Décryptages Parmi les 9 millions de nouveaux inscrits sur les listes électorales au Nigeria, plus de 7 millions sont des jeunes. Pour eux, l’élection présidentielle du 25 février représente un espoir inédit.
Pendant des semaines, de longues files se sont formées chaque matin devant les points de collecte des cartes d’électeurs, aux quatre coins du Nigeria. Attente, renvoi vers un autre centre de la commission électorale (INEC), nouvel échec, retour à la case départ… L’obtention de la précieuse PVC (« Personal Voting Card ») s’est avérée un véritable parcours du combattant pour de nombreux Nigérians.
Olu, 28 ans, qui patiente devant le centre de la commission électorale d’Eti-Osa, dans l’est de Lagos, a dû s’y reprendre à quatre fois. « Le processus est laborieux, mais c’est une question de vie ou de mort pour nous, assure le jeune comptable, vêtu d’un costume impeccable. Regardez autour de vous ! Ce sont surtout des jeunes ! Ces files… cela montre bien qu’il y a de grandes attentes autour de ces élections ! »
Les chiffres communiqués par la commission électorale confirment cette impression : 7,2 millions de nouveaux inscrits sur les listes ont entre 18 et 34 ans. Cette tranche d’âge représente 39 % des votants au Nigeria. Un électorat clé, dans un pays où la moitié de la population a moins de 19 ans.Habituellement les jeunes se rendent rarement aux urnes le jour du vote, mais les choses vont peut-être changer pour la présidentielle du 25 février.
Lors d’une intervention publique du candidat à la présidence Peter Obi, à Lagos, le 11 février 2023.
Pour la première fois depuis qu’elle est en âge de voter, Love Nebo, 29 ans, a le sentiment qu’une « alternative crédible » aux partis traditionnels a vu le jour en la personne de Peter Obi, le candidat du Parti travailliste (LP). « Jusque-là, nous étions toujours coincés entre le Parti démocratique populaire (PDP, le principal parti d’opposition) et le Congrès des progressistes (APC, majorité). Quand Peter Obi s’est lancé dans la course, pour nous, ça a été le signe que quelque chose de différent peut advenir », s’enthousiasme-t-elle.
Depuis qu’il a déclaré sa candidature en mars 2022 après avoir abandonné la primaire du PDP – finalement remportée par le vétéran Atiku Abubakar, qui se présente pour la sixième fois à l’élection présidentielle nigériane –, l’ancien gouverneur de l’Etat d’Anambra (sud-est) est devenu la nouvelle sensation de la scène politique nigériane. Fervent catholique, d’ethnie igbo, il est perçu comme un homme frugal et droit. Surtout, pour la première fois depuis 1999 et l’avènement de la démocratie au Nigeria, il représente une « troisième force » inédite face aux deux partis politiques dominants.
Insuffler « une nouvelle dynamique »
« Même s’il vient du PDP et qu’il a été le colistier d’Atiku Abubakar lors de la campagne présidentielle de 2019, il n’a jamais été impliqué au plus haut niveau de l’administration – ce qui donne l’impression qu’il est effectivement un outsider », relève Afolabi Adekaiyaoja, analyste au sein du Centre pour la démocratie et le développement (CDD) à Abuja. A 61 ans, Peter Obi paraît même relativement jeune comparé aux deux principaux candidats, Bola Ahmed Tinubu (APC) et Atiku Abubakar (PDP), âgés respectivement de 70 et 76 ans. Il est en tout cas parvenu à insuffler « une nouvelle dynamique » dans ces élections, en s’imposant comme « le gardien du vote des jeunes » selon le chercheur.
« Nous aimons la différence, alors qu’elle fait peur à nos aînés », abonde Love Nebo. Mais pour cette consultante en communication, le mouvement des « Obidients » – le surnom des soutiens de Peter Obi – n’aurait jamais pu voir le jour sans « l’étincelle » provoquée par le phénomène #EndSARS (pour « End Special Anti-Robbery Squad », une unité de la police nigériane responsable de nombreuses exactions).
En octobre 2020, ce mouvement de protestation né sur Twitter s’était propagé dans les rues des villes du sud et du centre du Nigeria pour dénoncer les violences policières et la mauvaise gouvernance. « C’est un moment de notre histoire qui nous a transformés, en tant que nation, martèle Love, qui a elle-même pris part aux manifestations. Soudain, nous avons compris que le temps du changement était peut-être venu. La candidature de Peter Obi a prolongé cet espoir… Les jeunes sont fatigués, nous sommes tous fatigués. »
Au Nigeria, rares sont ceux qui ne rêvent pas de japa, un mot dérivé du yoruba, qui signifie littéralement « s’enfuir ». Dans l’hôpital où elle travaille, Chidinma Nwokoro, dite « Chichi », est aux premières loges de cet exode. « Dans l’année écoulée, j’ai dû apprendre à gérer des patients en réanimation, à faire des scanners ou bien à pratiquer des circoncisions, pour pallier le manque de personnel. Et il n’est pas rare que j’enchaîne les gardes de 48 heures ou 72 heures », détaille cette médecin généraliste.
La trentenaire au visage rond et aux longues dreadlocks constate que les médecins attendent généralement d’avoir pratiqué un ou deux ans au Nigeria, le temps de réunir les fonds nécessaires pour passer leur équivalence et financer leur visa. « Trois bons docteurs peuvent partir en même temps et ensuite il faut gérer ce vide », poursuit « Chichi ».
Selon l’Association des médecins du Nigeria, plus de 2 000 docteurs ont quitté le pays au cours de ces deux dernières années, poussés vers la sortie par le coût exorbitant de la vie (plus de 21 % d’inflation générale au mois de janvier) et des salaires trop modestes. Cette vague d’émigration est difficile à quantifier, mais les données disponibles montrent que le nombre de visas de travail accordés par le Royaume-Uni a quadruplé depuis 2019.
Crédibiliser le scrutin pour rassurer la jeunesse
« Chichi », elle, reste « optimiste » pour son pays, qu’elle a retrouvé à la fin de l’année 2018 après des études à l’étranger. La jeune femme – qui avait été rackettée et menacée de viol par la brigade « anti-braquage » SARS par le passé – s’est engagée « du début à la fin » dans le mouvement #EndSARS. Le 20 octobre 2020, elle a senti que la situation était sur le point de chavirer lorsque le gouverneur de Lagos a annoncé un couvre-feu sur la ville. Dans la soirée, les forces de sécurité ont ouvert le feu sur les manifestants rassemblés pacifiquement sur le péage de Lekki, au centre de la ville, faisant au moins dix morts.
« La justice n’a pas été rendue, personne n’a pris ses responsabilités, nous n’avons reçu aucune excuse », énumère Jennifer, 28 ans, employée dans une compagnie de construction. « Nous ne pouvons pas prendre les armes, la seule chose que l’on peut faire contre eux, c’est prendre notre PVC », souffle la jeune femme, qui va voter pour la première fois de sa vie, pour Peter Obi. Elle s’inquiète particulièrement de voir l’ancien gouverneur de Lagos, le puissant Bola Ahmed Tinubu, accéder au pouvoir. Celui-ci a gardé une grande emprise sur la vie politique locale et des rumeurs ont circulé quant à sa possible implication dans la répression du mouvement sur le péage de Lekki.
Son âge et son état de santé sont d’autres sujets d’inquiétude pour Jennifer. « S’il meurt en cours de mandat, ce sera son vice-président, Kashim Shettima, qui prendra le pouvoir », s’alarme la jeune femme, qui relève que cet ancien gouverneur de l’Etat de Borno (nord-est) était au pouvoir dans la région lors de l’enlèvement par Boko Haram de 276 lycéennes dans la ville de Chibok, en 2014. « Plus d’une centaine d’entre elles n’ont toujours pas été libérées, et il veut être vice-président, faire partie du conseil de sécurité national ? », interroge-t-elle.
En revanche, les mesures prises par la commission électorale pour crédibiliser le scrutin présidentiel – en instaurant notamment un système d’identification biométrique des électeurs et en utilisant de nouvelles machines électroniques – sont parvenues à rassurer la jeunesse. Cette technologie, couplée à la montée en puissance des réseaux sociaux et du fact-checking ont même convaincu certains jeunes expatriés de revenir dans leur pays pour voter.
« Je n’aurais pas fait l’effort si je ne croyais pas en Peter Obi », admet Eva Banjo, 30 ans. La jeune femme, qui réside en Afrique du Sud depuis 2020, affirme que plusieurs de ses amis installés en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis ont eux aussi acheté un billet d’avion afin de glisser leur bulletin dans l’urne.
Mais cet élan d’espoir est tempéré par certains observateurs, qui mettent en garde contre « la bulle » Peter Obi, surnommé ironiquement « le candidat de Twitter ». Pour remporter le scrutin présidentiel, celui-ci devra réunir au moins 25 % des voix dans au moins deux tiers des trente-six Etats nigérians et s’assurer la victoire dans la capitale, Abuja. Un défi difficile à relever pour le candidat du Parti travailliste, dans un pays où l’appartenance religieuse et ethnique est déterminante.
Ainsi, dans certaines villes du nord du Nigeria, de nombreux jeunes ont placé leurs espoirs dans la candidature d’un autre outsider, Rabiu Kwankwaso du Nouveau Parti du peuple nigérian (NNPP). Celui-ci est également un dissident du PDP mais, contrairement à Peter Obi, Kwankwaso est musulman et haoussa, comme la majorité des électeurs de cette région.