant vingt ans a fatalement participé à leur fragilisation. Si les barrages n’ont plus été entretenus, une ligne budgétaire continuait pourtant à leur être annuellement attribuée et à être signalée comme réalisée !
Une arme de destruction massive
C’est l’illustration d’un système qui a patrimonialisé les ressources nationales et où les postes de responsabilités, attribués en fonction des allégeances tribales, sont conçus d’abord comme moyen d’accès à ces ressources. Un système où la prédation à court terme, les ingérences clientélistes, les lubies populistes ont dangereusement affecté l’environnement au point de le transformer en danger.
C’est ainsi que, dès le milieu de la décennie 2000, moins de trente ans après leur édification, ces barrages se sont retrouvés envasés à plus de 50 %. Ces millions de mètres cubes de vase ont pesé dans la fragilisation des barrages. Ils sont surtout devenus une arme de destruction massive dont la brusque libération a donné plus d’agressivité et de nocivité à la crue. La couverture boueuse qui recouvre la ville en provient en grande partie.
Cet envasement est dû à l’intense érosion du bassin-versant dont l’exploitation était devenue un enjeu de pouvoir. Région verte dans une Libye aride mais aussi région hostile au pouvoir, celui-ci y a encouragé démesurément l’activité de ses soutiens, cultivé les divisions et les concurrences autour de celle-ci au point que s’y sont multipliés, dans la conflictualité, parcours de pacage, exploitations agricoles et constructions, générant une intense érosion qui a envasé les barrages.