Presque chaque nuit, une poignée de jeunes hommes se faufilent à travers la frontière bien gardée, traversent à la nage une rivière brune au débit rapide et pénètrent à pied au Soudan pour échapper à ce qu’ils appellent une soudaine recrudescence de la violence ethnique dans l’extrême ouest de la région éthiopienne du Tigré.
Cette zone fertile, toujours tenue par des soldats et des milices fidèles au gouvernement fédéral éthiopien, est désormais considérée comme la prochaine cible probable des combattants rebelles du Tigré, qui cherchent à renforcer leur contrôle sur la région et à sécuriser une route d’approvisionnement potentiellement cruciale vers le Soudan voisin.
Le conflit dans le Tigré montre maintenant des signes dangereux de transformation en un conflit ethnique plus étendu qui pourrait aspirer d’autres parties de l’Éthiopie.
“Ils nous ont donné deux jours pour partir, sinon nous serions tués”, raconte un Tigréen de 18 ans, qui venait de traverser la rivière avec trois camarades de classe et qui a demandé à ce que son identité soit cachée pour protéger les membres de sa famille qui vivent encore en Éthiopie.
Il accuse les soldats de la région voisine d’Amhara – qui contrôlent actuellement la ville frontalière clé de Humera – de cibler les hommes tigréens en âge de se battre.
De nombreux rapports indiquent que des conscrits et des volontaires Amhara sont actuellement envoyés en renfort dans la région, avec d’autres forces de milices provenant de différentes parties du pays, notamment d’Oromia et de Sidama.
“La milice Amhara fait du porte-à-porte. S’ils savent que vous êtes un Tigréen, ils vous tuent ou vous arrêtent. Nous nous sentons mal parce que c’est notre pays. Tous ceux qui peuvent s’échapper fuient”, a dit un autre adolescent, tôt un matin, dans la ville frontalière soudanaise isolée de Hamdayet, juste de l’autre côté de la frontière avec Humera.
La BBC a parlé à huit personnes qui avaient quitté Humera ces derniers jours et qui ont raconté des histoires similaires de nettoyage ethnique. Mais les lignes téléphoniques à l’intérieur du Tigré étant coupées, il a été difficile d’obtenir une confirmation indépendante.
Entre-temps, le gouvernement éthiopien a indiqué qu’il pourrait mettre fin à son cessez-le-feu unilatéral dans le Tigré, accusant les “provocations” des forces rebelles, et semble mobiliser davantage de troupes de différentes régions.
Avertissements d’une bataille imminente
Entourée de champs boueux et secouée chaque nuit par des orages d’été spectaculaires, Hamdayet est devenue un point de transit pour des milliers de réfugiés tigréens – et presque certainement aussi pour les combattants rebelles – qui entrent et sortent de la ville, en passant parfois par l’Érythrée voisine.
Le flux de réfugiés s’est ralenti au cours des derniers mois. Il a commencé en novembre dernier, lorsque le conflit du Tigré a éclaté entre les forces loyales au gouvernement régional et l’État fédéral éthiopien.
Quelque 50 000 réfugiés sont actuellement hébergés dans des camps soudanais proches de la frontière, souvent dans des conditions sinistres alors que la saison des pluies s’installe et que leurs tentes de fortune sont régulièrement brisées par des vents violents. L’agence des Nations unies pour les réfugiés est de plus en plus critiquée pour la situation humanitaire dans les camps.
De multiples sources de sécurité et de renseignement dans la région ont déclaré à la BBC que la recrudescence de la violence ethnique à l’intérieur du Tigré – en particulier dans et autour de Humera – était un signe qu’une bataille majeure pourrait être imminente. Après ses récents succès spectaculaires dans le sud et l’est du pays, on s’attend à ce que les forces rebelles de défense du Tigré tentent de s’emparer de tout l’ouest du Tigré avant que les pluies n’en coupent l’accès.
Mais la ville se trouve en territoire contesté, revendiqué depuis longtemps par l’ethnie Amhara, qui a pris le contrôle de la région peu après le début du conflit du Tigré. On craint qu’une escalade du conflit dans cette région n’enflamme davantage les tensions ethniques en Éthiopie et n’alimente également l’instabilité au Soudan et en Érythrée.
“La guerre va continuer, c’est certain. Les Amhara et les Tigréens étaient autrefois comme frère et sœur. Mais nous n’abandonnons pas nos terres, alors le sang [versé] va continuer”, affirme une employée de banque et mère de deux enfants, récemment arrivée à Hamdayet, qui demande à ce que son nom ne soit pas divulgué.
“La guerre est inévitable. Il y a une nouvelle vague d’arrestations massives [par la milice Amhara]. C’est un nettoyage ethnique. L’expulsion forcée des Tigréens de l’ouest du Tigré devient intense en ce moment”, explique Tewodros Tefera, un chirurgien qui s’est enfui au Soudan à la fin de l’année dernière et qui dirige aujourd’hui une minuscule clinique desservant des milliers de réfugiés et d’habitants de Hamdayet.
Comme de nombreux réfugiés tigréens, le Dr Tewodros semble désormais acquis à l’idée d’une rupture complète avec l’Éthiopie – une indépendance totale pour le Tigré.
“Je ne pense plus à être un Éthiopien maintenant. Je ne veux pas être dans la même catégorie que ces gens qui ont violé mes sœurs, qui ont tué mes frères et sœurs. Donc, l’idée de [détenir] le même passeport disparaît”, dit-il.