Pendant un mois, des agents parcourent le pays pour récolter les données démographiques, économiques et sociales d’une population dont l’accroissement rapide constitue un défi de taille dans un contexte de fortes tensions politiques.
« Vous avez une femme ? Comment s’appelle-t-elle ? Et combien a-t-elle d’enfants ? » Les yeux rivés sur sa tablette, Papa Gorgui Dieme enchaîne les questions avec application. Vêtu de son gilet « Je suis recensé(e), je compte ! », l’étudiant fait partie des 32 000 agents recrutés par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) pour sillonner les 557 communes du Sénégal du 15 mai et au 14 juin dans le cadre du recensement de la population. Il n’y en avait pas eu depuis 2013.
Une population qui explose
En face de lui, Amadou Ndiaye répond avec sérieux. Né en 1965 dans cette maison de la Médina, au centre de Dakar, il a vu la démographie de ce quartier populaire de près de 80 000 habitants « exploser, au rythme de celle du Sénégal ». Ce recensement, explique-t-il, était nécessaire. « Ici, la population s’est densifiée plus vite que les aménagements, c’est pourquoi il est important que l’État ait des données précises pour construire des infrastructures qui répondent aux évolutions », reprend-il.
Amadou Ndiaye vit dans cette maison avec sa femme, ses six enfants et une femme de ménage. Et partage sa concession avec douze autres personnes. Pendant plus de trente minutes, il se prête au jeu des questions-réponses sur l’origine ethnique, la religion, les niveaux d’éducation, les handicaps ou encore les équipements du domicile et les activités agricoles des membres de son foyer. Les informations collectées par les agents sont traitées en temps réel via une application qui va permettre à l’administration sénégalaise de mettre à jour ses données démographiques et d’autres statistiques, telles que le taux d’emploi, l’indice de fécondité ou la promiscuité dans le logement.
Une opération d’envergure dont le coût est estimé à 23 milliards de F CFA (plus de 35 millions d’euros) et à laquelle Khady Ba, 32 ans, travaille depuis le début. Cette salariée de l’ANSD, stagiaire lors du recensement de 2013, fait partie des 18 coordinateurs techniques régionaux du pays. Malgré son expérience, elle concède rencontrer deux difficultés majeures lors du recensement en ville : « L’indisponibilité des travailleurs, qui quittent leur foyer en journée, et la verticalité de l’architecture de certains quartiers de Dakar, qui complique l’accès aux immeubles. »
Le contexte politique tendu au Sénégal n’a pas aidé non plus. « Certaines personnes ont fait l’amalgame avec la révision du fichier électoral menée par le ministère de l’Intérieur en avril, en vue de l’élection présidentielle, raconte Papa Gorgui Dieme. Ils ont d’abord refusé de nous répondre. Mais lorsque nos supérieurs leur ont expliqué l’importance du recensement, tout est rentré dans l’ordre. » Les violents heurts qui ont fait 16 victimes au début du mois de juin à la suite de la condamnation à deux ans de prison de l’opposant Ousmane Sonko, reconnu coupable de « corruption de la jeunesse », devraient également repousser de quelques jours la fin de l’opération à Dakar et Ziguinchor.
Défi démographique
Entre 2013 et 2023, la population du Sénégal doit être passée de 13,5 à 18,2 millions de personnes, selon les prévisions de l’ASND. « Un défi de taille », selon Aboubacar Sédikh Beye, directeur général de l’agence. « Dans un pays aussi jeune que le nôtre, le premier enjeu est de faire un bilan démographique qui permette de connaître la structure par âge de la population. Depuis 2013, l’âge médian, qui était de 18 ans, devrait par exemple avoir baissé en raison de la diminution de la mortalité infantile. »
En fournissant aux autorités des indicateurs sociaux et économiques fiables, le recensement « permet d’évaluer et planifier les politiques et programmes des dix prochaines années, poursuit le directeur général. Il s’agit par ailleurs de la seule opération qui permette de donner de façon exhaustive la situation de l’habitat, des composantes de l’agriculture ou, pour la première fois, des maladies endémiques chroniques dont on n’a pas une bonne cartographie telles que le diabète ou l’hypertension ». Ces précieuses données sur la société sénégalaise seront dévoilées en 2024, après une longue phase de correction. En attendant, il reste encore quelques jours à Papa Gorgui Dieme et à ses collègues recenseurs pour terminer leur porte-à-porte.