REVUE DE PRESSE. Les réactions timides des éditorialistes contrastent avec le nombre de personnalités africaines ciblées par le logiciel de cybersurveillance.
Dans sa carte des « pays où vivent des journalistes sélectionnés pour être ciblés » par le logiciel espion Pegasus, le consortium Forbidden Stories a listé vingt pays. Un en Amérique centrale, quatre en Europe, huit en Asie, et sept en Afrique (Maroc, Algérie, Égypte, RD Congo, Rwanda, Ouganda, Togo). Et sur ces sept pays africains, trois sont à la fois des cibles… et des clients de la société israélienne NSO qui commercialise Pegasus : le Maroc, le Rwanda et le Togo.
Cette représentativité du continent dans la mécanique d’espionnage mise au jour par Forbidden Stories et Amnesty International ne se reflète pourtant guère dans les médias d’Afrique. Depuis les premières révélations, lundi 19 juillet, par divers médias internationaux, leurs réactions ont paru timorées. Par crainte d’égratigner les poids lourds marocains et rwandais ? Parce que ces pratiques de cybersurveillance leur paraissent mineures au regard d’autres actualités ? Reste que le sujet est peu traité ou de manière très factuelle. Le courroux des médias algériens se démarque donc d’emblée à l’échelle continentale. Et c’est vis-à-vis du Maroc, voisin et meilleur ennemi d’Alger, qu’il s’exprime.
Alger-Rabat : « Le point de non-retour »
Pour le quotidien El Watan, il s’agit d’« une agression caractérisée » contre l’Algérie, d’« une véritable déclaration de guerre électronique de la part des services de renseignement marocains ». « C’est le plus grand scandale dans lequel est impliquée la monarchie marocaine ces dernières années », abonde le site TSA, qui titre « Le point de non-retour ». Selon Le Monde, plus de 6 000 numéros de téléphone d’Algériens ont été sélectionnés par le Maroc comme cibles potentielles de Pegasus. Ce logiciel, rappelons-le, peut accéder aux courriels, photos, messages contenus dans le téléphone ciblé (y compris sur des messageries cryptées telles que WhatsApp ou Signal), localiser l’utilisateur, ou encore activer le micro et la caméra de son appareil. Le quotidien français ajoute que Rabat est un « gros utilisateur du logiciel » de cybersurveillance.
« De tous les pays qui ont acquis le logiciel, c’est l’usage qui en a été fait par les services marocains qui indigne le plus. Censé être un outil d’appoint dans la lutte contre le terrorisme et le banditisme, le Maroc en a fait un moyen pour espionner », et « l’Algérie semble être la cible principale de l’opération », écrit Makhlouf Mehenni dans TSA. Il rappelle la diversité des profils algériens ciblés pendant l’année 2019 : « On y trouve notamment ceux du chef d’état-major de l’armée, du frère de l’ex-président de la République Abdelaziz Bouteflika considéré comme le régent du pays, de deux ministres des Affaires étrangères, du chef du renseignement intérieur, de l’ambassadeur d’Algérie en France, des journalistes [dont Lounes Guemache, le directeur de TSA, NDLR], des responsables de l’opposition et de la société civile… » Un lien avec le hirak ? Un espionnage au profit d’Israël ? Et surtout, se demande le journaliste, comment les Marocains ont-ils pu « obtenir les numéros d’un tel nombre de responsables, dont certains très haut placés » ?
L’espionnage de Rabat « au profit d’Israël »
Beaucoup de questions, et peu de certitudes. Si ce n’est que cette affaire « reflète lahardiesse du royaume et son sentiment d’impunité », et éclaire « pourquoi le Maroc a franchi le pas de normaliser ses relations avec Israël, contre l’avis de son opinion publique ». C’était en décembre 2020, et en contrepartie d’une reconnaissance américaine de la« souveraineté » marocaine sur le territoire du Sahara occidental.
Ce dernier point est redondant dans la presse algérienne. Si « l’insécurité informatique est totale au profit des dictatures et des États voyous », c’est « le butin de la normalisation diplomatique, estime l’éditorialiste Nouredine Nesrouche dans El Watan. Le royaume chérifien en a profité dangereusement, osant espionner l’État algérien, ou encore des hommes d’État français. C’est une agression caractérisée en ce qui nous concerne, qui peut avoir de lourdes conséquences sur les relations entre les deux pays voisins et la stabilité dans la région ». Et d’avertir : « Le complexe militaro-industriel [israélien], dont le cyberespionnage est à la pointe, ouvre le chemin pour la diplomatie israélienne qui conquiert avec succès de nouvelles amitiés en fournissant aux pays autoritaires les moyens de maintenir l’ordre. »
« Le Maroc continue à faire de l’espionnage au profit d’Israël », tacle enfin l’Agence Algérie presse service (APS), qui, article du New York Times du 11 décembre 2020 à l’appui, rappelle quelques précédents. Dont cette rencontre de dirigeants arabes à Casablanca en 1965, au cours de laquelle « le Maroc a permis au Mossad de mettre sur écoutes leurs salles de réunion et suites privées. Les écoutes clandestines ont donné à Israël un aperçu sans précédent de la pensée, des capacités et des plans arabes, qui se sont révélés vitaux pour le Mossad et les Forces de défense israéliennes dans la préparation de la guerre de 1967 ».
« Un feuilleton qui relève de la science-fiction »
Si le procureur du tribunal de Sidi M’hamed à Alger a ordonné l’ouverture d’une enquête préliminaire concernant les victimes algériennes du logiciel Pegasus, le Maroc a de son côté décidé d’attaquer en diffamation Amnesty International et Forbidden Stories devant le tribunal correctionnel de Paris. Et c’est dans le sillage de cette procédure judiciaire qu’on peut lire le titre du site marocain Le 360 : « Le Maroc encore une fois au cœur d’un feuilleton qui relève de la science-fiction ». « Encore » ? Oui, car Le 360 renvoie à « une première salve par le même consortium de 17 journaux, en juillet 2020 ». Amnesty International avait alors dévoilé que le téléphone portable du journaliste marocain Omar Radi – condamné ce 19 juillet à six ans de prison pour atteinte à la sécurité intérieure de l’État – avait été infecté par Pegasus. Mais ce « feuilleton » n’a été « corroboré par aucune preuve » à l’époque, selon Le 360. Et, raille-t-il, « le Maroc attend toujours ».
Plus indépendant, le journal marocain Tel Quel estime, sous la plume de Mehdi Mahmoud, que ces « révélations explosives risquent de laisser des traces plus profondes qu’une simple écornure de l’image d’Épinal chère au Royaume ». Le site republie également une enquête de juillet 2020 sur le groupe israélien NSO et ses liens avec l’unité technologique 8200, crème du renseignement martial israélien.
Déni des autorités rwandaises
« Si le scandale Pegasus était réel, les médias produiraient des témoins fiables », titre quant à lui le titre rwandais pro-pouvoir The New Times. Il s’emploie à pointer les failles des enquêtes publiées cette semaine. Qu’il s’agisse de celle du quotidien britannique The Guardian, intitulée « La fille de l’opposant et héros du film Hôtel Rwanda (Paul Rusesabagina) surveillée par Pegasus », de celle du Washington Post qui focalise sur des opposants rwandais en exil aux États-Unis et sous surveillance, ou encore du rapport d’Amnesty International. L’ONG y établit que « les autorités rwandaises ont utilisé le logiciel espion de NSO Group pour cibler probablement plus de 3 500 militants, journalistes et personnalités politiques ». Seulement, relève The New Times, « toutes ces histoires ont une chose en commun : il n’y a aucune preuve que l’un de leurs téléphones a été piraté, écrivent-ils tous. Pourtant, ils accusent ».
Et de rappeler que le président Kagamé avait déjà réfuté en novembre 2019 les accusations selon lesquelles le Rwanda utilisait Pegasus pour espionner ses opposants. « Notre pays, comme tous les pays, fait du renseignement. Il surveille même les communications […]. J’aimerais avoir accès à cette technologie. Mais je sais aussi que c’est très cher. Et je sais comment mieux dépenser mon argent », avait alors déclaré le chef de l’État rwandais. Un démenti renouvelé ce 19 juillet 2021 par le ministre des Affaires étrangères, Vincent Biruta. « Ces fausses accusations font partie d’une campagne permanente visant à provoquer des tensions entre le Rwanda et d’autres pays. Et à semer la désinformation sur le Rwanda, aux niveaux national et international », a-t-il affirmé dans les colonnes du quotidien belge Le Soir, un des 17 médias internationaux partenaires du Pegasus Project.
L’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project, consortium de journalistes d’investigation) autre média partenaire, avance à ce propos que le Rwanda a « cherché à espionner des personnalités politiques et des diplomates de haut rang dans les pays voisins ». Parmi elles figurent les Congolais Lambert Mende, ex-ministre de la Communication, Albert Yuma, président de la Gécamines (société publique congolaise d’exploitation minière), Jean Bamanisa Saïdi, ex-gouverneur de la province de l’Ituri. Cet espionnage aurait eu lieu avant la présidentielle de 2018 en RD Congo. Sont également mentionnés Cyril Ramaphosa, président sud-africain, Alain-Guillaume Bunyoni, Premier ministre burundais et Ruhakana Rugunda, ex-Premier ministre ougandais.
Inquiétudes de l’Ouganda
Le site ougandais The Daily Monitor allonge la liste des personnalités potentiellement ciblées par le logiciel Pegasus : Sam Kutesa, qui était jusqu’au mois dernier ministre des Affaires étrangères, « le maître de l’espionnage extérieur » Joseph Ocwet, le général David Muhoozi, ancien chef des forces de défense récemment nommé ministre des Affaires intérieures, le « journaliste vétéran » Andrew Mwenda, ou l’opposant Fred Nyanzi Ssentamu, frère de l’ex-candidat à la présidence Robert Kyagulanyi, alias Bobi Wine. Une liste préoccupante pour ce voisin du Rwanda, culturellement proche. Les liens entre Museveni et Kagamé sont étroits. Ce dernier a d’ailleurs vécu en Ouganda avec sa famille et y a basé la rébellion du FPR (Front patriotique rwandais). Sauf qu’un différend diplomatique perdure entre les deux pays depuis début 2019, rappelle The Daily Monitor. « Le Rwanda a fermé sa frontière Katuna/Gatuna, la plus fréquentée, avec l’Ouganda, invoquant initialement la modernisation de l’infrastructure douanière avant d’attribuer cette décision à l’arrestation et à la torture présumées de ses citoyens en Ouganda. L’Ouganda, qui accusait à l’époque le Rwanda d’infiltration de ses agences de sécurité et d’espionnage, a nié. […] Selon l’OCCRP, le piratage des téléphones des hauts fonctionnaires ougandais coïncidait avec la visite du président rwandais Paul Kagame le 21 février 2020 pour le quatrième sommet quadripartite des chefs d’État à la frontière de Katuna en vue de normaliser des relations ». Se gardant de toute déclaration officielle pour l’instant, le ministre d’État ougandais chargé des relations internationales, Henry Okello-Oryem, a avancé : « Si c’est vrai, alors c’est absolument incorrect et inacceptable. »
Des journalistes d’investigation ciblés au Togo
Enfin, le Togo est le 3e pays africain à qui NSO aurait vendu son logiciel espion, selon le Pegasus Project. En juillet 2020, déjà, plusieurs figures contestataires (journalistes, militants politiques, membres du clergé) avaient appris que leur téléphone avait été ciblé par le logiciel Pegasus l’année précédente. Mais « les dernières révélations de Forbidden Stories font froid dans le dos. Au Togo, le régime de Faure Gnassingbé ne lésine pas sur les moyens pour espionner certains hommes de médias devenus très gênants », note le site IciLomé.
Car ces derniers seraient aujourd’hui dans le viseur des autorités, selon les enquêtes du Pegasus Project. À commencer par Ferdinand Ayité, directeur de publication du journal d’investigation L’Alternative – suspendu par le gouvernement. « Ses enquêtes dérangent au plus haut point […]. Mais il n’est pas le seul confrère togolais ciblé par ce logiciel espion très coûteux. Il y a également Luc Abaki, l’ancien directeur de LCF [la télévision privée La Chaîne du futur] et Carlos Ketohou, le directeur du journal L’Indépendant express, dont le récépissé de parution a été récemment retiré par la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC), suite à sa parution parlant de vol de cuillères dorées », indique IciLomé. Et de conclure : « Les journalistes critiques, le régime togolais n’en veut visiblement pas. »
Lors des premières révélations, en 2020, le porte-parole du Front citoyen Togo debout, David Dosseh avait calculé le coût de Pegasus pour le contribuable togolais. « Le gouvernement du Mexique a déboursé l’équivalent de 45 milliards de francs CFA pour son acquisition. Au Togo, cela équivaut à 1 000 écoles primaires, deux hôpitaux flambant neufs, 230 scanners et 150 IRM », expliquait-il dans Télégramme 228. Mais face à ces révélations, notait le site, « le gouvernement togolais observe un silence de cimetière ». Cela n’a guère changé aujourd’hui.