Depuis le début de l’année, six fois plus de migrants qu’à la même période en 2022 sont partis de Tunisie vers l’Europe. Mais beaucoup d’Africains viennent dans le pays maghrébin pour s’y installer pour étudier et travailler.
La lumière des projecteurs déchire le crépuscule. Sur la pelouse synthétique du stade de la faculté des sciences économiques de Sfax, Baba Car, le capitaine de la sélection estudiantine sénégalaise, dépose le ballon au point de penalty avant de faire quelques pas en arrière. L’arbitre siffle. Le jeune homme s’élance et frappe avec force et précision. Le malheureux gardien ne peut rien. Le stade exulte. En cette soirée de début mai, le Sénégal l’emporte 2 à 1 face au Tchad dans ce match de poule de la Coupe d’Afrique des nations universitaires de football.
Au bord du terrain, un homme s’agite comme un gamin. « Bravo les gars ! Bravo ! », répète-t-il en félicitant les vainqueurs. Jogging, sweat-shirt, casquette, Franck Yotedje a troqué ses habits de membre actif de la société civile pour la tenue de coach. Ce Camerounais de 31 ans, installé à Sfax depuis sept ans, préside l’association Afrique Intelligence. C’est à son initiative qu’a été organisée la compétition dans le but de rassembler, autour du sport, les jeunes originaires d’Afrique subsaharienne venus étudier dans le pays et leurs camarades tunisiens.
A travers ce type d’événement, l’association œuvre ces dernières années à favoriser l’intégration des migrants. Elle agit particulièrement à Sfax, cité portuaire à la riche tradition marchande et deuxième ville du pays, où une communauté relativement importante d’étudiants, de stagiaires et de travailleurs est établie. Mais elle se bat surtout depuis quelques mois pour préserver un semblant de cohésion sociale, fortement ébranlée par la vague de violences racistes libérée le 21 février par le discours du président Kaïs Saïed à l’encontre des « hordes de migrants clandestins ».
« Tout est à refaire »
En désignant la migration subsaharienne comme « un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie », le chef de l’Etat tunisien a fait de tout migrant subsaharien un complice présumé de ce prétendu complot. Tout s’est enchaîné dans la foulée de la harangue. Expulsés par leurs bailleurs, licenciés par leurs employeurs, les étrangers ont en outre dû essuyer des attaques physiques. « Les agressions, les blessés graves, le tapage médiatique… », énumère avec regrets Franck Yotedje. Pourtant, avant ça, son association jouissait d’un « contexte favorable », assure-t-il.
« Pendant le Covid, il y a eu un énorme élan de solidarité avec les migrants. Beaucoup de choses se sont mises en place pour venir en aide aux plus précaires. Après la pandémie, ça a permis l’organisation d’activités de cohésion sociale, de plaidoyer et on a obtenu certaines avancées. » Mais aujourd’hui, « tout est à refaire ».
Dans les semaines qui ont suivi la saillie présidentielle, Afrique Intelligence a recensé 246 agressions contre des migrants. Plus récemment, dans la nuit du 22 au 23 mai, une attaque raciste au couteau et au sabre perpétrée par des Tunisiens contre des migrants subsahariens a fait un mort et deux blessés. A Sfax, le climat est devenu électrique.
Dimanche 25 juin, plusieurs centaines de personnes sont descendues dans les rues de la cité portuaire devant le siège du gouvernorat pour protester contre la présence des migrants dans la ville. Les quelques écriteaux « Live together but live in peace » (« vivre ensemble mais vivre en paix ») et « No to racism » (« non au racisme ») ne sauraient faire oublier les chants de la foule : « Sfax n’est pas à vendre ! », « Fermez les frontières ! », « Le peuple veut l’expulsion des migrants ! ». A l’issue de la manifestation, certains protestataires ont même jeté des pierres vers des migrants soudanais installés dans un parc à proximité.
« Pas en transit vers l’Europe »
Nombre d’habitants de Sfax opposés à la présence de ces derniers justifient leur véhémence par une « augmentation visible du nombre de migrants », responsable selon eux d’une « explosion de la criminalité ». L’un d’eux brandit son téléphone pour montrer la vidéo de ce qui semble être une rixe intracommunautaire entre plusieurs migrants dont l’un porte une machette. Les manifestants insistent : ils ne sont pas « racistes ». Ils se soucient juste, disent-ils, de « leur sécurité ».
« Quand on voit ça, on se sent rejetés, on se dit que la Tunisie ne veut pas de nous. C’est bien pour cela que beaucoup de gens sont partis », se désole Loïc Oyono, sept années passées à Sfax. Attablé à un café, cet entrepreneur camerounais de 29 ans à la voix suave, au style soigné, lunettes de soleil sur la tête malgré la nuit ambiante, s’affiche « solidaire avec les autres migrants ». Mais il précise que derrière les catégories globalisantes des « Africains » ou des « Subsahariens », il y a en réalité une pluralité de parcours.
Les étudiants et stagiaires composent un premier groupe. Loïc Oyono en fait partie. Ils sont près de 8 000 à avoir choisi de venir poursuivre leurs études en Tunisie. A leurs côtés s’ajoutent des travailleurs et de travailleuses venus – généralement par avion – d’Afrique de l’Ouest pour occuper des emplois délaissés dans les secteurs du travail domestique, de l’agriculture, de la manufacture et du bâtiment. « Nombre d’entre eux ne sont pas en transit [vers l’Europe]. Ils ont trouvé un petit cocon, ils gagnent un peu d’argent et ils arrivent à vivre », rapporte M. Oyono.
Puis, plus récemment, « il y a eu du changement » , ajoute-t-il. « On a noté une augmentation des migrants subsahariens issus de trajectoires différentes, notamment ceux arrivés par les frontières de la Libye et de l’Algérie », relève le Camerounais. Sfax, jusqu’alors port d’attache pour de nombreux citoyens du continent venus y chercher un avenir universitaire ou professionnel, s’est transformé en plateforme de départ vers l’Europe, alternative aux bases d’embarquement libyennes, sous pression croissante des garde-côtes du littoral tripolitain. La Tunisie a d’ailleurs supplanté son voisin comme premier point de départ vers le Vieux Continent : depuis le début de l’année, 30 000 personnes ont déjà rejoint les côtes italiennes, dont une grande majorité en partant du littoral nord de Sfax. C’est six fois plus qu’à la même période de 2022.
« La ville où il faut être »
Sfaxiens et migrants de tous horizons se côtoient au marché de la ville. Fatima, 29 ans, ouvrière dans une usine, profite du samedi pour faire ses provisions pour la semaine en compagnie de sa fille Aïcha, 8 ans. « La situation est bien meilleure ici que dans mon pays, la Sierra Leone, assure-t-elle, Je fabrique des matelas, je suis bien payée, j’ai un logement avec ma famille, je n’ai pas de soucis. »
En face, Edith, 20 ans, vend des produits ivoiriens. Adossée à un scooter couvert de sacs d’attiéké, de Cubes Maggi et de poissons séchés, la jeune femme est arrivée il y a quatre ans dans le cadre de ses études avant d’être contrainte de les abandonner pour travailler. « Avec ma sœur, on fait des petits boulots comme ça pour ramener de l’argent, pour payer la maison, les courses », relate-t-elle. Aucune des deux ne prévoit de quitter le pays.
Aux abords du marché, dans un parc peu fréquenté, de nouveaux migrants sont récemment apparus : plusieurs dizaines de Soudanais arrivés à la suite de l’éclatement à la mi-avril de la guerre dans leur pays. Précaires parmi les précaires, ils attendent une traversée pour l’Europe. Certains ont déjà tenté plusieurs fois le périple, mais ont été rattrapés au large par la Garde nationale maritime et ramenés au port de Sfax.
Si la variété des trajectoires migratoires peut produire une confusion auprès de la population, entretenue au sommet de l’Etat, le patronat local, lui, sait tout ce qu’il doit à une population de travailleurs qu’il ne souhaite pas voir filer. « Il est vrai qu’aujourd’hui nous avons des difficultés à trouver de la main-d’œuvre », reconnaît Slim Marrakchi, porte-parole de l’antenne sfaxienne de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica). « Ce qu’on propose, c’est la régularisation de ces migrants », lance-t-il comme un appel aux autorités.
Les propositions de l’organisation sont précises : des cartes de séjour provisoires de trois ou six mois, lesquelles seraient prolongées « s’ils réussissent à trouver un emploi ». La position peut surprendre dans le contexte actuel mais elle reste pragmatique. Car Sfax est une ville industrielle, souvent qualifiée de poumon économique de la Tunisie. Et elle a besoin de bras, notamment dans des emplois non qualifiés que les Tunisiens ont tendance à délaisser, malgré le chômage.
« Sfax, c’est la ville où il faut être, car il y a cette âme du travail », abonde Loïc Oyono, dont l’esprit d’entreprise a trouvé ici de quoi s’épanouir. Il est fort dommage, déplore-t-il, que nombre de résidents ne voient « la migration qu’à travers quelque chose de néfaste, de négatif ». Car, souligne-t-il, beaucoup parmi les nouveaux arrivants « apportent du positif » avec leur parcours « d’entrepreneurs, de membres de la société civile et de brillants étudiants », autant de profils qui « sont une force pour le pays ».