Entre 2009 et 2012, Jean-François Lhuillier, ancien membre des services français, était en poste en Libye. Pour lui, les événements de l’époque expliquent en grande partie la situation inextricable dans laquelle le pays est aujourd’hui englué.
Pendant vingt-cinq ans, le lieutenant-colonel Jean-François Lhuillier a été un agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services secrets français. Un choix de carrière assumé par ce militaire de carrière formé au 1er RPIMa de Bayonne, vivier traditionnel des services français.
Dans le livre qu’il vient de publier – L’homme de Tripoli. Mémoires d’agent secret* –, l’ancien espion revient dans le détail sur ce qu’il appelle « l’un des épisodes les plus marquants de [son] parcours », qui fut aussi l’un des derniers : son affectation en Libye, de juillet 2009 à mars 2012, soit au moment où les Occidentaux, France en tête, ayant décidé de le lâcher, le régime de Mouammar Kadhafi s’est effondré.
À Tripoli, Jean-François Lhuillier était dans une position paradoxale puisqu’il était une sorte d’espion « officiel », clairement identifié comme tel auprès des autorités, qui l’utilisaient sciemment pour transmettre des messages à Paris, préférant parfois s’adresser au représentant de « la boîte », c’est-à-dire de la DGSE, qu’à l’ambassadeur François Gouyette.
Le travail du militaire consistait à entretenir des contacts utiles dans le pays, ce qui l’a amené à fréquenter de hauts gradés, comme le général Salem Kerba, responsable des relations des services libyens avec leurs homologues étrangers, mais aussi et surtout Abdallah Senoussi, numéro deux officieux du régime et beau-frère de Mouammar Kadhafi. Aujourd’hui à la retraite, l’ancien agent apporte sur les événements de 2011 un éclairage qui permet de mieux comprendre le chaos dans lequel, douze ans plus tard, la Libye et certains des pays qui l’entourent restent plongés.
Jeune Afrique : Dans l’épilogue de votre livre, vous évoquez le « triste bilan » des interventions occidentales en Libye, un pays « saccagé » alors qu’il était un « rempart contre l’islamisme »… Pour vous, c’est un échec complet ?
Jean François Lhuillier : Avoir fait tomber Kadhafi à cette époque-là, pour moi cela reste incompréhensible. Je ne vois toujours pas l’intérêt, alors qu’il était en train de faire un pas vers les Occidentaux, qu’il faisait amende honorable, qu’il promettait de se débarrasser de ses armes de destruction massive… Et que le pays était un rempart contre l’islamisme, déjà très menaçant à l’époque.
Les responsables libyens de l’époque, Abdallah Senoussi en tête, avaient averti que s’ils tombaient, l’Europe se retrouverait avec « un émirat islamique » à quelques heures de bateau de ses côtes. Rétrospectivement, qu’en pensez-vous ?
Bien sûr, les responsables libyens exagéraient un peu la menace, mais finalement pas tant que ça. D’ailleurs dès juin 2009, la DGSE avait organisé une rencontre entre son chef, Erard Corbin de Mangoux, et les autorités libyennes, à Tripoli. Corbin était venu parce que la France mettait en place un dispositif couvrant toute l’Afrique du Nord, dans le but d’endiguer la poussée d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi).
La France aidait déjà le Niger, le Mali, le Burkina Faso, et Corbin était venu dire aux Libyens que ce « plan Sahel » n’était pas dirigé contre eux mais contre les groupes jihadistes. Le régime libyen était aussi conscient de la menace, d’ailleurs Abdallah Senoussi, qui dirigeait la sécurité, était prêt à aider la France. Il savait que c’était aussi l’intérêt de son pays : Aqmi avait une katiba entièrement composée de combattants libyens, et cela l’inquiétait.
Vous admettez avec honnêteté ne pas avoir vu venir la chute du régime, soulignant que la Libye de 2011 n’était ni la Tunisie ni l’Égypte, et que Kadhafi n’était ni Ben Ali ni Moubarak. Que vouliez-vous dire ?
Pour moi, à l’époque le régime était stable. Par rapport à la Tunisie et à l’Égypte, la Libye était un pays très vaste mais très peu peuplé, complètement tenu par les autorités : chaque citoyen était observé, la population était suffisamment modeste pour être contrôlée. Kadhafi n’était pas non plus Ben Ali : il gouvernait avec une poigne de fer, sans états d’âme. D’ailleurs, Kadhafi n’avait pas eu peur de la révolution du Jasmin. En revanche, quand les événements de la place Tahrir ont commencé au Caire, il y a été beaucoup plus attentif.
Vous dépeignez ainsi la Libye de 2011 : « Rivalités ethniques, compétition entre militaires et civils, éloignement du centre de commandement du Conseil national de transition (CNT), concurrence entre parrains du Golfe, manque d’armements et de munitions… » Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?
Rien n’a vraiment changé. Et ce dont je suis absolument certain, c’est que c’était le régime Kadhafi qui parvenait à faire tenir tout cela ensemble. La Cyrénaïque est traditionnellement séparatiste, il y a toujours eu des tensions avec la Tripolitaine, y compris à l’époque du roi Idris. Toujours, sauf durant le règne de Kadhafi.
Soyons clair : le « Guide », ce n’était pas ma tasse de thé, mais le fait est qu’il avait réussi à faire taire les intérêts divergents des différentes tribus, et que pendant ses quarante ans à la tête de la Libye, de vrais progrès ont été accomplis en matière d’éducation, de santé… Et il avait mis l’islamisme sous le boisseau. Donc je le redis : pour moi, c’est incompréhensible que Sarkozy ait voulu se payer son scalp. Oui, Kadhafi mettait des bâtons dans les roues de la France. Mais il aidait aussi tous les pays sahéliens.
Après avoir dû évacuer l’ambassade de France à Tripoli, vous avez un temps travaillé en Tunisie, à l’époque de la révolution. Êtes-vous étonné par l’état actuel du pays et le virage qu’a pris le régime de Kaïs Saïed ?
En 2011, au moment de la révolution, j’ai vraiment pensé que la Tunisie irait vers le mieux. Même si on savait que l’islamisme y avait des bases solides, comme en Égypte, je voyais des gens qui voulaient vraiment le changement, y compris dans les milieux plutôt favorisés qui n’avaient pas à se plaindre du système en place. Les gens se projetaient, ils pensaient que la Tunisie allait devenir un pays libre… Alors peut-être que le durcissement enclenché par le pouvoir actuel n’est que conjoncturel. Souhaitons-le.
Vous évoquez le rôle joué par le Qatar dans la chute du régime libyen. Aujourd’hui, de grandes manœuvres diplomatiques sont en cours dans le monde arabo-musulman. Cela peut-il avoir une influence sur la situation en Libye ?
Je pense que tous les États de la région – Qatar, Émirats arabes unis… – jouent un rôle important, mais que l’acteur-clé reste la Turquie. Pour les Turcs, la Libye, c’est leur jardin, c’est une zone centrale pour eux. La présence de Wagner peut jouer un rôle aussi, à la marge.
Vous avez croisé la route de Seif el-Islam, le fils du défunt « Guide », qui affiche aujourd’hui des ambitions présidentielles. Quel genre d’homme était-il ? Son patronyme est-il aujourd’hui un atout ou un handicap auprès de ses compatriotes ?
La grande majorité de la population est née sous Kadhafi, et le « Guide » reste une idole pour beaucoup. Donc le fait de porter le nom de Kadhafi peut être un atout. Seif el-Islam était présenté comme le réformateur de la famille, surtout comparé à son frère Moatassem, plus conservateur et proche des militaires.
Pour moi, il est très bon dans la communication, alors que son frère était plus un homme d’action, mais il est loin d’avoir l’aura de son père. L’avenir dira si son nom est un réel atout, mais je pense que tout dépendra des gens dont il est entouré. Quant à Khalifa Haftar, il a très mal joué en se mettant à dos toute la population de l’Ouest, dont il est lui-même originaire.
En France, l’ancien président Nicolas Sarkozy et plusieurs ex-ministres sont actuellement menacés d’un procès par des juges qui évoquent un « pacte corruptif » avec le régime Kadhafi. Rétrospectivement, diriez-vous que cela éclaire certains événements que vous avez vécus en Libye ?
Ce que je peux dire, c’est qu’à mon niveau, et même si on entendait des choses, jamais nous n’avons reçu d’ordre de l’Élysée à l’époque. Notre patron, Corbin, était présenté comme un fidèle sarkoziste. Peut-être qu’il a reçu des consignes sur le dossier libyen, sincèrement je n’en sais rien.
n observe aujourd’hui un certain rejet de la France et de sa présence dans de nombreux pays du continent, et les relations entre Paris et les trois pays du Maghreb sont difficiles. Pensez-vous, comme on le dit parfois, que l’intervention en Libye est l’une des causes de ce rejet ?
Ce qui est incontestable, c’est que la France a mal manœuvré. Elle a été prise dans des vents contraires et multiples, parmi lesquels il y a eu cette tornade libyenne qui a sûrement accéléré le phénomène. Les pays du Sahel ont été les premières victimes de la déstabilisation de la Libye, et ensuite cela s’est élargi.
Il ne faut pas non plus négliger l’influence croissante de pays comme la Chine ou la Russie. Mais il est vrai qu’au Maghreb la situation est difficile. Pour ne parler que du travail des services de renseignement, la relation a toujours été compliquée avec l’Algérie, elle l’était parfois avec la Tunisie… Mais aujourd’hui, on constate que c’est surtout avec le Maroc que cela s’est dégradé.