REPORTAGE. Dans l’est du Soudan, les jeunes Tigréens qui ont fui le nord de l’Éthiopie, en proie à une guerre civile, n’hésitent plus à prendre la route de la Libye.
Dans l’est du Soudan, sur la route qui mène au camp de réfugiés d’Um Rakuba, cinq jeunes garçons marchent. Ils ont un petit sac à la main et traversent à pied cette vaste étendue de brousse sous une chaleur écrasante. Le thermomètre affiche 40 °C. « Ils s’échappent », commente notre chauffeur. La loi soudanaise interdit aux réfugiés de se déplacer sans autorisation. Mais certains arrivent à se soustraire à la vigilance des forces de sécurité pour aller travailler dans les fermes voisines, se rendre en ville, ou prendre la route vers de nouvelles destinations.
Le camp d’Um Rakuba abrite 22 000 réfugiés du Tigré. Cette région du nord de l’Éthiopie est en proie à une guerre civile depuis le 4 novembre 2020. Le conflit oppose le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) aux forces fédérales éthiopiennes soutenues par les armées érythréennes et somaliennes. Différentes milices sont aussi impliquées. Au Soudan, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a enregistré l’arrivée de 62 166 Tigréens depuis le début du conflit.
L’attente
Malgré son nombre important d’habitants, le camp d’Um Racuba est calme. Quelques cris d’enfants, des chants de coqs, des hennissements d’ânes s’échappent de cette vaste étendue de tentes au logo du UNHCR, logées au pied des montagnes. Peu de personnes travaillent. « Je suis étudiant en ingénierie civile. Mais ici, je ne peux pas poursuivre mes études. Il n’y a pas d’université dans les camps, et même si je vais à Khartoum, les cours sont en arabe. Je ne pourrai pas comprendre », explique Braham, un jeune Tigréen.
« En attendant d’avoir une solution, je passe mon temps à regarder des films et des séries », ajoute-t-il. Braham a 21 ans. Cela fait plusieurs mois qu’il a fui le Tigré, seul, et dans la précipitation. Son père a été tué aux premiers jours du conflit. « Moi, j’ai décidé de rester ici et d’attendre d’avoir la chance de rentrer au Tigré. Mais il y a des jeunes qui partent du camp. Ils prennent la route de la Libye. Ce sont surtout des gens de Humara, des gens de la ville. Pour eux, c’est difficile de vivre dans cette situation », explique Braham.
Rançons
Feith, Tigréenne de 28 ans, vit dans une maison de paille en bordure du camp avec une partie de sa famille. Il y a près d’un mois, son cousin a décidé de tenter sa chance en Europe, et d’emprunter la route de la Libye. « Il a vu la situation ici. Il a vu que rien n’allait changer. Alors il a décidé de partir pour avoir une vie meilleure et pour aider sa famille », explique-t-elle. Son cousin n’a pas dit au revoir. C’est deux semaines après son départ qu’il a finalement appelé pour annoncer qu’il était en Libye. Quelques jours plus tard, il s’est retrouvé entre les mains de trafiquants d’êtres humains. « Ils le battent sans cesse. Ils nous envoient des enregistrements de ses cris. Et ils nous demandent 300 000 birrs éthiopiens [près de 5 800 euros, NDLR]. Nous n’avons pas cette somme en ce moment parce que nous avons fui nos propriétés, notre maison, et que nous n’avons pas de travail », explique Feith. Ses yeux sont inquiets. Elle sait très bien que si l’argent n’arrive pas, les trafiquants d’êtres humains pourront décider de se débarrasser de son cousin et de le tuer. « Nous nous faisons tellement de souci pour lui. Et nous continuons de recevoir ces messages vocaux. Je ne peux pas le supporter. C’est au-dessus de mes capacités. Je ne sais pas surmonter ces défis en ce moment », ajoute-t-elle en grimaçant.
Réseaux
Certains réfugiés décident d’eux-mêmes de prendre la route. D’autres y sont invités par leurs amis ou par des personnes extérieures ; les intermédiaires des passeurs ou des trafiquants d’êtres humains. Parfois, ils disent aux réfugiés qu’ils pourront travailler en Libye. Ils promeuvent la migration et vendent l’image d’une vie meilleure en Europe. « Il y a beaucoup de gens qui viennent nous voir et qui nous proposent de partir en Libye. Je ne les connais pas, je ne sais pas qui ils sont. Mais ils viennent du Soudan, d’Éthiopie ou d’Érythrée. On entend parfois aussi qu’il y a les Rashaïdas », explique Feith. Peuple nomade basé dans la région, les Rashaïdas sont connus pour être impliqués dans les réseaux de trafic d’êtres humains.
Les intermédiaires mettent ensuite les candidats à la migration en contact avec des passeurs. « Les passeurs ou trafiquants de haut niveau opèrent à distance et collaborent avec les populations locales et les autorités. À travers ces réseaux interconnectés, les réfugiés sont envoyés à Khartoum, puis en Libye », explique Klara Smits, chercheuse et doctorante à l’université de Tilburg. Cela fait plusieurs années qu’elle étudie le parcours des réfugiés éthiopiens et érythréens. En Libye, les migrants originaires d’Afrique de l’Est sont appelés à payer leur voyage. Souvent, les montants demandés sont bien plus importants que convenu au départ. Il arrive aussi qu’ils soient kidnappés et contraints de payer une rançon pour leur libération. « Ils sont torturés, alors que leur famille est appelée par téléphone. C’est un moyen de faire pression pour qu’ils envoient l’argent. Les rançons varient entre 3 000 et 10 000 dollars », indique Klara Smits. « Avec le temps, le montant des rançons semble augmenter. Et ce mode opératoire utilisant les smartphones et d’autres technologies comme les réseaux sociaux se répand dans la région », prévient la chercheuse.
Encourager à rester
Brhane, enseignant tigréen réfugié au Soudan, a décidé d’agir pour décourager ses compatriotes de partir. « Si tous les jeunes Tigréens commencent le voyage vers la Libye, quelles sont les chances du Tigré en tant qu’ethnie ? Nous perdons notre identité », annonce-t-il. La trentaine, les yeux expressifs, il regorge d’espoir et d’idées. « Ceux qui prennent la route savent qu’ils auront faim et ils savent que quelqu’un leur demandera de l’argent. Mais ils n’ont pas tous une connaissance approfondie du sujet. Alors je veux leur expliquer. En téléchargeant différentes vidéos et contenus, je veux leur faire prendre conscience de ce qui se passera s’ils entament le voyage », poursuit-il. Il cherche le soutien d’ONG pour mettre son plan à exécution. « Ici, les jeunes reçoivent la nourriture, ils reçoivent de l’huile… Mais ils ne font rien. Si nous les mettons en relation avec certaines organisations, ils peuvent obtenir de l’argent, une formation ou des conseils. En combinant tous les soutiens, ils pourront démarrer une nouvelle entreprise. Et ils abandonneront le projet d’aller Libye », ajoute Brhane.
Le 28 juin, un cessez-le-feu unilatéral a été décrété par le gouvernement éthiopien. Le FLPT a repris Makalé, la capitale du Tigré. Mais pour beaucoup, cela ne signifie pas la fin de la guerre. « Au Tigré, tout a été pillé et détruit. La vie ne sera pas facile. Il faudra du temps pour tout réparer. Les jeunes ne vont pas changer leurs plans à cause de cette annonce », pense Brhane.
Alors que Brhane travaille à la mise en place de son projet, Braham se promène entre les tentes de Um Rakuba. Son téléphone sonne. Il s’agite. Il s’exclame. Puis il raccroche. Interloqué. « C’était mon ami. Il m’a annoncé qu’il est parti en Libye. Ils sont partis hier ! À sept ou huit ! Je ne savais pas… Je ne savais pas. C’est mon ami. On a fait l’école primaire ensemble, le secondaire, tout. Je ne sais pas quoi dire. Je suis surpris. Je suis tellement surpris. » Braham reste, seul.