Calcul politique ? Rodomontade populiste ? Tunisiens et Libyens continuent de s’interroger sur la dernière polémique en date provoquée la semaine dernière par les propos du président Kaïs Saïed sur les bénéfices du champ pétrolier libyen de Bouri et un litige frontalier réglé dans les années 1980 par la Cour de justice internationale, à la demande des deux voisins.
Après avoir provoqué un tollé en février en dénonçant la présence de “hordes de migrants clandestins” en Tunisie – des propos à l’origine de violences contre les migrants d’origine subsaharienne dans le pays –, le président Kaïs Saïed a suscité la semaine dernière une nouvelle controverse, cette fois avec la Libye voisine.
Lors d’une visite effectuée le 16 mars dans les locaux de l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (Etap), le chef de l’État a rouvert un dossier tombé dans les oubliettes de l’Histoire : celui du champ offshore libyen de Bouri, situé à 120 km au nord de la Libye et considéré comme l’un des plus grands gisements pétroliers en activité en Méditerranée. Selon la Commission océanographique intergouvernementale (COI) de l’Unesco, ses réserves contiennent “4,5 milliards de barils de pétrole brut récupérable et 3,5 billions de pieds cubes de gaz naturel associé”.
Un litige frontalier réglé… en 1985
Dans une vidéo diffusée par le site de la présidence tunisienne, Kaïs Saïed apparaît flanqué de la PDG de l’Etap, Dalila Chabbi Bouattour, avec laquelle il tient, face caméra, une carte des réserves d’hydrocarbures du pays. Pointant du doigt directement le champ offshore libyen, le président déplore que la Tunisie n’a reçu que des “miettes de Bouri”, alors qu’un partage équitable de ses revenus pourrait “répondre à tous les besoins de la Tunisie et plus encore”. Et ce, alors que le litige autour de la zone maritime frontalière entre la Libye et la Tunisie a été tranché en faveur de Tripoli par la Cour internationale de justice (CIJ) en 1982. Une décision confirmée trois ans plus tard par l’instance qui siège à La Haye.
Kaïs Saïed rappelle ensuite qu’il existait, dans les années 1970, bien avant le recours à la CIJ, une intention de diviser le champ en deux moitiés égales avec la Libye, mais que cette solution avait été rejetée par la Tunisie alors présidée par Habib Bourguiba, au pouvoir entre 1957 et 1987.
Sans surprise, ces propos à la fois critiques contre le premier président de la République tunisienne et semblant remettre en question la décision rendue par la CIJ ont provoqué un tollé au sein de la classe politique libyenne et sur les réseaux sociaux.
“Les richesses de la Libye appartiennent au peuple libyen”, a tonné le président de la commission de l’énergie au sein du Parlement libyen, Aïssa Aribi, dans une déclaration relayée dimanche par l’Agence de presse libyenne.
Pour sa part, le ministre libyen du Pétrole et du Gaz, Mohamed Aoun, s’est contenté de rappeler dans un communiqué de presse que la CIJ avait tranché le litige frontalier en faveur de la Libye, et que le président tunisien était “dans l’erreur”.
Du côté des médias tunisiens, d’aucuns questionnent le timing et le but de la sortie présidentielle. “Il reste à s’interroger sur les motivations du président tunisien qui a cru devoir remettre sur le tapis cette affaire réglée depuis longtemps, écrit le site d’information en ligne Kapitalis. Que cherche-t-il à prouver ou à provoquer ? Sachant que les relations tuniso-libyennes, sans être vraiment au beau fixe, ne sont pas non plus à leur plus bas niveau et que les deux pays, qui font face à des tensions internes, se passeront volontiers de polémiques d’autant plus improductives qu’elles sont anachroniques voire insensées.”
Les experts eux aussi s’interrogent, confie un historien basé à Tunis, qui a requis l’anonymat par crainte de représailles professionnelles. “Les spécialistes des frontières terrestres et maritimes de la Tunisie se demandent encore quelle mouche a piqué Kaïs Saïed, rapporte-t-il. Même si, hélas, les Tunisiens sont désormais habitués à ce qu’il jette des anathèmes et des jugements à l’emporte-pièce.”
Et de poursuivre : “Heureusement que les Libyens sont restés sobres dans leurs réactions en rappelant leur droit souverain sur cette zone, car c’est ce qui permet, pour l’instant, de ne pas transformer cette polémique un peu absurde en crise diplomatique majeure, estime l’universitaire. À l’époque, la Libye et la Tunisie s’étaient accordées pour trancher leur litige en portant la question devant la justice internationale. Or lorsqu’on accepte la logique d’un compromis, on accepte la sentence de la Cour.”
“Lui seul décide de tout”
Selon l’universitaire, cette “énième” polémique est le fruit “d’un calcul politique motivé par des raisons personnelles” puisque les déclarations du président lui semblent avoir été préparées, carte à l’appui.
“Il a peut-être voulu montrer à l’opinion qu’il a hérité des erreurs du passé sur des questions clés comme les hydrocarbures, mais je vois surtout une manière pour lui de se distancer des problèmes actuels et de rehausser sa stature auprès de la population, ajoute l’universitaire. On ne peut même pas blâmer ses conseillers de ne pas l’avoir dissuadé de rouvrir ce dossier parce que lui seul décide de tout, au point même de se permettre de réécrire l’Histoire et de construire un nouveau récit nationaliste dans le but de construire sa propre image.”
Quitte, insiste-t-il, “à essayer, dès qu’il le peut, de ternir l’image de Habib Bourguiba, qui reste un chef historique et charismatique aux yeux des Tunisiens”.
Critiqué à l’international, le président tunisien, qui s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021, est sous pression. Quelques semaines après l’Union africaine – qui avait condamné ses déclarations “choquantes” sur les migrants subsahariens -, c’est l’Union européenne qui s’est inquiétée ces derniers jours de la détérioration de la situation politique et économique dans le pays, où l’opposition dénonce un recul des droits et des libertés depuis le coup de force présidentiel.
“Cette polémique inutile tombe mal alors que la Tunisie peine à se sortir de la crise internationale suscitée par les propos du président sur les migrants subsahariens. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’une nouvelle crise diplomatique, a fortiori avec le voisin libyen, conclut l’universitaire basé à Tunis. D’autant plus que le pays est assez isolé sur le plan régional et international à cause de nos difficultés à la fois politiques à l’intérieur, mais aussi économiques et financières.”