L’autorité électorale a officiellement annoncé, lundi, une participation de seulement 11,22 % aux élections législatives boycottées par l’opposition. Un abstention massive qui fragilise le régime ultra-présidentialiste bâti par Kaïs Saïed et ouvre une période d’incertitudes en Tunisie.
C’est la participation la plus faible enregistrée depuis la révolution qui a renversé la dictature en 2011 : seulement 11,22 % des Tunisiens inscrits sur les listes électorales ont glissé un bulletin dans l’urne lors du premier tour des élections législatives, a annoncé, lundi 19 décembre, l’autorité électorale en Tunisie.
Cette abstention massive vient couronner une campagne terne boycottée par les partis d’opposition, qui accusent le président Kaïs Saïed d’avoir fait du Parlement une assemblée fantoche, depuis l’adoption, cet été, d’une nouvelle constitution réduisant drastiquement les prérogatives des députés.
“Ces élections législatives représentaient un paradoxe car elles visaient à signer l’acte de marginalisation du Parlement. Les électeurs ont compris que cela ne servait à rien d’élire des députés qui n’auront que des pouvoirs mineurs”, résume Vincent Geisser, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam).
Outre le boycott d’une grande partie de la classe politique, l’absence de débats d’idées, le manque de candidatures et la multiplication de profils inconnus du grand public ont fini de détourner du scrutin les électeurs.
Dans plusieurs circonscriptions, les Tunisiens n’ont pu voter que pour un unique candidat, le seul ayant réussi à remplir les conditions drastiques imposées par la nouvelle loi électorale pour pouvoir se présenter.
“Résignation générale”
Ce faible taux de participation représente un échec retentissant pour le président Kaïs Saïed, qui entendait faire valider la trajectoire politique et institutionnelle entamée depuis son coup de force du 25 juillet 2021. “Cela représente une très grosse déception car Kaïs Saïed comptait sur la volonté du peuple”, explique à l’AFP l’universitaire Abdellatif Hannachi. “Il a mené campagne au motif qu’il était populaire mais les résultats ne le confirment pas.”
“Même si Kaïs Saïed a déçu les électeurs, cette abstention record ne signifie pas qu’il y a une opposition radicale qui se serait formée contre le président”, nuance le politologue Vincent Geisser. “Ce désaveu à l’égard du processus électoral est plutôt le signe d’une résignation générale, d’un dégoût, d’un désenchantement populaire à l’égard du politique”, estime le chercheur au CNRS.
De son côté, Kaïs Saïed refuse d’y voir un désaveu personnel. Le président de la République préfère minimiser ces mauvais résultats, assurant, dans un communiqué publié lundi soir, que “le taux de participation ne se mesure pas seulement sur un seul tour mais sur les deux tours”.
Un pouvoir verrouillé
Une manière de balayer d’un revers de la main les critiques, qui voient dans cette faible participation une remise en cause de la légitimité du pouvoir en place. Le chef de la principale coalition d’opposants en Tunisie – le Front de salut national –, Ahmed Néjib Chebbi, a ainsi appelé le président Kaïs Saïed à “partir immédiatement”.
Des appels à la démission peu audibles en Tunisie, où une opposition faible et dispersée peine à se présenter en alternative crédible. “Il y a un vide politique qui s’est créé en Tunisie aussi bien du côté de l’opposition que dans le camp présidentiel, qui n’a ni parti ni mouvement pour relayer ses messages au sein de l’opinion publique”, note Vincent Geisser.
Par ailleurs, la marge de manœuvre de l’opposition est extrêmement limitée sur le plan légal. La nouvelle Assemblée ne pourra pas destituer le président et il lui sera presque impossible de censurer le gouvernement. “On fait face à une impasse sur le plan légal car la nouvelle constitution […] prévoit très peu de mécanismes pour remettre en cause la légitimité présidentielle”, rappelle Lilia Blaise, la correspondante de France 24 en Tunisie.
“Les acteurs qui vont jouer un rôle dans les mois à venir seront donc hors du champ politique. Face à ce discrédit général, on peut envisager un retour de l’appareil sécuritaire, soit pour rétablir la démocratie ou au contraire pour renforcer ce processus autoritaire”, avance Vincent Geisser.
Une position affaiblie face au FMI
Au-delà des questions de politique intérieure, la période d’incertitudes qui s’ouvre a aussi pour effet de fragiliser le gouvernement tunisien engagé dans des négociations cruciales avec le Fonds monétaire international (FMI).
Très endetté, le pays compte énormément sur l’argent de l’organisation basée à Washington pour offrir une bouffée d’oxygène à ses finances publiques. Or, le FMI a annoncé, la semaine dernière, le report d’un accord sur un nouveau prêt de deux milliards de dollars. Un coup dur pour une Tunisie engluée dans une grave crise économique et dont la population souffre depuis des mois de pénuries de lait, de farine ou de sucre, d’une inflation record de 10 % et des prix du carburant qui ont augmenté à cinq reprises en un an.
“Ces élections ont renforcé les préoccupations occidentales sur le cap choisi par le président Saïed, aussi bien sur le plan politique et démocratique que sur le plan économique”, explique Vincent Geisser. “Les partenaires occidentaux ont l’impression qu’il gouverne par la rhétorique en désignant des responsables de la situation socio-économique mais sans avoir de réel programme.”
Après ce premier tour des législatives, la communauté internationale reste toutefois prudente et pragmatique compte tenu de la situation régionale. Les États-Unis encouragent à plus d’inclusion politique tandis que la diplomatie française “prend note” du faible taux de participation, rappelant au passage “la nécessité que soient engagées, sans tarder, les réformes nécessaires à la stabilité et la prospérité future du pays”.