Malgré l’instabilité provoquée par son usage de tactiques irrégulières en Afrique, le sommet Russie-Afrique permet à la Russie de se mettre en scène dotée d’une posture géostratégique plus élevée.
Les 43 chefs d’État africains qui s’étaient rendus au premier sommet Russie-Afrique en 2019 avaient grand espoir que la Russie deviendrait une nouvelle source d’investissements et d’échanges pour le continent. Le président russe Vladimir Poutine avait en effet promis de doubler les échanges commerciaux avec la Russie pour atteindre 40 milliards de dollars en cinq ans.
Au lieu de cela, les échanges du continent avec la Russie ont baissé pour atteindre 14 milliards de dollars. Ils demeurent aussi très inégaux puisque la Russie exporte sept fois plus qu’elle importe d’Afrique et 70 pour cent de ces échanges surviennent de quatre pays, c’est-à-dire l’Égypte, l’Algérie, le Maroc et l’Afrique du Sud.
Par ailleurs, la Russie n’investit que très peu en Afrique. Elle ne représente qu’un pourcent de l’investissement direct étranger (IDE) dans le continent. L’Ile Maurice est une source plus importante d’IDE pour l’Afrique. De plus, le produit intérieur brut de la Russie a diminué de 2,3 trillions de dollars en 2013 à 1,8 trillions de dollars en 2021, c’est à dire à peu près équivalent à celui du Mexique.
Malgré ces liens économiques affaiblis, l’influence russe en Afrique s’est rapidement accrue depuis le premier sommet Russie-Afrique. Cela s’est largement produit par l’usage de moyens irréguliers, notamment le soutien aux régimes isolés et autocratiques en combinant le déploiement de forces paramilitaires du groupe Wagner, l’ingérence électorale, la désinformation et des échanges d’armes contre des ressources.
Chacune de ces tactiques déstabilise le pays où elle est déployée. De manière prévisible, la moitié de la demi-douzaine de pays où la Russie exerce son influence sont en conflit. La Russie a aussi sapé les opérations de l’ONU dans les pays d’Afrique qu’elle cherche à influencer, ajoutant ainsi à l’instabilité qui y règne.
Moscou cherche à gagner la faveur de ces régimes en les protégeant des sanctions internationales imposées pour les violations des droits humains et des normes démocratiques qu’ils ont perpétrées. Sans surprise, les pays africains où la Russie est le plus impliquée ont un score de démocratie médian de 19 sur 100 de l’échelle de Freedom House, alors que le score médian des pays où elle est moins impliquée atteint 51 sur 100.
La sécurité s’est détériorée et les abus des droits humains ont augmenté dans chaque pays d’Afrique où Wagner s’est déployé. Dans les communautés où Wagner a obtenu accès aux exploitations minières, les populations ont été poussées à quitter leurs maisons, permettant à Wagner d’annexer de fait ces territoires.
ne victoire symbolique pour Moscou
Le sommet dote Moscou de bénéfices évidents. Il communique une perception de retour à la normale après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, du mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale émis contre Poutine et de la révolte avortée du chef de Wagner Evgueni Prigozhine. Le sommet permet de démontrer que la Russie n’est pas un paria mais qu’elle bénéficie du soutien implicite des chefs d’État africains malgré ces violations du droit international, comme si de rien n’était.
Si les liens économiques entre la Russie et l’Afrique sont modestes, le continent dote la Russie d’une scène globale.
La Russie utilisera sans doute le sommet pour prétendre que les sanctions occidentales limitent les exportations de nourriture et d’engrais russes (et ukrainiens) vers l’Afrique, distrayant de sa propre culpabilité dans le déclanchement des perturbations dans l’approvisionnement mondial des céréales. Cela comprend le bombardement par la Russie du port ukrainien d’Odessa dans les jours précédant le sommet, alors même que des céréales qui devaient être acheminées en Afrique étaient chargées.
Le sommet met aussi en relief l’importance grandissante de l’Afrique pour la politique étrangère russe. L’Afrique demeure en effet le continent le plus accueillant de l’engagement russe. C’est aussi la région la moins propice à critiquer Moscou pour sa prise de territoire en Ukraine. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov s’est rendu au moins huit fois en Afrique depuis que la Russie a attaqué l’Ukraine en mars 2022.
Si les liens économiques entre la Russie et l’Afrique sont modestes, le continent dote la Russie d’une scène globale depuis laquelle la Russie peut se vanter d’une posture géostratégique plus importante qu’elle n’y parait. L’Afrique est plus importante pour la Russie que l’Afrique ne l’est pour la Russie.
Des bénéfices contestables pour l’Afrique
Des investissements anémiques, une normalisation de l’autocratie, la promotion de l’instabilité et l’ingérence dans la politique domestique ne semblent pas constituer une stratégie victorieuse pour construire un partenariat de longue haleine. Pourquoi les dirigeants africains veulent-ils donc être vus à Saint Pétersbourg ? Il ne s’agit pas seulement de ne pas s’aligner sur la question de l’invasion russe de l’Ukraine, un conflit qui peut sembler bien lointain. Mais pourquoi un dirigeant africain continuerait-il à s’engager avec un acteur étranger avec à son actif une réputation de miner la stabilité du continent ?
Une évaluation réaliste des intérêts nationaux n’est guère convaincante. L’instabilité causée par les tactiques irrégulières de la Russie menacent de se déverser au-delà des frontières. La manière et l’ampleur avec lesquelles la Russie a gagné de l’influence en République centrafricaine, au Mali et en Libye a engendré des crises de souveraineté sur le continent. En bafouant ainsi l’État de droit, l’Afrique endommage sa réputation émergente comme une destination fiable pour l’investissement et les partenariats internationaux.
Chaque dirigeant fait donc son propre calcul politique et financier. Les opérations d’influence russes ont presque toujours pour objectif d’aider un régime (normalement autocratique) à se maintenir au pouvoir. Des marches opaques miniers et d’armement font souvent partie de cette enveloppe. Les dirigeants africains qui tirent parti de ces tactiques acceptent ces ouvertures russes. Les citoyens ordinaires sont les grands perdants de ces accords exclusifs, en impôts, instabilité et politiques liberticides accrus.
D’autres dirigeants africains perçoivent leur engagement avec la Russie comme une couverture pour obtenir plus de soutien occidental.
Une minorité considère peut-être naïvement que leur participation leur donnera une opportunité réelle d’obtenir des investissements russes ou d’encourager un engagement russe plus constructif sur le continent. L’attente de marchés miniers, énergétiques, céréaliers, de transport et numériques servira de feuilles de vignes, même s’ils ne sont jamais exécutés.
La stratégie russe de cooptation des élites agrandit le fossé entre les intérêts des dirigeants africains et ceux de leurs citoyens.
Mais en réalité, la stratégie russe de cooptation des élites agrandit le fossé entres les intérêts des dirigeants africains et ceux de leurs citoyens. Ces derniers clament régulièrement qu’ils désirent plus de démocratie, de création d’emplois et le maintien de l’État de droit, alors même que les activités russes en Afrique les minent tous.
Ce “fossé entre les intérêts” des dirigeants africains et ceux des citoyens met en relief un autre changement important depuis le sommet de 2019 : il y a davantage de gouvernements à tendance autoritaire, le résultat, en partie, d’ingérences russes. La plupart des dirigeants africains ne vont donc pas promouvoir des réformes sur les priorités citoyennes d’une gouvernance, un développement et une sécurité renforcés. Le leadership sur ces intérêts devra donc venir de la société civile, des médias et d’un système judiciaire indépendant plutôt que des dirigeants.
Beaucoup a changé depuis le dernier sommet Russie-Afrique, y compris le fait que la Russie a manifestement révélé son jeu sur la manière dont elle cherche à façonner le continent. Néanmoins, Moscou se servira sans doute de cette réunion à Saint Pétersbourg pour conjurer une image d’intérêts partagés entre la Russie et l’Afrique. La question clé pour les citoyens africains n’en demeure pas moins : de qui ces intérêts sont-ils servis?