Entretien avec l’essayiste Loup Viallet autour de la tournée africaine du président Macron.
Emmanuel de Gestas. Dimanche 12 mars, la chaîne LCP a déprogrammé une interview de Kemi Seba tournée par Yves Thréard, à la suite d’une polémique. Pourriez-vous nous éclairer sur cet événement ?
Loup Viallet. Gilles Capochichi, dit Kemi Seba, a travaillé avec Evgueni Prigojine, le patron de Wagner, et a contribué à désinformer sur la présence française en Afrique de l’Ouest. Il décrit en outre la France comme son ennemi et les diplomates français comme des « terroristes » ! Son combat « anti-occidental » (sa haine contre une France, présentée comme tortionnaire de l’Afrique) a notamment été adoubé par Alexandre Douguine et il s’est exprimé en soutien de l’impérialisme russe à l’institut des relations internationales de Moscou en octobre dernier devant un parterre d’officiels.
La France serait selon moi fondée à engager des procédures judiciaires contre ce bi-national, qui a plusieurs fois assumé ses activités de provocation au terrorisme et d’intelligence avec une puissance étrangère pour déstabiliser la France en Afrique. Alors qu’il cible la France et que même le département d’État américain l’a désigné comme un agent d’influence de l’écosystème de propagande lié au patron de Wagner, dès novembre 2022, il a donc été reçu sur une chaîne publique comme s’il s’agissait d’un interlocuteur fiable ! Deux semaines auparavant, il était invité sur la chaîne « Les Incorrectibles » où un intervieweur complaisant lui a permis de déblatérer sa propagande sans chercher à la critiquer, laissant même dire que « le premier responsable du terrorisme est le gouvernement français ». Yves Thréard a emboîté le pas de cette chaîne YouTube conspirationniste, en accueillant Capochichi sur la Chaîne Parlementaire. Le retrait de l’interview et la polémique qui s’en est suivie permettront une fois de plus à Capochichi de se victimiser et de crédibiliser son personnage.
Avant d’entamer sa tournée africaine, le président Emmanuel Macron a tenu une conférence de presse le 27 février. Parmi les annonces qu’a faites le chef de l’État, il a notamment confirmé la poursuite de la réduction des effectifs militaires français présents sur le continent africain au profit du G5 Sahel. Est-ce une stratégie concluante pour affronter plus efficacement les groupes armés terroristes qui tentent de conquérir la bande sahélo-saharienne ?
La France pourra-t-elle se passer encore longtemps de repenser sa politique africaine ?
Sous la Ve République, les présidents français ont régulièrement affiché l’ambition d’impulser un ‘’nouveau départ’’ aux relations franco-africaines sans parvenir à en tracer les contours, à le concrétiser, à lui donner un sens. Si les relations franco-africaines ont profondément changé depuis un demi-siècle (Paris n’exerce plus aucun contrôle politique ni économique en Afrique, la majorité des intérêts commerciaux des entreprises françaises sont situés hors de la zone franc; quant au franc CFA il n’est plus gouverné depuis la France mais garanti par le Trésor français comme les monnaies du Cap-Vert et de Sao-Tomé-Et-Principe le sont par le Trésor portugais, les pays africains ont diversifié leurs partenariats économiques et sécuritaires, leurs bailleurs de fonds…), l’action de la France en Afrique demeure entachée d’un soupçon, facilement amplifié et instrumentalisé par des puissances qui cherchent à y gagner de l’influence (comme la Russie ou la Chine).
Pourquoi continuer à soutenir le franc CFA, qui fut une monnaie coloniale ? Pourquoi maintenir des bases militaires dans ce qui fut l’ancien « pré carré » de la France ? Pourquoi continuer à intervenir dans les conflits africains ?
L’Afrique est le continent le plus proche du nôtre. C’est aussi la région la plus pauvre du monde, la plus conflictuelle, la plus exposée au réchauffement climatique et celle où les États sont parmi les plus fragiles. Y entretenir des relations de voisinage est complexe, en particulier du point de vue d’une puissance comme la France, dont le PIB équivaut à celui de toutes les économies africaines réunies, dont le passé africain est perçu comme un passif et dont l’assistance, même conjuguée à celle des autres pays occidentaux, ne suffit pas pour créer les conditions de la paix et de la prospérité.
« Il n’y a plus de politique africaine de la France » avait déclaré le président Macron à l’occasion d’un déplacement à Ouagadougou en novembre 2017, au début de son premier quinquennat. Comme si ne rien promettre, ne fixer aucun repère, aucun objectif, permettrait au président français d’affranchir son action des critiques et de court-circuiter tout soupçon. À défaut de créer de la déception, cette expression a annoncé une séquence où la politique africaine de la France a été marquée par une forme d’errance, de tâtonnements, de confusion.
Près de six ans après cette assertion, le président Macron aura néanmoins impulsé de nombreuses initiatives pour moderniser les relations franco-africaines. Force est de constater que hormis la politique de restitution d’œuvres d’art (laquelle n’est pas exempte de critiques), elles se sont quasiment toutes soldées par un échec :
– la tentative de réforme du franc CFA en éco (à moitié réalisée, stoppée à cause des conséquences financières de la pandémie de Covid-19),
– la création de la coalition de forces spéciales européennes Takuba (qui n’aura duré que deux ans),
– le nouveau format du sommet Afrique-France (humiliant pour le président français),
– le conseil présidentiel pour l’Afrique (une coquille vide).
À ces échecs, s’ajoutent aussi des revers : sous la présidence d’Emmanuel Macron, l’opération Barkhane et l’opération Sabre se sont terminées en eau de boudin sous la pression de juntes démagogues appuyées sur la Russie. La dégradation des conditions économiques et sécuritaires du Sahel s’est accélérée, menaçant la stabilité de nos alliés nord et ouest africains. Ce faisant, la France s’est montrée hésitante, déroutée, à la traîne.
Cet affaiblissement du leadership français a créé un espace dans lequel se sont engouffrés les États-Unis. Alors que c’est la France qui est ciblée par Wagner dans tous les pays africains avec lesquels elle entretient une certaine influence, ce sont les États-Unis qui ont décidé les premiers d’adopter une stratégie de confrontation, en les intégrant à la liste des organisations criminelles transnationales du Trésor américain, pour leur infliger des sanctions financières d’une part, en marchandant leur départ de Centrafrique en échange d’un renforcement de la coopération avec les États-Unis d’autre part.
Le 27 février, en évoquant les principes de la nouvelle politique de la France en Afrique, le président Macron s’est livré – en creux – à un aggiornamento de sa propre politique. Moins d’exposition, plus de discrétion. Et des promesses qui ressemblent à de vieilles antiennes, comme la volonté qui n’est pas neuve de permettre aux armées africaines de monter en compétence (ces services de formation et d’encadrement sont déjà assurés par nos militaires).
Pourquoi ne pas avoir clarifié les motivations de la France en Afrique et mis en lumière les liens d’interdépendance que nous avons à gérer collectivement ? Agir dans l’ombre pourrait accroître la perception ambiguë du rôle de la France en Afrique. Est-ce seulement possible ? Le 30 janvier 2020, devant les représentants du Comité des Forces Armées du Sénat américain, le général commandant en chef de l’USAFRICOM, Stephen Townsend, déclarait que l’armée américaine entretenait une « empreinte légère » en Afrique (« a light footprint »). Mais rien n’est plus faux : plus de 34 bases militaires américaines ont été recensées aux quatre coins du continent par The Intercept. Leur présence n’est cependant pas soumise aux mêmes critiques ni aux mêmes soupçons que ceux auxquels la France, ancienne puissance coloniale et actuelle puissance européenne située dans le grand voisinage de l’Afrique, doit faire face.
Au cours de sa tournée, Emmanuel Macron a participé à Libreville, au Gabon, à un sommet sur la préservation des forêts du bassin du fleuve Congo. Pour quelle raison la question environnementale s’invite-t-elle désormais dans les relations franco-africaines ?
Le plus grand puits de carbone du monde est situé dans les forêts du bassin du fleuve Congo, un espace qui relie six pays d’Afrique centrale (Cameroun, Gabon, RDC, République du Congo, Centrafrique, Guinée équatoriale). Premier poumon vert de la planète, il absorbe davantage de CO2 que la forêt amazonienne (l’équivalent de dix années d’émissions mondiales de dioxyde de carbone). La préservation de ces forêts est non seulement vitale pour les peuples qui y vivent (60 millions d’habitants), mais elle est aussi nécessaire pour ne pas accroître les effets du dérèglement climatique à l’échelle mondiale. Or, des changements dévastateurs y sont à l’œuvre : la température annuelle moyenne a augmenté d’1°C en 30 ans, selon la revue Sustainability, les pluies se raréfient, les saisons sèches s’allongent… Ce processus de dégradation s’accélère sous la pression d’une urbanisation galopante, de la déforestation, des incendies et de la pollution des cours d’eau provoqués par l’implantation d’industries extractives, lesquelles sont aussi les principales sources de revenus des États riverains…
L’Afrique est la région du monde la plus exposée au réchauffement climatique. Le bassin du fleuve Congo compte parmi les hot-spot climatiques les plus vulnérables du continent avec le Sahel et le bassin du lac Tchad. Les conséquences du dérèglement climatique de leurs écosystèmes n’ont pas de frontières : les effets sont planétaires. L’Afrique constitue une priorité de la politique de développement française tant les risques climatiques dans cette région du monde relèvent d’un intérêt collectif et nécessitent coopération et assistance.
Pour opérer cette politique, le gouvernement français dispose d’institutions spécialisées dans le financement de la transition énergétique (AFD, Proparco, Fonds Français pour l’Environnement Mondial), dans la coopération technique et scientifique (Expertise France). Ces opérateurs n’ont pas attendu le One Forest Summit de Libreville qui s’est tenu début mars 2023, pour soutenir les administrations locales dans leurs projets d’aménagement de territoire, dans la lutte contre le braconnage, la formation à une gestion durable des ressources… Sur le volet climatique, l’action de la France aux côtés des gouvernements et des sociétés civiles a commencé il y a un peu plus de 30 ans, dans la foulée du Sommet de la Terre (1992). Si cette action est nécessaire, elle est aussi insuffisante et nécessite, pour être efficace, la mobilisation des gouvernements africains. Des changements profonds ne peuvent procéder que de leur volonté de coopérer ensemble, de transformer en profondeur leurs modèles de développement économique et de leur capacité à diversifier leurs sources de revenus. C’est plus qu’une gageure pour des États aussi fragiles, qui ont à gérer avec peu de moyens une croissance démographique qui trouve peu de débouchés sur le marché de travail et des déplacements massifs de populations provoqués par la pauvreté et par l’insécurité. Comment organiser la transition écologique dans des pays qui ne sont pas en paix et dont les économies reposent sur des rentes de matières premières (en large part, des énergies non-renouvelables) dont les processus d’extractions sont polluants et peu ou pas encadrés ?
Une séquence, celle d’une conférence de presse commune entre Emmanuel Macron et son homologue Félix Tshisekedi, président de la République démocratique du Congo, a été vivement commentée, le président congolais reprochant son « paternalisme » à son alter ego français. L’ère de la « Françafrique » est-elle définitivement révolue, comme l’a affirmé Emmanuel Macron, ou s’agit-il d’un vœu pieux ?
Il y a deux sujets : celui de la survivance ou de la disparition d’un système de prédation et de contrôle, de type néocolonial, qu’instituerait la France sur ses anciennes colonies (la « Françafrique »), et le reproche du président congolais au président français au sujet de l’expression utilisée par l’ancien ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian pour qualifier l’élection de Félix Tshisekedi à la présidence de la RDC: « un compromis à l’africaine ».
À propos de la Françafrique : ce terme ne renvoie plus à aucun système. La France n’a aucun monopole économique ou politique sur le continent africain. En moyenne, le commerce avec la France représente 12,5% des échanges des pays de son ancien empire colonial. L’ancien pré-carré français représente environ 10% des échanges de la France en Afrique, qui eux-mêmes correspondent à 5,5% de son commerce extérieur. Dans l’ancien empire colonial, les coups d’État perpétrés par des militaires ne sont plus depuis longtemps signés par des anciens des services français, mais promus par la désinformation du groupe Wagner et appuyés par la Russie.
Ce qui reste de la Françafrique, ce sont des symboles, des grilles de lecture, des postures, des suspicions. Ainsi, lorsque le président Tshisekedi reproche au président Macron le mot de son ancien ministre des Affaires étrangères, il détourne le sujet de fond (sa légitimité démocratique) en employant un discours victimaire et culpabilisateur, retournant ainsi la situation à son avantage pour donner une leçon à un président français perçu comme un donneur de leçons. C’était la première visite du président en RDC, aussi fallait-il s’attendre à ce genre d’échange, lequel ne résume d’ailleurs pas la conférence de presse commune donnée par les deux présidents.
À l’occasion de cet accrochage, le président Macron a tenté de rapporter cette expression à un commentaire de la presse française, soulignant son indépendance, sa liberté de ton et la vertu de la critique journalistique pour une démocratie, sans désavouer son ancien ministre. Mais le propos avait été tenu par un membre du gouvernement, ce que le président congolais n’a pas manqué de rappeler. J’ignore si le président Macron et son équipe avaient anticipé ce moment. Considérant la tournure qu’a pris l’échange, il me semble plutôt que le président français a été pris au dépourvu. La viralité de cet extrait a résonné comme une énième séquence d’humiliation pour le président français, qui est apparu comme insincère, soit l’exact inverse de l’impression qu’il cherchait à produire. Ou peut-être est-ce la pénitence de Canossa qui inspire la nouvelle stratégie du président Macron en Afrique. Auquel cas il aurait atteint son objectif !
Mais je doute que sa répétition serve les intérêts de la France ou contribue à aiguiller utilement les relations franco-africaines.