Guerre du Tigré : les Kemants, une minorité en fuite au Soudan

Guerre du Tigré : les Kemants, une minorité en fuite au Soudan

REPORTAGE. Pour avoir refusé de se battre contre les Tigréens, quelque 3 000 Kemants, appartenant à un groupe minoritaire en Éthiopie, ont fui vers le Soudan.

« Génocide. » Le Kemant Advocacy Group (KAG), un collectif de défenseurs de la cause des Kemants basé entre les États-Unis et le Canada, n’hésite pas à employer ce terme – dont l’ONU réserve jusque-là l’utilisation à la tentative d’extermination des Arméniens, des Juifs et des Tutsis – pour évoquer les persécutions visant ce peuple très minoritaire, parmi les plus de 80 groupes ethniques d’Éthiopie. D’après ces militants, ce processus a commencé dès 2007, lorsque le gouvernement a « interdit à la population kemant d’être recensée. Il a été ordonné que les Kemants soient identifiés comme Amharas [l’un des peuples majoritaires, notamment dans la région du même nom où vivent les Kemants, NDLR] ou autre ».

Les discriminations et les exactions se sont accélérées depuis l’accession au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed en 2018, lauréat du prix Nobel de la paix un an plus tard pour avoir mis fin aux hostilités avec l’Érythrée. Le 26 juillet, quelque 3 000 Kemants sont ainsi venus se réfugier au Soudan à la suite d’attaques perpétrées dans plusieurs villages du nord de la région Amhara entre le 23 et le 25 juillet – il s’agit du chiffre donné par les autorités soudanaises qui assurent qu’une partie d’entre eux serait ensuite retournée en Éthiopie.

Des forces conjointes amharas

« Le dimanche 25 juillet, nous avons aperçu des soldats sur les montagnes entourant notre village, Shinfa. Puis, ils ont commencé à tirer, avant de brûler toutes les maisons. J’ai moi-même vu quatre personnes se faire tuer par des tanks. J’ai entendu que, au total, en comptant les villages voisins, entre 80 et 100 personnes ont été assassinées », détaille Akala Ayanew, un prêtre orthodoxe qui a laissé ses vaches et ses chèvres derrière lui. Il a, en revanche, emporté sa Bible, écrite en amharique, et dont les pages jaunies menacent de se détacher de la couverture en cuir marron.

Assis sur une bâche bleu ciel, elle-même posée sur le sol boueux de la cour de l’école soudanaise où il a trouvé refuge, comme environ 900 autres Kemants, le quadragénaire explique avoir marché une vingtaine de kilomètres pour rejoindre la frontière, malgré la pluie qui tombait nuit et jour, compliquant le périple à travers cette région montagneuse. Sa femme et ses cinq enfants, âgés de 1 à 13 ans, l’ont suivi. « Nous portions ceux qui étaient fatigués sur nos épaules ou bien nous les mettions sur un âne. Une femme a accouché sur la route », raconte-t-il, de sa voix cassée.

Le chef religieux attribue ce calvaire à « des forces conjointes amharas ». « Des militaires nous ont attaqués en premier, puis des miliciens et, enfin, des civils armés, eux, de machettes, de couteaux et de bâtons. » Bachamlaka Shafraw est également originaire du village de Shinfa qu’elle a fui avec son petit garçon de 7 ans. Cette serveuse de 30 ans affirme, à l’instar du prêtre, avoir été visée par l’armée, « seule à utiliser ce type d’armes lourdes ». « Ce n’est pas la première fois que nous sommes persécutés pour le simple fait d’être kemants. Les Amharas disent que nous ne sommes pas éthiopiens et nous décrivent comme des personnes sous-éduquées », ajoute celle qui demeure sans nouvelles de cinq membres de sa famille. De son côté, le KAG recense au moins 18 morts et 500 disparus lors de cet épisode sanglant.

Le conflit tigréen, catalyseur des persécutions

« Les Amharas nous accusent d’avoir des racines égyptiennes », continue le prêtre Akala Ayanew. Pourtant, d’après l’ethnologue Laurent Assouly, « les Kemants constituent un peuple Agaw [prononcer « agao », NDLR], qui est né du côté d’Axum [dans l’actuelle région du Tigré, mitoyenne de la région Amahra, NDLR]. C’est vraiment du berceau de la civilisation éthiopienne. » Mais les extrémistes amharas préfèrent, eux, fermer les yeux sur cette réalité historique. « Ils nous ont demandé d’arrêter de parler notre langue [le kemantney, NDLR], ce que nous avons refusé, poursuit le prêtre. Puis, ils nous ont incités à prendre les armes contre les Tigréens, ce à quoi nous nous sommes également opposés. Ils ont alors décrété que nous n’étions pas éthiopiens et que nous devions quitter le pays. »

Lancée début novembre par le Premier ministre, l’offensive militaire contre le Tigré semble en effet catalyser, encore un peu plus, les persécutions à l’encontre des Kemants. « Depuis l’arrivée d’Abiy Ahmed et son alliance avec l’extrême droite amhara, les élites amharas tentent de reprendre des terres qui étaient contrôlées par des élites amarophones jusqu’à la mise en place du fédéralisme il y a trente ans et la tentative de redonner ces terres à leurs habitants issus de différentes ethnies. Les forces amharas ont en premier lieu récupéré des territoires à l’ouest du Tigré. Elles s’attaquent maintenant au nord de Gondar [zone où habitent les Kemants, NDLR], détaille l’ethno-historien Wolbert Smidt. Or, comme le Premier ministre dépend de l’aide des milices irrégulières et de l’armée régionale amhara pour la guerre du Tigré, ces dernières ont compris qu’elles pouvaient réclamer ce qu’elles voulaient sans que l’État leur dise quoi que ce soit. »

Une neutralité considérée suspicieuse

Ces forces en profitent, dans le même temps, pour « se débarrasser à moindres frais d’une communauté kemant qui n’aide pas à clarifier la situation, car elle refuse d’être récupérée aussi bien par les Amharas que par l’État central ou par les Tigréens. Les Kemants paient donc le prix de la neutralité », synthétise le chercheur Laurent Assouly. « Abiy Ahmed a demandé que les armes confisquées aux soldats tigréens nous soient distribuées pour que nous allions soutenir l’armée fédérale, mais nous avons décliné, car nous ne voulons pas de guerre », confirme Balada Gosho, un conducteur de tracteur de 22 ans, abrité sous l’une des tentes en toile blanche distribuées par les Nations unies.

Cette obstination devient de plus en plus difficilement acceptable pour le gouvernement et ses alliés amharas à mesure que les Tigréens gagnent du terrain depuis la reprise de leur capitale, Mekele, le 28 juin. En réaction, le Premier ministre a lancé une vaste campagne de recrutement pour soutenir l’armée fédérale. Et les réfractaires attisent les soupçons. « Les soldats du FLPT [Front populaire de libération du Tigré, un parti politique armé, NDLR] sont infiltrés au sein des groupes militants kemants », déclare ainsi Wuhibegezer Ferede, un professeur de sciences politiques éthiopien. Ce proche d’Abiy Ahmed nie l’existence de la langue kemantney et qualifie même la culture kemant de « sous-culture amhara ».

Des dizaines de corps retrouvés dans la rivière frontalière

Dans ce contexte, les Kemants, qui réclament précisément la reconnaissance de leur langue et leur culture, doutent de pouvoir regagner leur pays de sitôt. Parmi eux, Maaza Goddu, 19 ans, sa fille née quelques jours plus tôt dans le camp de fortune soudanais allongée sur ses jambes, déclare qu’elle « rentrer[a] seulement si la paix est rétablie. Sinon, nous resterons au Soudan. »

Plus de 60 000 réfugiés éthiopiens, en majorité tigréens mais aussi amharas ou encore gumuz – une autre minorité persécutée, elle, dans la région du Bénishangul-Gumuz –, ont déjà transité par ce pays depuis le début du conflit tigréen, théâtre de violences inouïes. Dernière illustration de cette alarmante escalade : des dizaines de corps, identifiés comme appartenant à des Tigréens, ont été retrouvés fin juillet dans la rivière frontalière. Certains avaient les mains liées dans le dos avec des câbles électriques. D’autres présentaient des signes de torture.