ENTRETIEN. Le politiste Olivier Vallée décrypte, par le prisme de la société militaire malgache, cette affaire qui a défrayé la chronique.
Deux ex-Saint-Cyriens présentés comme les « cerveaux » d’un renversement avorté du président Rajoelina, une demande de financement d’un coup d’État adressée par courriel à un exploitant pétrolier, un pays en plein marasme économique… Ces ingrédients dignes d’un polar sont au cœur d’une affaire qui défraie la chronique à Madagascar.
Tout a commencé – officiellement – le 21 juillet dernier. Le parquet annonce alors avoir déjoué une tentative d’assassinat du président malgache Andry Rajoelina. Et il n’aurait pas été le seul visé selon la procureure générale Berthine Razafiarivony. « Ces individus ont échafaudé un plan d’élimination et de neutralisation des diverses personnalités malgaches, dont le chef de l’État », a-t-elle déclaré à la presse. Sur les six personnes alors interpellées par les autorités, deux individus sont d’emblée présentés comme les instigateurs de ce coup d’État déjoué.
Le premier, Philippe Marc François, est français. Passé par l’École de guerre et l’École militaire de Saint-Cyr, reconverti dans l’intelligence économique puis la logistique, il est établi à Madagascar depuis 2020 où il dirige le fonds d’investissement Tsara First, selon son profil LinkedIn. Ancien colonel, il a commandé durant deux ans le régiment de marche du Tchad (RMT), projeté en opérations de l’armée de Terre notamment au Kosovo, au Tchad ou au Liban.
Le second, Paul Rafanoharana, est franco-malgache. Saint-cyrien lui aussi, diplômé en haute finance, il fut conseiller diplomatique d’Andry Rajoelina jusqu’en 2011 quand celui-ci a dirigé la Haute Autorité de transition (2009-2013), et aurait été pressenti comme Premier ministre, récemment, en cas de remaniement ministériel. « Executif coach » spécialisé dans le conseil aux dirigeants ou les audits stratégiques, il se présente également sur son profil LinkedIn comme conseiller de l’archevêque d’Antananarivo, Mgr Odon Marie Arsène Razanakolona. Et c’est à ce titre qu’il aurait réclamé au dirigeant de Benchmark, groupe singapourien auquel l’exploitant Madagascar Oil est affilié, 10 millions de dollars pour renverser un régime « autocratique et quasi dictatorial », et permettre à Madagascar Oil de sauver « son demi-milliard d’investissements ». L’intéressé a confirmé le 24 juillet avoir reçu cette demande par courriel mais ne pas y avoir répondu « au vu [de son] caractère choquant et surprenant ».
Alors que de nouvelles interpellations ont eu lieu le 27 juillet, ciblant au moins onze gendarmes, dont quatre appartenant au GSIS (Groupe spécial d’intervention et de sécurité, une unité d’élite), trois généraux et un conseiller à la présidence, selon le journal malgache L’Express, cette affaire, par la multiplicité et la complexité des acteurs qu’elle convoque, interroge en bien des points.
Pour Le Point Afrique, Olivier Vallée décrypte son timing et éclaire, dans une approche sociologique et historique, la continuité de la société militaire malgache, gardienne de la souveraineté et de l’intégrité du territoire. Économiste et politiste, Olivier Vallée a consacré un livre à cette thématique, intitulé La société militaire à Madagascar : une question d’honneur(s). Il est paru aux Éditions Karthala en 2017. Éclairage.
Le Point Afrique : Parmi les nombreuses interpellations survenues depuis le 21 juillet, deux individus, Philippe Marc François et Paul Rafanoharana, ont été présentés comme des supposés « cerveaux » d’un coup d’État visant le président Rajoelina. Qu’est-ce qui retient votre attention dans leur profil ?
Olivier Vallée : Le fait que ces deux anciens colonels sont issus de Saint-Cyr est signifiant à Madagascar, où de nombreux officiers ont été formés et enrôlés dans l’armée française. Dans mon livre, je rappelle que le colonel Ratsimandrava, une des figures du renversement du régime de Philibert Tsiranana [premier président de la République de Madagascar, NDLR] en 1972, était membre du comité de salut public d’Alger avec ses homologues français. Il sera assassiné dans la foulée de sa nomination à la tête de la junte militaire malgache, que finira par dominer Didier Ratsiraka, arrivé au pouvoir en 1975.
Avec un parcours moins tumultueux, le père de l’actuel président de la République, Andry Rajoelina, est un officier ayant servi dans l’armée française. La présence d’officiers formés en France n’est donc pas nouvelle, même s’ils sont aujourd’hui moins nombreux que les officiers sortis de l’Académie militaire d’Antsirabé (Acmil) qui fut, à partir de 1966, une alternative aux écoles militaires spécialisées de l’ex métropole – elle a notamment formé les ex-présidents burkinabé Thomas Sankara ou congolais Marien Ngouabi. Cette affaire pourrait d’ailleurs éclairer une inversion du rapport de force en défaveur des Saint-Cyriens. Il semble que d’autres Saint-Cyriens de l’armée malgache soient incriminés dans cette affaire, dont des généraux à la retraite marginalisés depuis une quinzaine d’années. C’est le cas par exemple du général Victor Ramahatra, ex-Premier ministre devenu ensuite conseiller militaire de Didier Ratsiraka, et qui est aujourd’hui suspecté. Ces deux individus se retrouvent donc au carrefour de toute une série d’enjeux.
Leur profil est hétéroclite, avec des ramifications dans les sphères économique, sécuritaire, voire religieuse dans le cas de Paul Rafanoharana, qui se présente comme conseiller de l’archevêque d’Antananarivo Mgr Odon Razanakolona…
Ce en quoi ils sont très malgaches. L’officier malagasy s’inscrit dans une tradition royale et aristocratique à laquelle se greffe une vocation pastorale. « Pasteur », au sens de « guide », d’« éducateur », fait partie de la vocation d’un soldat de la nation. Paul Rafanoharana, du fait même de ses qualités et de son leadership, s’inscrivait bien dans cette position de chevauchement sur plusieurs rôles. Cette « intersection » ne choque pas, à moins qu’elle n’apparaisse comme une remise en cause de l’attribution des fonctions reconnues aux officiers malgaches, ou à certains groupes. Par exemple, l’incursion de Paul Rafanoharana et Philippe François dans le commerce de l’or a pu paraître à certains comme une transgression, car ce secteur est d’ordinaire la chasse gardée des Indo-Pakistanais.
Vous écrivez à ce sujet que la noblesse d’épée « exerce, par sa faction dominante, son influence sur l’État, l’économie et la société »…
Oui, car un militaire est un acteur clé à Madagascar. Intriqué dans la société civile et l’État, il est censé tout faire. Être Premier ministre, conseiller les entreprises, diriger l’armée, s’occuper de diplomatie, faire de l’intelligence économique, accompagner les religieux…
Quant au fait que l’évêque d’Antananarivo, réputé très proche des Français, prenne ce Saint-Cyrien comme conseiller, cela peut lui conférer une audience supplémentaire ou lui permettre de se rappeler au bon souvenir du président Rajoelina. C’est d’ailleurs chez lui que fut sanctionné le coup d’État qui a porté Rajoelina au pouvoir en 2009 – un manque de neutralité politique qui a certainement coûté à l’évêque son chapeau de cardinal. C’était pour Mgr Odon Razanakolona, qui n’était plus le primus inter pares des princes de l’église malgache, et Paul Rafanoharana l’occasion de peser davantage dans le réaménagement en cours de l’équipe gouvernementale.
L’affaire en cours aura sans doute mis à mal cette relation. Selon le site d’information Madagascar Tribune, des membres du clergé reçus par le président Rajoelina ce vendredi 30 juillet ont déclaré : « L’Église catholique condamne la tentative d’attentat du président et toute forme de déstabilisation. Elle ne fait pas de politique et ne soutient aucun candidat au poste de Premier ministre. » Quand l’affaire a éclaté, les médias avaient indiqué que Paul Rafanoharana était pressenti comme chef de gouvernement en cas de remaniement ministériel.
Rappelons par ailleurs que l’influence des militaires s’est accrue par rapport à celle des églises ces dernières années à Madagascar, et ces deux officiers incarnent, à la fois par leur expérience, le spectre de leurs relations sociales et politiques, leur profil « cosmopolite », une élite un peu nouvelle qui pouvait inquiéter tant Rajoelina que leurs collègues du terrain qui n’ont pas leur expérience et leur entregent. Avec la crise du Covid, l’actuel président incarne moins le modernisme auquel il aspirait ou qu’il représentait encore en 2018 quand il s’est porté candidat à la présidence de la République. Il a pris un coup de vieux.
Dans votre livre, La Société militaire à Madagascar, vous notez à propos de la période de transition (2009-2013) que « les rumeurs de coups d’État, les mutineries, les avertissements inquiétants des hauts gradés se sont succédé sans jamais que l’armée ne s’empare clairement et résolument du pouvoir ». Un constat qui ne semble pas se limiter à cette période ?
Oui, les généraux malgaches ne font pas de coup d’État qui aboutit à une prise de pouvoir. C’est une armée qui semble refuser de passer réellement aux commandes, tout en constituant l’État profond du pays. Elle est aussi fractionnée entre différents groupes, et le président Rajoelina se retrouve donc au cœur de conflits entre ces factions de militaires, elles-mêmes alliées à des groupes économiques en opposition, sur des enjeux d’approvisionnement énergétique, de contrôle des transports, de flux d’importation et d’exportation, de trafics de substances illicites, de commerce d’or, d’ilménite, de pierres précieuses, etc.
Quelles sont les grandes lignes de fracture au sein de l’armée ?
Le premier clivage remonte à 1975, qui marque l’arrivée au pouvoir de Didier Ratsiraka. Comme le groupe des officiers malgaches qui contrôlent le pays lors de la révolution de 1972, il est issu des écoles militaires françaises. Il a fait l’École navale. Ratsiraka va promouvoir sans vraiment les reconnaître les officiers de l’Académie militaire d’Antsirabe, et marginaliser peu à peu les Saint-Cyriens. Ces derniers sont alors absorbés dans le civil : dirigeants d’administrations centrales, d’entreprises publiques, etc. Il les déconnecte de l’armée, car il craint qu’ils ne remettent en cause son pouvoir de marin sur une armée qui est essentiellement une armée de terre.
La deuxième grande révolution militaire intervient avec Andry Rajoelina, placé au pouvoir après le coup d’État de 2009. Il est entouré à l’origine de jeunes colonels excités, et pour respecter l’ordre de l’âge, la préséance du grade, il promeut ensuite des colonels plus âgés ou des généraux marginalisés sous Ratsiraka, et recule l’âge de la retraite. Cela aboutit à une armée invraisemblable composée de plus de 120 généraux, lesquels irradient le système politique, occupent un temps la Primature, président les assemblées de transition, dirigent les administrations et s’impliquent aussi dans l’accaparement de richesses minières, forestières (trafic de bois de rose, de zébus, de pierres précieuses, etc.).
Philippe Marc François et Paul Rafanoharana, les deux individus interpellés par la justice malgache, se rapprochent quant à eux d’une troisième catégorie d’officiers. Il s’agit de Saint-Cyriens plus jeunes que la « première vague », plus polyvalents, plus dynamiques, et moins impliqués dans les trafics divers. Disons qu’ils ont une image plus présentable à l’instar des généraux français qui pantouflent dans l’intelligence économique, la sécurité et le conseil stratégique. Les deux hommes exercent d’ailleurs ce type d’activités. Et ils peuvent être gênants dans ce rôle d’intermédiaires d’un nouveau type et faire de l’ombre aux généraux « résidents » cantonnés à leurs anciennes pratiques.
De la part d’officiers naviguant dans les milieux d’affaires et rompus à l’intelligence économique, n’est-il pas étonnant d’adresser un mail au responsable étranger d’un groupe pétrolier pour lui proposer de financer un coup d’État ?
C’est en effet peu courant que ce type de demande soit formulé ainsi. Il faudrait que le destinataire du mail ait sollicité une formulation claire du besoin. C’est possible, mais ça me semble vraiment surprenant. Certains évoquent l’hypothèse d’un coup monté. L’intégrité numérique du courriel, qui est très long, reste aussi à démontrer. Les nombreuses difficultés de Madagascar Oil avec le régime pouvaient faire croire au soutien de facto de ce groupe à la proposition de Paul Rafanoharana.
Que dire du timing de ce supposé coup d’État ?
Le pays est à bout de souffle sur le plan économique. Tout est bloqué. Au prétexte d’éviter l’importation du variant Delta du Covid-19, plus personne ne peut entrer à Madagascar, et sortir demande une attestation préalable qui rend le climat pesant tant pour les Malgaches ayant l’habitude et les moyens de voyager que pour les expatriés. Il y a un sentiment d’étouffement de la population, d’autant que les partenaires étrangers de Madagascar, à commencer par la France, bloquent toutes les demandes de visa de Malgaches qui souhaitent sortir, ne serait-ce que pour se faire vacciner.
La crise sanitaire et sa gestion par une stratégie de thérapie nationale et traditionnelle s’inscrit dans un contexte économique dégradé. Empêtrée dans des difficultés économiques et sociales sur fond de pauvreté endémique, l’Île a enregistré une contraction de plus de 4 % de son économie en 2020, et l’objectif du gouvernement est de mobiliser assez de financements pour sortir de ce marasme. D’autant que pour Madagascar comme pour les autres bénéficiaires, on approche du terme de l’Initiative d’allègement du service de la dette au titre du Covid-19 (DSSI) entrée en vigueur le 1er mai 2020.
Après de difficiles négociations, le Fonds monétaire international (FMI) a décidé de renouveler son soutien au gouvernement en finançant un programme de 312 millions de dollars. Une première tranche de 69 millions de dollars a déjà été décaissée, les autres décaissements sont liés à des réformes de l’État. En 2020, le FMI avait déjà accordé au pays deux financements d’urgence totalisant 338 millions de dollars dans le contexte des aides post-Covid. Mais le FMI, tout comme l’Union européenne, la France et même la Banque africaine de développement et le Fonds international de développement agricole de l’ONU (FIDA) pressent le gouvernement d’engager des réformes accélérées et notamment pour juguler le pillage des ressources naturelles.
Vous avez évoqué Madagascar Oil. Cette société créée en 2004 pour exploiter de l’huile lourde se retrouve au cœur d’une affaire sur un projet d’assassinat du président. Son dirigeant a d’ailleurs reconnu avoir reçu le courriel de Paul Rafanoharana daté d’octobre 2020 dans lequel il réclame un financement pour renverser le pouvoir en place et aider Madagascar Oil à « sortir de l’impasse ». Qu’est-ce qui caractérise la relation entre Madagascar Oil et l’État ?
Je reviens à votre question sur le timing de cette séquence critique. Le courriel date d’octobre 2020, de presque dix mois, alors que les faits semblaient graves et menaçants. Durant cette période, la situation ne s’est pas améliorée et le problème est que la Jirama, la compagnie nationale d’eau et d’électricité, ne s’approvisionne pas au meilleur coût pour assurer la fin des « délestages ». Une des pistes de réduction des coûts a été de se fournir auprès de Madagascar Oil. Cet exploitant produit un brut lourd qui correspond aux besoins de vieilles centrales thermiques comme celles de la Jirama. Mais ce contrat achoppe sur des difficultés diverses, et l’entreprise publique, en attendant, a d’autres fournisseurs. On ne peut donc pas parler d’un face-à-face entre l’État d’un côté, et de l’autre une major pétrolière du type Total ou Eni. C’est certes une passe difficile pour Madagascar Oil. Ses champs peuvent être révoqués par l’État ou affermés à d’autres exploitants comme c’est le cas avec Total.
La France est pour l’instant restée silencieuse sur cette affaire qui impliquerait un ressortissant français et un binational franco-malgache. Vous avez consacré un article à l’Espace géocritique du canal du Mozambique en revenant notamment sur le refus de la France de rétrocéder une partie des îles Eparses revendiquées par Madagascar. Vous évoquez à ce sujet un coup de force de la France. De quoi s’agit-il et en quoi serait-ce un marqueur de la relation diplomatique franco-malgache ?
Il s’est amorcé depuis 2015 une attitude plus offensive du gouvernement français concernant les îles Eparses. Dans mon livre, je montre comment cette question est récurrente et qu’elle alimente chaque tension entre la France et Madagascar. Élu président de la République malgache en octobre 2013, Hery Rajaonarimampianina affirme par exemple lorsqu’il bat campagne : « Je vais me battre, me battre dur et fort, avec le peuple derrière moi, pour que les îles Eparses nous soient restituées », avant de faire machine arrière à peine élu. « Ce n’est pas facile de demander leur restitution, depuis 40 ans. Nous avons fait beaucoup de bruit sans résultat. Est-ce que faire du bruit nous les rendra ? Si les Français disent qu’elles leur appartiennent, pourquoi le président Chirac a proposé une cogestion ? Si elles étaient la vraie propriété de la France, est-ce que, même une seconde, il aurait fait allusion à une cogestion ? » avait-il alors déclaré.
L’énorme investissement du géant pétrolier Total dans le canal du Mozambique, dans le cadre de son projet gazier, démontre l’attachement de Paris au contrôle de ces eaux. Notons que Philippe François, le Français incriminé dans l’affaire de tentative d’assassinat du président malgache, connaît bien le sujet. De juillet 2009 à juillet 2010, il a été chef de la planification et de la stratégie de l’État-major embarqué de l’océan Indien de la Marine française.
Il ne semble pas avoir abordé cet aspect durant son séjour à Madagascar, et pour l’instant l’enquête ne lui en fait pas grief. Par contre, les accusations très graves qui pèsent contre lui affaiblissent les prétentions de Paris et gênent une approche brutale. Dans une partie où la France a marqué plusieurs coups et venait de clore une tournée de ravitaillement des îles Eparses le 22 juillet 2021, Rajoelina peut être tenté de se rallier les nationalistes de son pays, partisans de la récupération de toutes les îles Eparses.