Au Soudan du Sud, l’afflux de populations chassées par les combats à Khartoum fait craindre une nouvelle déstabilisation

Au Soudan du Sud, l’afflux de populations chassées par les combats à Khartoum fait craindre une nouvelle déstabilisation

D’après les évaluations du HCR, entre 125 000 et 180 000 Sud-Soudanais et 45 000 Soudanais devraient arriver dans les trois prochains mois dans un pays qui, lui-même, se remet à peine d’une guerre civile meurtrière.

Après des jours sans vivres, à entendre les bombes pleuvoir sur les immeubles avoisinants, Abraham M. Luk, son épouse et quatre collègues sud-soudanais ont fui Khartoum à pied. Le 21 avril, alors que les combats font rage entre l’armée soudanaise (FAS) et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), ils sont parvenus, après huit heures de marche, à rallier Djebel-Aulia, à une quarantaine de kilomètres de la capitale soudanaise. Le bus, dans lequel ils finissent par embarquer à destination de la frontière sud, est mitraillé à un checkpoint par des miliciens des FSR. Le chauffeur, paniqué, a eu la mauvaise idée de forcer la route… Personne n’est blessé. Criblé de balles, le véhicule poursuit sa descente cahin-caha. Il fait nuit quand le petit groupe atteint enfin la ville de Renk, au Soudan du Sud, puis l’aéroport de Paloch, une base pétrolière où un avion affrété par les autorités les rapatrie à Juba, la capitale.

« Il y avait beaucoup de monde, des gens partis comme nous du Nord et qui se battaient pour monter dans l’avion », se souvient l’ingénieur pétrolier, qui se trouvait à Khartoum en déplacement professionnel quand le conflit a éclaté. Soudan et Soudan du Sud ont longtemps formé un seul et même pays et, malgré la sécession entérinée en 2011, beaucoup de Sud-Soudanais vivent encore de l’autre côté de la frontière. Parce qu’ils sont restés après l’indépendance du Soudan du Sud ou qu’ils ont fui la guerre civile qui a éclaté dans le plus jeune Etat du monde en 2013.

D’après le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Soudan accueille 804 000 réfugiés sud-soudanais. Plus d’un quart d’entre eux vivent dans des camps, notamment dans l’Etat du Nil-Blanc. Les autres sont concentrés à Khartoum et dans les grandes villes, où ils sont souvent considérés comme une main-d’œuvre à bas coût. Une population que la guerre pousse à nouveau sur les routes.

Entre le 15 et le 27 avril, environ 15 000 personnes ont passé la frontière qui sépare le Soudan de l’Etat du Haut-Nil. « Au début, les arrivants avaient des moyens, mais plus le temps passe, plus ce sont des personnes vulnérables, qui ont fait une partie du trajet à pied et, pour certains, qui ont perdu des membres de leur famille », explique Marie-Hélène Verney, représentante de l’agence onusienne au Soudan du Sud. Selon elle, le nombre d’arrivées journalières à Renk a quasiment doublé en un jour, passant de 1 900 personnes le 26 avril à 3 700 le 27 avril.

« De nouvelles opportunités pour les milices »

D’après les évaluations du HCR, « entre 125 000 et 180 000 Sud-Soudanais, et 45 000 Soudanais, vont arriver dans les trois prochains mois au Soudan du Sud ». « Nous voulons à tout prix éviter la création de camps à Renk, car c’est une zone inhospitalière, sans infrastructures. Il s’agit vraiment de faire en sorte que les gens continuent leur route dans les 24 à 48 heures suivant leur arrivée », souligne la responsable du HCR, qui confie qu’un plan de transport fluvial sur le Nil est à l’étude, vue l’imminence de la saison des pluies et l’état impraticable des routes dans la zone frontalière.

Pour le moment, souligne Marie-Hélène Verney, les 300 000 Sud-Soudanais qui vivent dans des camps de réfugiés de l’Etat du Nil-Blanc « n’ont pas bougé ». Mais l’interruption des services de l’ONU au Soudan, et notamment l’arrêt des distributions de nourriture par le Programme alimentaire mondial (PAM), risque de précipiter leur départ. Des retours massifs que le Soudan du Sud n’est pas en mesure d’absorber, alors que 75 % de sa population dépend encore de l’aide humanitaire et que les fonds alloués à la prise en charge des urgences sont déjà insuffisants. Aujourd’hui, seuls 23 % des besoins de financements pour la réponse humanitaire en 2023 sont couverts.

La situation est d’autant plus critique que l’accord de paix signé en 2018 entre les factions sud-soudanaises reste fragile. Alors que le pays est censé organiser les premières élections de son histoire fin 2024, « cette crise au Soudan offre une chance en or aux parties d’ignorer les délais et de traîner encore plus les pieds, met en garde Edmond Yakani, directeur de l’organisation de la société civile CEPO. L’effondrement du gouvernement soudanais prive le processus de paix de son garant régional le plus influent. Aucun autre pays de la région ne peut faire pression sur les dirigeants sud-soudanais comme le faisaient les généraux Abdel Fattah Al-Bourhane et Mohammed Hamdan Daglo, dit “Hemetti” », respectivement chefs des FAS et des paramilitaires FSR.

Selon M. Yakani, il n’est pas impossible non plus que des jeux d’alliance entre le camp de Salva Kiir, le président sud-soudanais, et celui de Riek Machar, son principal opposant, et les deux parties s’affrontant au Soudan revigorent les conflits internes du Soudan du Sud. « Cette situation va créer de nouvelles opportunités pour les milices, des armes vont être en circulation… », une aubaine pour les « chefs rebelles en colère contre le gouvernement sud-soudanais », souligne le défenseur des droits humains.

« Ça va être un désastre »

La guerre au Nord, si elle devait durer, aurait également de graves conséquences économiques pour son voisin, puisque les deux Soudan partagent les revenus du pétrole, exploité au Soudan du Sud et exporté par un pipeline de l’autre côté de la frontière jusqu’à Port-Soudan, sur les rives de la mer Rouge. Une interruption du transport du brut pour des raisons sécuritaires (ou des problèmes de maintenance) priverait Juba de la quasi-totalité de ses revenus.

Mais il y a plus urgent. Afin de venir en aide aux Sud-Soudanais coincés à Khartoum, un appel citoyen a été lancé le 21 avril pour collecter des fonds et affréter des bus. Akoch Akuei Manim, qui coordonne l’initiative, se démène. Les transporteurs, se désole-t-il, pratiquent des tarifs exorbitants : il faut compter 8 000 dollars (7 250 euros) pour un bus de 80 places. Mais « si nous ne ramenons pas un maximum de gens dans les jours qui viennent, ça va être un désastre », craint le militant. La panique à la frontière a déjà fait des victimes. Le 25 avril, dit-il, deux personnes ont trouvé la mort dans un accident de voiture « causé par la vitesse et la poussière ».