Il y a vingt ans, la région a été le théâtre de crimes de guerre contre les populations noires. Le scénario menace de se répéter, des rapports faisant état de meurtres, de viols et de destructions de villages à grande échelle.
Par deux fois, Amna Al-Nour a échappé de peu à la mort. La première fois lorsque des milices ont incendié la maison de sa famille au Darfour, dans l’ouest du Soudan. La seconde fois, deux mois plus tard, quand des paramilitaires l’ont arrêtée, ainsi que d’autres personnes qui tentaient de s’enfuir, alors qu’elles essayaient d’atteindre la frontière avec le Tchad. « Ils nous ont massacrés comme des moutons », déclare cette enseignante de 32 ans à propos de l’attaque menée fin avril contre sa ville natale, Al-Geneina : « Ils veulent tous nous déraciner. »
Amna Al-Nour et ses trois enfants vivent désormais dans une école transformée en centre d’hébergement pour réfugiés à Adré, au Tchad, parmi plus de 260 000 Soudanais, principalement des femmes et des enfants, qui ont fui ce que les survivants et les groupes de défense des droits humains considèrent comme une nouvelle explosion d’atrocités dans la grande région occidentale du Soudan.
Il y a vingt ans, le Darfour a été le théâtre de génocide et de crimes de guerre, notamment par les tristement célèbres milices arabes janjawids contre les populations noires. Le scénario menace de se répéter, des rapports faisant état de meurtres, de viols et de destructions de villages à grande échelle au Darfour, dans le cadre d’une lutte pour le pouvoir à l’échelle nationale entre l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR), un puissant groupe paramilitaire. Selon Tigere Chagutah, directeur régional d’Amnesty International, « cette spirale de violence présente des similitudes terrifiantes avec les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés au Darfour depuis 2003 ».
Tueries et incendies
Après des années de tensions croissantes, des combats ont éclaté à Khartoum, mi-avril, entre l’armée et les FSR. Ils se sont étendus à d’autres régions du pays, mais au Darfour, ils ont pris une forme différente : les attaques brutales des FSR et des milices arabes alliées contre des civils, selon les survivants et les défenseurs des droits humains.
Au cours de la deuxième semaine de combats à Khartoum, les FSR et les milices ont pris d’assaut Al-Geneina, la capitale de l’Etat du Darfour occidental, située près de la frontière avec le Tchad. Lors de cet assaut et de deux autres depuis, les combattants se sont livrés à un déchaînement d’incendies et de tueries qui ont réduit à l’état de ruines de grandes parties de la ville, qui compte plus de 500 000 habitants, selon des images partagées par des militants.
« Ce qui s’est passé à Al-Geneina est indescriptible », affirme le sultan Saad Abdel-Rahman Bahr, qui représente la communauté masalit du Darfour : « Partout dans la ville, il y a eu un massacre. Tout était planifié et systémique. » Le sultanat a indiqué dans un rapport que plus de 5 000 personnes avaient été tuées à Al-Geneina et qu’au moins 8 000 autres avaient été blessées, au 12 juin, lors des attaques menées par les FSR et les milices arabes. Le rapport décrit trois vagues principales d’attaques sur Al-Geneina et ses environs en avril, mai et juin, qui, selon lui, visaient à « nettoyer ethniquement et à commettre un génocide contre les civils africains ».
Les FSR sont nées des milices janjawids qui, pendant le conflit des années 2000, ont été accusées de massacres, de viols et d’autres atrocités à l’encontre des communautés africaines du Darfour. L’ancien président Omar Al-Bachir (1989-2019) a formé les FSR à partir des combattants janjawids et les a placées sous le commandement du général Mohammed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », originaire de la tribu arabe rizeigat du Darfour.
Les FSR n’ont pas répondu aux demandes répétées d’Associated Press (AP) pour commenter les allégations concernant les violences récentes, y compris les viols. Sur ses réseaux sociaux, la force paramilitaire a qualifié les combats au Darfour de nouveaux affrontements tribaux entre Arabes et non-Arabes.
« Ils veulent nous éliminer »
Lors d’entretiens avec AP, une quarantaine de personnes et de militants ont donné des descriptions similaires des vagues d’attaques menées par les FSR et les milices arabes contre Al-Geneina et d’autres villes du Darfour occidental. Les combattants ont pris d’assaut les maisons, chassant les habitants, emmenant les hommes et brûlant leurs habitations. Dans certains cas, ils ont tué les hommes, violé les femmes et tiré sur les personnes qui fuyaient dans les rues. Presque toutes les personnes interrogées ont déclaré que l’armée et les autres groupes rebelles de la région n’assuraient pas la protection des civils.
« Ils cherchaient des hommes. Ils veulent nous éliminer », assure Malek Harun, un agriculteur de 62 ans qui a survécu à une attaque, en mai, dans son village de Misterei, près d’Al-Geneina. Il raconte que des hommes armés ont attaqué le village, ont pillé les maisons et arrêté ou tué les hommes. Sa femme a été touchée par des tirs de combattants sur le marché du village. Il l’a enterrée dans la cour de sa maison. Des voisins arabes l’ont ensuite aidé à s’enfuir et il est arrivé au Tchad le 5 juin.
Le 13 juillet, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a déclaré qu’une fosse commune avait été découverte à l’extérieur d’Al-Geneina avec au moins 87 corps. L’ONG Human Rights Watch a elle aussi documenté des atrocités, notamment des exécutions sommaires et des fosses communes à Misterei. L’Unité soudanaise de lutte contre la violence à l’égard des femmes, une organisation gouvernementale, a recensé 46 cas de viol au Darfour, dont 21 à Al-Geneina et 25 à Nyala (sud), ainsi que 51 à Khartoum. Selon Sulima Ishaq Sharif, chef de l’unité, le nombre réel de cas de violence sexuelle se chiffre probablement en milliers.
« On assiste à l’émergence d’un modèle d’attaques ciblées à grande échelle contre des civils sur la base de leur identité ethnique », a estimé Volker Perthes, l’envoyé de l’ONU au Soudan. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a déclaré la semaine dernière au Conseil de sécurité des Nations unies qu’il enquêtait sur de nouveaux crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés au Darfour.
« Vous mourrez ici »
Amna Al-Nour, dont le mari a été tué lors d’affrontements tribaux au début de l’année 2020, raconte que fin avril, des assaillants ont pris d’assaut son quartier de Jamarek, à Al-Geneina, et ont incendié des dizaines de maisons, dont la sienne. « Ils ont forcé les gens à sortir de chez eux, puis leur ont tiré dessus », dit-elle par téléphone depuis la ville tchadienne d’Adré.
Elle et ses enfants (âgés de 4, 7 et 10 ans) se sont échappés avec l’aide de voisins arabes. Ils ont continué de se déplacer de ville en ville au milieu des affrontements. Mi-juin, avec un groupe de 40 personnes, elle a commencé à descendre à pied la route de 20 km menant à la frontière, prévoyant de s’enfuir au Tchad. Ils ont été rapidement arrêtés à un poste de contrôle des forces de sécurité.
Tenant le groupe sous la menace d’une arme, les combattants ont posé des questions sur leur appartenance ethnique. Deux des quatorze hommes du groupe étaient arabes et avaient la peau plus claire. Les combattants ont maltraité et battu les autres, qui avaient la peau foncée et un accent masalit. « Vous voulez vous échapper ? Vous mourrez ici », a dit un combattant aux Masalit.
Ils ont fouetté tous les membres du groupe, hommes et femmes. Ils ont frappé les hommes au sol avec des crosses de fusil et ont fait claquer les gâchettes de leurs armes pour les effrayer. Un homme a reçu une balle dans la tête et est mort immédiatement, rapporte Amna Al-Nour. Ils ont emmené les hommes restants ainsi que quatre femmes âgées d’une vingtaine d’années. Amna Al-Nour ne sait pas ce qui leur est arrivé, mais elle craint que les femmes aient été violées. Ils ont laissé le reste des femmes et des enfants poursuivre leur voyage.
D’autres réfugiés à Adré ont fait état de violences similaires sur la route menant à la frontière. « C’était un soulagement d’atteindre le Tchad, a déclaré Mohammed Harun, un réfugié de Misterei arrivé à Adré début juin. Mais les blessures [de la guerre] resteront à jamais. »