Le président Macky Sall a rencontré le khalife général des mourides dans la ville sainte de la puissante confrérie soufie pour tenter d’apaiser les tensions.
Même pour un président, le khalife général des mourides ne se déplace jamais, il faut venir à lui. Macky Sall s’est plié à la tradition. De nuit, dans la plus grande discrétion, le chef de l’Etat sénégalais s’est rendu dans la ville sainte de Touba, située à quelque 180 kilomètres de la capitale, pour rencontrer Serigne Mountakha Bassirou Mbacké, le chef de l’influente confrérie des mourides, lundi 5 juin.
« Lorsqu’il y a un problème, soit le khalife général appelle le chef de l’Etat, soit le président voyage à Touba », explique Mor Daga Sylla, l’un des membres de la confrérie mouride. Le président et le puissant marabout ont passé une heure en tête-à-tête, dont rien n’a officiellement filtré. « Ils ont fait un point sur la situation politique actuelle, sur les récentes émeutes la stabilité du pays. On peut espérer un retour de la paix définitive au Sénégal », ajoute M. Sylla. Après la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme le 1er juin, au moins seize civils sont morts lors d’affrontements avec les forces de l’ordre.
Déjà en mars 2021, lors des émeutes qui avaient suivi l’arrestation d’Ousmane Sonko et fait quatorze victimes, des émissaires mourides avaient été envoyés par le khalife général pour tenter une médiation. « Dans le salon du président, nous avions donné notre analyse des dangers et des menaces sur la stabilité du pays. Il a écouté nos arguments », raconte Cheikh Gueye, secrétaire général du Cadre unitaire de l’islam au Sénégal (Cudis), lui-même mouride et chercheur spécialiste de cette confrérie, la deuxième la plus importante en nombre après les Tidjanes dans ce pays à 95 % musulman.
« Les khalifes jouent l’équidistance et la neutralité »
Une fois de plus, la confrérie a joué son rôle de régulateur social, même si elle n’est plus aussi influente qu’autrefois. Créée à la fin du XIXe siècle par Cheikh Ahmadou Bamba, elle tire notamment son pouvoir de son ancienne assise économique. Leader de la production d’arachide pendant la colonisation, les mourides ont réussi à ensuite « développer leur hégémonie sur des secteurs comme le transport et le commerce. Depuis les années 1950, tous les milliardaires [en francs CFA] sénégalais sont des mourides », raconte M. Gueye.
« Auparavant, les marabouts étaient considérés comme de grands électeurs qui pouvaient influencer directement les votes », explique Bakary Sambe, enseignant chercheur à l’université Gaston-Berger et directeur de Timbuktu Institute. Il y a trente-cinq ans, en 1988, le khalife général avait explicitement donné une « ndigël » (une consigne) en appelant à voter pour l’ancien président Abdou Diouf. Mais « ce rôle politique s’est progressivement amoindri », poursuit M. Sambe.
En 2000, aucune consigne n’est explicitement donnée, mais Abdoulaye Wade s’agenouilleeaux pieds du khalife général de l’époque, au lendemain de son élection. « Il y a alors eu une mouridisation de la politique, c’est-à-dire que la confrérie mouride est devenue celle du chef de l’Etat et du pouvoir », explique M. Sambe.
« Aujourd’hui, les khalifes jouent l’équidistance et la neutralité. Ce serait un piège de soutenir ouvertement Macky Sall ou Ousmane Sonko, car les deux camps ont des disciples des deux côtés », assure Cheikh Gueye. Le président sénégalais a beaucoup investi dans la modernisation de la cité religieuse, notamment en construisant une centaine de kilomètres d’autoroute reliant Touba à Thiès. « Avant même d’être élu à la tête de l’Etat, il a décidé de devenir mouride pour réussir sa carrière », assure le chercheur Cheikh Gueye, qui observe pourtant « une baisse de sa cote de popularité au sein de la communauté ».
Passage obligé pour tout homme politique ambitieux
Macky Sall a commis quelques impairs. En 2016, une polémique éclate alors qu’il est entré avec son véhicule dans l’enceinte de la grande mosquée de Touba, puis il crée le mécontentement lorsqu’il qualifie les chefs religieux de « citoyens ordinaires » et évoque le retrait de certains privilèges. Dans les urnes, la coalition présidentielle recule. En janvier 2022, le maire élu à la tête de la cité religieuse – où seule se présente aux élections locales la liste du khalife général qui est comptabilisée pour la majorité – n’a obtenu que 23 % des voix contre 77 % de bulletins blancs. Six mois plus tard, c’est au tour de la coalition de l’opposition Wallu Sénégal, menée par le parti de l’ancien président Abdoulaye Wade, de gagner les élections législatives.
Parallèlement, Ousmane Sonko gagne en popularité chez les jeunes de région. En février 2023, malgré l’interdiction d’un meeting organisé par son parti dans la ville, il se rend prier à l’imposante mosquée de Touba. S’il appartenait par le passé à un mouvement lié à la tendance salafiste qui rejette l’islam confrérique, l’opposant Ousmane Sonko se revendique d’obédience mouride. Son marabout « n’est pas dans l’autorité centrale de la confrérie, mais a ses entrées au niveau du khalifa mouride », précise Cheikh Gueye.
Touba est un passage obligé pour tout homme politique ambitieux. En temps de crise, « vous ne pouvez pas imaginer ce qui se règle dans les salons des marabouts entre politiques. Ce sont devenus des espaces incontournables de négociation », analyse Bakary Sambe, qui rappelle qu’il faut prendre en compte les rôles visibles mais aussi « les rôles discrets » de la confrérie. De quoi entretenir le mystère sur la résolution mystique des crises politiques de ce pays.