Le tribunal judiciaire de Paris a tranché: TotalEnergies peut poursuivre les chantiers de son mégaprojet pétrolier en Afrique. Très controversé, ce mégaprojet prévoit d’extraire du pétrole en Ouganda et de transporter l’or noir jusqu’à l’océan indien, dans ce qui sera le plus long oléoduc chauffé au monde.
Les travaux ont débuté. Les tractopelles ont commencé à retourner les terres. Les expropriations ont été réalisées.
Pour les défenseurs de l’environnement, ce projet est une aberration. Six ONG – Les Amis de la Terre, Survie et quatre associations ougandaises – ont engagé en 2019 une procédure contre TotalEnergies. Elles réclamaient la suspension des travaux, jusqu’à ce qu’une compensation financière soit versée aux personnes qui, selon elles, ont été lésées par l’acquisition de terres à la suite des installations.
Selon ces ONG, le mégachantier est mené au mépris des droits humains et de l’environnement. Elles réclamaient la mise en place d’un nouveau “plan de vigilance” de l’entreprise (conformément à la loi française adoptée en 2017), afin de prendre en compte les droits, la santé et la sécurité des personnes, ainsi que l’environnement, résultant des activités de l’entreprise et de celles de ses filiales, sous-traitants ou fournisseurs, en Ouganda et en Tanzanie.
La justice a jugé cette plainte irrecevable. Le tribunal a estimé que les demandes et griefs présentés en 2019 étaient différents de ceux exposés lors des récents débats, faisant penser que TotalEnergies aurait pu ne pas avoir été notifié en amont des nouveaux éléments. De plus, “les griefs et les manquements reprochés à la société TotalEnergies SE doivent faire l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés”, a-t-il ajouté.
Les Amis de la Terre “contestent avoir modifié substantiellement leurs demandes” et affirment que les plaignants n’ont fait que “préciser et consolider leur argumentaire”. De son côté, TotalEnergies a fait valoir que ses plans de vigilance, de compensation et de relocalisation sont “justes et légaux”.
Extraction et traitement de pétrole
Dans cette affaire, deux chantiers indissociables sont visés, dans lesquels TotalEnergies est actionnaire majoritaire, Tilenga et EACOP.
Celui de Tilenga, pour le pompage et le traitement du pétrole dans la région du lac Albert, au Nord-Ouest de l’Ouganda. 31 zones d’extractions sont prévues pour un total de 426 puits, ainsi qu’une usine de traitement.
Le problème, c’est qu’un tiers de l’extraction se fera dans le parc naturel des Murchison Falls, un site classé de l’Union internationale pour la conservation de la nature, le plus visité d’Ouganda. 144 espèces de mammifères, plus de 500 espèces d’oiseaux, de reptiles et d’amphibiens y sont recensés.
Radio France et RFI ont mené l’enquête sur le terrain : TotalEnergies s’est vu attribuer 10% des 3.840 km² qui composent le parc. Les ONG et une partie de la société civile s’inquiètent des conséquences néfastes qu’une activité pétrolière pourrait engendrer dans une zone naturelle aussi sensible.
À cela, TotalEnergies assure que l’entreprise utilisera moins d’1% de la surface qui lui a été allouée et qu’elle déploiera un arsenal de mesures spécifiques pour limiter les conséquences de sa présence. Notamment, les zones de forage seront limitées à 10, pour environ 130 puits, grâce à une technique consistant à creuser horizontalement.
Le plus long oléoduc chauffé au monde
L’autre chantier concerne un oléoduc, l’East African Crude Oil Pipeline (EACOP), enterré sur une longueur de 1440 kilomètres. Le plus long oléoduc chauffé au monde. Le pétrole visqueux doit monter à une certaine température afin de pouvoir circuler.
Ce gros tube reliera le Nord-Ouest de l’Ouganda, à l’océan Indien en passant par la Tanzanie. Il longera sur près de 400 kilomètres le lac Victoria dont les écosystèmes sont importants et fragiles. Il traversera certaines réserves de Tanzanie, réputées pour la richesse de leurs paysages et leur faune sauvage : éléphants et chimpanzés.
Là encore, les ONG alertent : tout incident pourrait avoir un impact sérieux pour l’ensemble de la région. Elles s’inquiètent aussi du déboisement. Pour enfouir le pipeline dans le sol, les engins de chantier vont déboiser un couloir de 30 mètres de large. La végétation pourra ensuite repousser par-dessus, à l’exception des arbres dont le système racinaire pourrait endommager le conduit.
TotalEnergies se veut rassurant : “Toutes les zones sensibles seront évitées”.
Océan Indien : d’éventuelles fuites affecteraient l’écosystème local
L’oléoduc débouchera sur l’océan indien. Là, le pétrole sera stocké dans la région de Tanga, en bord de mer. Quatre réservoirs de 20 mètres de haut et 80 mètres de diamètre, vont être installés. Le pétrole sera déversé dans ces bacs le temps que les tankers s’amarrent et l’emportent.
Et pour éviter que ces pétroliers de plus de 300 mètres de long ne s’approchent trop près de la côte, une jetée de deux kilomètres sera construite à proximité du parc marin de Coelacanthe, une zone marine protégée, parsemée de mangroves. D’éventuelles fuites affecteraient l’écosystème local, la vie des poissons et des microorganismes, craignent les ONG. Sans compter que la construction de la jetée va aussi endommager les récifs coralliens.
Les travaux ont déjà commencé. Là encore, TotalEnergies assure que toutes les précautions ont été prises.
Expropriations, relogement
Ce mégaprojet utilise des terres sur lesquelles les populations vivent et cultivent. Selon les ONG, plus de 100.000 personnes sont concernées, certaines parce qu’elles perdent un bout de terrain, d’autres parce qu’elles doivent être relogées. TotalEnergies prévoit de reloger certaines familles dans des maisons en dur en cas de destruction de l’habitation principale, ou une indemnisation financière.
Une situation parfois vécue douloureusement, selon les ONG. Certaines familles déplorent des retards dans le paiement des compensations. Les compensations sont souvent jugées trop faibles, notamment compte tenu de l’envolée des prix du foncier dans la région depuis l’annonce du projet.
Stella Afoyocan est agricultrice. Comme pour d’autres, l’expropriation de ses terres dans le cadre du projet Tilenga a été compensée : “J’avais une acre de manioc sur cette terre (52 ares, ndlr). Comme j’avais une acre, on m’a donné environ 10 millions de shillings ougandais (2686 USD). C’est tout ce que j’ai obtenu de cette terre, puis nous avons reçu des tiges de manioc”.
TotalEnergies affirme que le groupe se conforme à des barèmes transparents. “La grande majorité des personnes affectées par le projet ont accepté la compensation en espèces. Ce qui signifie que la compensation en espèces était bonne, sinon ils auraient pris en nature”, affirme Philippe Groueix.
Cela fait réagir le Directeur général de L’Africa Institute for Energy Governance (AFIEGO), Dickens Kamugisha : “Si Total se donnait la peine d’inviter à une conférence tous ceux qui ont été payés pour présenter leurs problèmes, je peux vous assurer qu’il découvrirait que ces paiements sont dus à la peur qu’éprouvent les communautés”…
Émissions de gaz à effet de serre
Alors que le monde scientifique alerte sur l’urgence de réduire les émissions de CO2, ce nouveau projet d’exploitation d’énergies fossiles apparaît comme une aberration.
Lorsque la production aura atteint sa vitesse de croisière, près de 200.000 barils de pétrole par jour devraient être exportés. De quoi émettre au total 34,3 millions de tonnes de CO2 par an, selon Reporterre.
TotalEnergies affirme de son côté que son projet n’émettra que peu de CO2 : 13,5 millions de tonnes sur 20 ans. Climate Accountability Institute estime que le groupe ne prend en compte qu’1,8% du total des émissions de gaz à effet de serre liées au projet en occultant les émissions beaucoup plus importantes qui sont attribuables au transport maritime, au raffinage du pétrole brut et aux émissions produites par les utilisateurs finaux.
TotalEnergies répond que la consommation du pétrole par les utilisateurs finaux n’a pas à entrer dans les calculs d’un projet spécifique comme celui-ci.
Peu importe la crise climatique, le groupe compte bien poursuivre ses investissements dans les énergies fossiles.
Une aberration qui suscite l’espoir
En dépit de tous ces constats, le projet suscite des espoirs dans la population. En Ouganda, les revenus générés par le projet devraient être affectés à un fonds spécial pour financer les infrastructures publiques. “De l’EACOP, nous obtenons des revenus, de Tilenga, nous obtenons les ressources pétrolières”, explique Honey Malinga, directeur de la direction du pétrole au ministère de l’Énergie et du Développement minéral. “Il est très important que le projet Tilenga et l’EACOP se concrétisent”.
Philippe Groueix, directeur général de TotalEnergies en Ouganda abonde dans l’optimisme : “Mon sentiment est que le projet est massivement soutenu. Les Ougandais sont fiers de ce développement. C’est une aventure pour eux, c’est une opportunité, c’est l’émergence d’une nouvelle industrie.” En Tanzanie aussi, certains habitants rêvent de décrocher un emploi.
Résultat : les ONG qui combattent le projet sont souvent perçues comme des “empêcheurs d’enrichissement”. L’association Les amis de la terre France a déclaré que les ONG “se réservent sur les suites à donner à cette décision de justice, en consultation avec les communautés affectées”.